Intervention de Yves Charpenel

Réunion du 30 octobre 2013 à 16h00
Commission spéciale pour l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Yves Charpenel, président de la fondation Scelles :

Notre fondation, qui exerce depuis vingt ans une veille documentaire sur l'exploitation sexuelle, corrobore la description qui vient d'en être faite et insiste sur le changement radical que constitue l'étonnante mobilité des réseaux. Je suis président de la fondation Scelles et j'interviens aussi comme expert auprès des organisations internationales en matière de crime organisé, lequel ne peut plus être dissocié de la traite des êtres humains. La Fondation publie tous les ans un rapport sur l'état des lieux qui illustre deux évolutions majeures : l'internationalisation de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle et le recours accru aux technologies de l'information à la fois pour le démarchage, l'approvisionnement et le blanchiment. Selon l'estimation de l'ONU, il s'agit de la deuxième activité la plus rentable du crime organisé.

Aujourd'hui, les réseaux sont majoritaires dans « l'offre » de prostitution qui se déploie sur le territoire national. La soixantaine de réseaux mis à jour tous les ans révèle une origine très diversifiée, prostituant surtout de jeunes femmes étrangères en situation irrégulière, provenant des pays les plus vulnérables. Si tant est qu'une estimation soit possible, les profits sont en constante augmentation tout simplement parce que le « produit » ou la « marchandise », selon la terminologie des réseaux eux-mêmes, se renouvelle facilement et profite à plein de la libre circulation des personnes. Nos associations reçoivent quelques victimes des réseaux faisant l'objet d'un traitement judiciaire et pas plus d'une sur cent ira au bout d'une action judiciaire. Les dossiers sont complexes car toujours transnationaux et le traitement financier mériterait d'être développé. La proposition de loi va utilement dans ce sens.

Je suis, avec Mme Bertoux, chargé d'un programme de renforcement de l'action des autorités roumaines et françaises contre des réseaux dont les victimes sont des Roms. Même entre deux pays appartenant à une même communauté politique – l'Europe –, on mesure la difficulté qu'il y a à s'attaquer à des organisations extrêmement structurées, qui nouent des accords entre elles. Ainsi, le Bois de Boulogne est devenu le champ d'accords commerciaux entre des groupes roumains qui, ici, vendent des jeunes garçons équatoriens, là, des mineures bulgares ou des Roumaines majeures, selon un schéma bien établi en vue d'une optimisation des profits. Tant qu'on ne s'attaquera pas efficacement à ces profits illicites, tous les dispositifs de prévention, d'accompagnement des victimes – assurément un de nos points faibles aujourd'hui – risquent d'être vains. À cet égard, il faut savoir que le dispositif national d'aide aux victimes est en place en Roumanie. Bien qu'il soit perfectible, il existe et il est en avance par rapport au nôtre, que nous espérons voir concrétisé grâce à votre proposition de loi.

Tant qu'on n'arrivera pas à sécuriser les victimes, on n'aura pas d'informations utiles sur les réseaux. Tant qu'on n'aura pas sensibilisé les clients, on ne découragera pas non plus l'offre. Tant qu'on n'aura pas condamné sévèrement des acteurs de réseau – jugés en moyenne quatre ans après leur interpellation, avec les problèmes que cela induit en termes de coûts et de stratégie de procédure – et incité les procureurs à avoir une politique pénale cohérente sur tout le territoire, on ne gagnera pas en efficacité. Les réseaux que je décris sont, dans des proportions variables, roumains, bulgares, nigérians, chinois et brésiliens. Cette énumération vous donne une idée de la difficulté des procédures judiciaires. Dans le rapport que nous publierons début décembre, j'ai analysé les soixante réseaux qui ont été démantelés et montré la diversité étonnante des pratiques et des réponses judiciaires.

Ce qu'il faut, c'est mieux connaître la réalité – c'est l'objet de la coordination nationale créée cette année et dont nous espérons qu'elle prendra son essor – pour mieux la traiter, de façon plus cohérente et homogène. Aujourd'hui, les aléas sont trop nombreux. Vous avez tous en tête, j'imagine, le procès d'un ressortissant bosnien qui, après quatre ans d'enquête, a été condamné par le tribunal de Paris pour avoir exploité plusieurs centaines de mineurs d'origine rom à la fois en les prostituant et en les faisant mendier sur la voie publique. Même si ses profits estimés se montaient à 1,3 million d'euros par an, sa condamnation pécuniaire n'a été que de quelques milliers d'euros.

Il faut mettre à niveau à la fois la détection, le suivi des victimes et la réponse des autorités judiciaires, afin d'offrir une réponse globale. Chaque fois que l'on cible un aspect particulier, les réponses sont insatisfaisantes et le trafic se développe. La morale provisoire que la fondation Scelles tire de ses observations, c'est que le développement de l'exploitation sexuelle organisée et l'insuffisance des obstacles mis sur sa route nous laissent une marge de progression. C'est pourquoi nous soutenons les efforts de cette proposition de loi.

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