Intervention de éric le Corre

Réunion du 23 octobre 2013 à 16h00
Commission d'enquête relative aux causes du projet de fermeture de l'usine goodyear d'amiens-nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu'on peut tirer de ce cas

éric le Corre, directeur des affaires publiques du groupe Micheli :

Madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, vous avez souhaité, dans le cadre de votre commission d'enquête, auditionner le groupe Michelin en sa qualité de leader mondial du pneumatique. Notre président, M. Jean-Dominique Sénard, regrette de ne pas avoir pu venir personnellement devant vous aujourd'hui, et il m'a chargé de représenter le groupe Michelin et de répondre à vos questions.

Vous souhaitez avoir le point de vue du groupe Michelin. Avant d'aborder le coeur de mon intervention, je souhaiterais toutefois rappeler un point d'importance : la déontologie professionnelle nous interdit de nous prononcer ou de porter un jugement sur un concurrent, quel qu'il soit. Nous pouvons, en revanche, vous apporter notre éclairage sur le monde du pneumatique, le contexte fortement concurrentiel de nos marchés et la stratégie du groupe Michelin dans un tel contexte.

Par souci de pédagogie, je m'appuierai sur quelques visuels permettant de vous livrer une série de chiffres clé.

Michelin est un acteur global, c'est-à-dire un acteur mondial de l'industrie du pneumatique. Nous sommes présents partout dans le monde, sur les pneumatiques et tous les services associés, pneumatiques qui vont sur tous les types de véhicules, qu'il s'agisse de véhicules automobiles, de poids lourds, de deux-roues, d'engins de génie civil, d'engins agricoles ou d'avions. Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, nous sommes aujourd'hui le numéro deux mondial. Avec 14,8 % du marché mondial du pneumatique, nous sommes quasiment à égalité avec le japonais Bridgestone – qui en contrôle 15 % – et devant le groupe américain Goodyear – qui en contrôle 11 %. Nous produisons dans soixante-neuf usines, dans dix-huit pays, sur tous les continents, et notre chiffre d'affaires annuel avoisinait l'an dernier 22 milliards d'euros. Nous employons un peu plus de 110 000 personnes dans le monde, dans cent soixante-dix pays dont 20 000 en France.

Contrairement à une idée reçue, le pneumatique est un produit très complexe et de haute technologie. Il est valorisé sur deux marchés très distincts.

Le premier est le marché de première monte, c'est-à-dire celui des constructeurs, dont le centre de gravité des besoins est la sécurité et l'environnement – le bruit et la consommation des véhicules. Sur ce marché, les prix sont tendus et ne sont discutables qu'avec des arguments techniques majeurs.

Le second marché sur lequel nous intervenons, et qui est le plus important en volume et en valeur, est celui du remplacement qui est, pour sa part, centré sur les adhérences, la durée de vie kilométrique, avec une contrainte de prix pour le client et une contrainte de marge pour le revendeur. De fait, sur un tel marché, nous ne vendons pas directement au client final.

Cette complexité et ce haut niveau technologique requièrent des investissements importants en termes de R & D, si l'on veut continuer à faire la course en tête. De fait, tous les acteurs de notre industrie n'investissent pas autant que nous dans l'innovation. Le groupe Michelin y consacre près de 600 millions par an, et emploie plus de 6 000 chercheurs de par le monde, dont près de 4 000 en France, à Ladoux, dans notre centre de recherche à côté de Clermont-Ferrand, qui accueille le deuxième laboratoire chimique privé d'Europe, avec plus de 800 chimistes.

Cela se traduit également par une forte complexité industrielle, sur laquelle je reviendrai plus tard.

Pour avoir auditionné un certain nombre d'experts, vous savez certainement qu'un pneumatique répond à trois fonctions principales : porter le véhicule ; permettre à ce dernier d'accélérer et de freiner, puisque c'est le seul point de contact entre le véhicule et le sol ; enfin, guider le véhicule. Il doit être tout à la fois capable d'offrir la meilleure adhérence sur sol sec comme sur sol mouillé, de durer et de contribuer à réduire la consommation du véhicule. De par la résistance qu'un pneumatique offre à l'avancement du véhicule, notamment du fait de son adhérence, il est responsable de 20 % de la consommation d'un véhicule automobile – soit un plein sur cinq – et de plus du tiers de la consommation d'un poids lourd, ce qui n'est pas négligeable.

Ces performances sont communes à tous les pneumatiques, mais elles sont malheureusement très souvent antinomiques l'une de l'autre. Par exemple, la réduction de la résistance au roulement, qui impacte la consommation, se fait, si on ne sait pas maîtriser la technologie, au détriment de l'adhérence sur sol mouillé, et donc de la sécurité des utilisateurs.

En revanche, chaque type d'usage – automobile, poids lourd, deux-roues, avion, engin agricole, génie civil – a des spécificités qui lui sont propres, qui se combinent à des caractéristiques d'usage et des attentes différentes suivant les climats, les types de réseau routier et les habitudes de conduite qui varient suivant les pays et les continents. Voilà pourquoi les industriels de notre secteur sont obligés de fabriquer plusieurs milliers de références différentes, ce qui se traduit par une complexité industrielle lourde. En effet, on ne peut pas produire tous les produits pour un marché donné dans un même pays.

Nous estimons que le marché mondial du pneumatique représentait en 2012 un peu moins de 190 milliards de dollars, soit environ 150 milliards d'euros.

1,4 milliard de pneumatiques pour véhicules de tourisme ont été vendus sur ce marché, dont 30 % aux constructeurs et 70 % au remplacement. 60 % de ces ventes se sont faites sur les marchés matures : Amérique du Nord, Europe de l'Ouest, Japon et Corée du Sud, même si ces marchés continuent à baisser depuis 2007.

Les pneumatiques pour poids lourds, quant à eux, représentent à peu près 30 % en valeur du marché mondial du pneumatique. 30 % seulement des ventes de ces pneumatiques ont été effectuées sur les marchés matures. Enfin, les ventes aux constructeurs de poids lourds ne représentent qu'un peu plus de 15 %.

Le marché mondial du pneumatique a connu une baisse importante suite à la crise de 2008, pour atteindre son point le plus bas en 2009 et remonter depuis. Mais cette évolution a été très contrastée suivant les zones géographiques.

Les volumes se sont réduits de manière drastique en Europe. Pour les véhicules de tourisme, la baisse a été d'un peu plus de 20 millions de pneumatiques entre 2007 et 2012 : 40 millions de baisse entre 2007 et 2009, et moins de 20 millions de croissance entre 2009 et 2012. Ce fut également le cas en Amérique du Nord, où le marché a baissé en net de 22 millions sur la même période.

Pendant cette période, le marché mondial du pneumatique de tourisme croissait en volume de 120 millions de pneumatiques, soit de 10 %. La croissance venait donc des marchés émergents : la Chine, pour près de 100 millions de pneumatiques, l'Amérique du Sud pour 23 millions et l'Inde pour 16 millions.

La même remarque vaut pour le marché mondial du pneumatique pour poids lourds. Ce marché a crû de 20 millions de pneus sur cinq ans, soit de 13 % - sur une base de départ de 157 millions – avec une baisse de 7 millions de pneumatiques vendus en Europe, une croissance quasi nulle en Amérique du Nord, mais une croissance de 16 millions en Chine, 7 millions en Inde et 2 millions au Brésil. Pour vous donner une idée, le marché français du pneumatique pour poids lourds neufs représente, bon an mal an, un million de pneumatiques.

À moyen et long terme, nous attendons toutefois des croissances fortes et structurelles de nos marchés du pneumatique. Nous nous basons sur l'augmentation de la population mondiale et du nombre de véhicules en circulation, dont nous estimons, à l'aune d'un certain nombre d'organismes internationaux, qu'il devrait pratiquement doubler d'ici à 2030, pour passer d'un peu plus de 850 millions de véhicules – automobiles et poids lourds essentiellement – aujourd'hui, à plus d'1,5 milliard sur la planète d'ici quinze ans. Mais nous comptons essentiellement sur la croissance des pays émergents.

Revenons sur le marché européen, plus proche géographiquement de nous. Je vous ai dit qu'il connaissait une baisse durable depuis 2007, notamment dans le secteur du pneumatique poids lourds, avec une baisse d'un peu plus de 20 % mais aussi dans le secteur du pneumatique automobile, avec une baisse de plus de 10 %.

Nous en connaissons tous les raisons : ralentissement de l'activité économique sur notre continent depuis 2007, réduction de la consommation et des investissements des entreprises, ce qui se traduit par une baisse du fret routier. Les poids lourds roulent moins, les pneus s'usent moins, le cycle de remplacement de ceux-ci s'allonge, sur un marché où le remplacement représente quasiment 90 % des ventes.

La tendance est la même pour les véhicules de tourisme. Le marché du remplacement en Europe de l'Ouest représente un peu plus de 80 %. Les difficultés économiques des ménages ont entraîné une baisse du kilométrage moyen parcouru par ces derniers. En outre, ces mêmes ménages repoussent le plus tard possible le remplacement de leurs pneumatiques.

Dans des fonctions antérieures, j'ai eu le privilège de diriger la filiale britannique et j'ai pu constater que depuis 2009, plus de 50 % des pneumatiques qui sont au remplacement chez les distributeurs sont en fait dans une situation illégale : c'est-à-dire qu'il leur reste une profondeur de sculpture inférieure à la limite légale d'1,6 mm, ce qui est un symptôme important des difficultés économiques rencontrées par les ménages.

Notre pays n'échappe pas à cette tendance de fond, comme l'illustre le graphique retraçant l'évolution du marché du remplacement du pneumatique en France de 2007 à 2012 : baisse de 6 % des ventes de pneumatiques pour véhicules de tourisme sur les trois dernières années ; baisse de 13 % des ventes de pneumatiques pour poids lourds sur les cinq dernières années. Et encore s'agit-il là de ventes aux clients finaux, alors même que les manufacturiers pneumatiques ne vendent pas aux clients finaux. Ils vendent à des distributeurs qui, pour amortir l'impact de la crise, ont d'abord puisé dans leurs stocks. Cela amplifie l'effet de la crise pour les manufacturiers pneumatiques.

Mais revenons au marché mondial du pneumatique. Ces évolutions de marché s'inscrivent dans un contexte de concurrence internationale forte, voire féroce.

Les trois premiers acteurs mondiaux – le groupe japonais Bridgestone, le groupe américain Goodyear et nous-mêmes – représentaient en 2000 plus de 50 % du marché mondial du pneumatique. Ils ne représentaient plus, en 2011, que 41 % de ce même marché.

Par ailleurs, les dix premiers acteurs du marché, qui comptent plusieurs centaines de producteurs, sont passés de 83 % du marché en 2000 à 78 % en 2005 et ont perdu 13 points de parts de marché entre 2005 et 2011, pour ne plus représenter que 65 % de ce même marché.

Que s'est-il passé ? Nous avons été confrontés, notamment en Europe de l'Ouest, à une forte progression des manufacturiers non présents industriellement en Europe. Dans un premier temps, ces manufacturiers, dits du « hors pool », se sont dirigés vers l'Amérique du Nord puis, après l'introduction par les États-Unis, en 2009, de droits de douane plus élevés sur les pneus chinois, se sont réorientés vers l'Europe. Ainsi sont-ils passés, entre 2007 et 2012, de 19 % à 21 % du marché du pneumatique pour véhicules de tourisme en Europe de l'Ouest, et de 14,5 % à 17,5 % du marché du pneumatique pour poids lourds. Dans le même temps, des pays comme l'Inde ou la Chine maintenaient des barrières douanières ou des barrières non douanières – barrières réglementaires, barrières de standard, marquage spécifique sur les pneumatiques – afin de protéger leurs marchés locaux.

Pour illustrer mon propos, les manufacturiers chinois ont gagné six points de part de marché mondial entre 2007 et 2012, pour passer de 9 % à 15 % s'agissant des pneumatiques pour véhicules de tourisme, et de 29 % à 35 % s'agissant des pneumatiques pour poids lourds. Cette progression ne s'explique pas uniquement par la croissance de leur marché domestique, mais bien par l'impact de la crise économique en Europe qui a conduit les clients finaux, qu'il s'agisse des automobilistes ou des transporteurs, à privilégier de plus en plus le prix dans leur décision d'achat, au détriment des autres performances du pneu.

Dans ce contexte de concurrence féroce, de croissance des marchés émergents, de recul des marchés matures et d'évolution sans cesse plus rapide de la technologie des véhicules, la stratégie du groupe Michelin repose sur trois piliers :

Le premier est de continuer à nous démarquer de la concurrence et à fidéliser nos clients – qu'il s'agisse des constructeurs comme des utilisateurs finaux – par l'innovation. Vous le savez, nous investissons près de 600 millions d'euros chaque année dans la R&D. Nous travaillons sur les innovations « produits », mais également sur les innovations « services ». Récemment, par exemple, nous avons communiqué sur le développement d'une filiale nommée « Michelin Solutions », qui a pour vocation d'aider les transporteurs à mieux gérer leur flotte et le poste carburant, ainsi que le poste climatique. Enfin, nous avons annoncé en juin dernier que le groupe Michelin investirait d'ici à 2019 près de 200 millions d'euros dans son centre de recherche à Ladoux, près de Clermont-Ferrand.

Le deuxième pilier de notre stratégie est de nous adapter en permanence, en faisant en sorte de conserver la compétitivité de notre outil industriel. Le maître mot, pour notre groupe, est l'anticipation. Il n'est pas question pour Michelin de privilégier les pays à forte croissance au détriment de l'Europe en général, et de la France en particulier. Nous continuons à investir en Europe et en France, et nos investissements, 800 millions d'euros d'ici à 2019, seront tout à fait significatifs en proportion de ce que la France représente aujourd'hui dans notre production mondiale, c'est-à-dire moins de 10 %. Si je veux la résumer, la vision industrielle du groupe est d'avoir un outil productif bien réparti dans toutes les zones géographiques, pour accompagner le troisième pilier de notre stratégie.

Ce troisième pilier est de dynamiser notre croissance, c'est-à-dire d'être là où il y a des marchés en développement, et de tirer parti de cette croissance pour tirer celle du groupe.

En résumé, la stratégie de Michelin consiste à viser une croissance forte et diversifiée, à la fois en valorisant notre offre dans les marchés matures et en accélérant la conquête de nouveaux marchés.

Pour terminer ce propos liminaire, madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames, messieurs, je me propose de mettre un rapide coup de projecteur sur le marché du pneumatique agricole – puisque je crois que cette production préoccupe plus particulièrement votre commission.

Le marché du pneumatique agricole est un marché en croissance structurelle, du fait de la croissance de la population mondiale – aujourd'hui de 7 milliards d'habitants, elle devrait passer à 10 milliards en 2050 – et du fait de l'évolution des modes de consommation alimentaire. C'est un marché beaucoup plus petit que les deux autres marchés que j'ai évoqués devant vous, puisqu'il représente 6 millions de pneumatiques agricoles au niveau mondial, dont 70 % en Europe. Mais c'est un marché qui croît aujourd'hui principalement aux États-Unis et au Brésil.

Les constructeurs d'engins agricoles – les groupes John Deere, Case New Holland, pour citer les deux principaux – sont clients des fabricants de pneumatiques agricoles pour à peu près un tiers du marché. Le secteur du remplacement représente les deux autres tiers du marché, dont les clients finaux sont les agriculteurs. Ces derniers sont de deux grands types : les grands céréaliers et les clients traditionnels.

Les grands céréaliers, dont les exploitations, fortement mécanisées, dépassent en général les 250 hectares, sont attentifs aux arguments de performance du pneumatique agricole, et à la contribution de celui-ci à la rentabilité de leur exploitation. C'est un marché sensible aux produits innovants et à haute technologie. Nous sommes fortement présents sur ce marché qui, vous l'aurez compris, est davantage situé en Amérique du Nord, Russie, Chine et Brésil qu'en Europe. Ensuite, les clients traditionnels, par exemple ceux de la polyculture et de l'élevage, sont d'abord sensibles aux arguments de prix. C'est aujourd'hui la majeure partie du marché européen.

Le marché du pneumatique agricole, comme l'agriculture, est un marché saisonnier, entre la période des semailles et la période des récoltes, soumis aux aléas climatiques et à la situation économique des clients. Il est donc sujet à de très fortes fluctuations.

Les difficultés de ce marché ont amené tous les grands manufacturiers à quitter l'Europe, à l'exception de notre groupe. Le groupe Pirelli a vendu son activité de pneumatiques agricoles au Suédois Trelleborg au début des années 2000, et le groupe Continental a vendu son activité au Tchèque Mitas. Hors d'Europe, le groupe Goodyear a vendu son activité de pneumatique agricole en Amérique du Nord et en Amérique du Sud au groupe Titan.

Nous constatons aussi, sur le schéma retraçant l'évolution des parts de marché des différents acteurs en Europe de l'Ouest, une progression très rapide des producteurs indiens : en particulier les groupes BKT et Alliance, qui ont pris une part très importante des marchés mondiaux et européens, essentiellement sur la base des prix. Ainsi, le groupe BKT, qui ne représentait rien du marché européen en 2003, représente 12 % de ce marché en 2012 ; et le groupe Alliance en représente aujourd'hui 8 %. Dans le même temps, leur marché domestique reste protégé par des barrières douanières et des barrières non tarifaires.

À l'heure actuelle, le groupe Michelin possède, au travers de ses différentes marques, 22 % du marché européen du pneumatique agricole. C'est le seul grand groupe mondial qui reste présent et qui produit en France. Les autres groupes sont aujourd'hui des acteurs des pays émergents, essentiellement compétitifs sur les prix.

Tels sont les principaux éléments que je souhaitais partager avec vous dans mon propos liminaire. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

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