Intervention de Jean-Marie Carpentier

Réunion du 30 octobre 2013 à 16h00
Commission spéciale pour l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Jean-Marie Carpentier, directeur du service de traitement du renseignement et d'action contre les circuits financiers clandestins, TRACFIN :

Le service que je dirige ayant une vocation généraliste, je suis sûrement le moins compétent ici pour parler de la traite des êtres humains. TRACFIN surveille les flux financiers, et c'est de l'analyse qu'elle en fait qu'elle peut déduire une infraction sous-jacente, qui peut être, parmi d'autres, la traite des êtres humains puisqu'elle est qualifiée comme telle depuis longtemps en droit français. C'est ce qui permet d'engager les procédures liées à la lutte anti-blanchiment.

Dans ce domaine, le premier constat que nous faisons risque de vous décevoir : sur un plan strictement financier, la traite des êtres humains se fait à très bas bruit. Rares sont les dossiers que nous identifions prima facie, c'est-à-dire à notre niveau, TRACFIN étant un service administratif, et non pas un service de police. N'ayant pas de pouvoirs coercitifs, nous ne pouvons mener ni audition ni perquisition. Nous essayons seulement de comprendre et de dresser une cartographie des flux financiers, en quelque sorte de reconstituer un puzzle, dont le nombre de pièces est très variable selon la complexité de l'affaire, à partir de quelques morceaux épars, avec le risque de se tromper. Force est de constater que nous n'identifions pas souvent l'infraction sous-jacente de traite d'êtres humains dont la qualification relève, je le rappelle, du parquet. Nous ne pouvons guère raisonner qu'en termes de probabilités. En tout cas, la traite d'êtres humains est, pour nous du moins, une forme de trafic plus difficile à reconnaître.

Les causes peuvent être multiples, à commencer par une vigilance insuffisante de mon service. Plus généralement, la traite des êtres humains, comme tout ce qui relève de l'économie souterraine, donne lieu surtout à des flux monétaires en liquide, qui ipso facto échappent à nos écrans radars.

J'en profite pour reprendre une ritournelle que je vous ai déjà servie en maintes occasions sur le billet de 500 euros. Il permet la circulation et l'échange massifs d'argent en dehors de tout contrôle – j'ai fait récemment la démonstration que plusieurs années de SMIC pouvaient facilement tenir dans un poing fermé – et rend la surveillance illusoire, surtout quand les frontières se franchissent aussi facilement et que les douaniers ne contrôlent rien en dessous de 10 000 euros. Même à l'échelle de la France, les circuits sont très difficiles à surveiller.

L'apparition récente de nouvelles formes de paiement, notamment les monnaies électroniques, n'a rien arrangé. Nous avons d'ailleurs appelé l'attention du législateur et des autorités administratives sur les dangers majeurs qu'elles recèlent, au-delà de leurs bienfaits indéniables. Les cartes prépayées, quand elles sont utilisées pour des règlements qui dépassent largement 1 000 euros, rendent les transactions auxquelles elles servent totalement indétectables, qu'il s'agisse de lutte contre la traite d'êtres humains, de trafic de drogue et de fraude fiscale ou sociale. Nous voyons se développer des plates-formes d'échange de cartes prépayées qui ont l'avantage de faire circuler de l'argent de façon totalement anonyme. Elles fonctionnent comme des cartes de crédit, à ceci près qu'il n'y a pas de risque pour l'émetteur. Elles peuvent servir de réserve de monnaie et de moyen de paiement pour régler des transactions, licites souvent mais pas toujours. Le problème vient de l'impossibilité qu'il y a à les surveiller.

En anticipant un peu, je vous mets en garde contre la menace que représente le développement des monnaies virtuelles. On a beaucoup parlé de la plate-forme Liberty Reserve et des bitcoins. Il s'agit là d'un pan de l'économie que nous avons énormément de mal à déceler même si nous en discernons quelques éléments.

Des informations que nous obtenons, nous déduisons, encore une fois avec prudence et modestie, d'une part que nous avons affaire à des formes d'exploitation des êtres humains, au sens large. La traite des êtres humains s'étend et se diversifie : à côté d'une prostitution « classique », qui existe encore, notamment en province, sous forme de bars à hôtesses tenus par des réseaux très restreints, comme il y en avait dans les années soixante, ou de salons de massage, on assiste à une internationalisation très nette des réseaux de prostitution depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, qui s'est accompagnée d'une violence inouïe que nous, je parle en tant qu'ancien magistrat, n'avions jamais vue avant, réseaux qui sont directement corrélés aux réseaux d'immigration clandestine, lien particulièrement fort s'agissant de l'Afrique subsaharienne et des pays de l'Est. En d'autres termes, la prostitution est le mode de remboursement « choisi » ou subi du passage en Europe. Dans ce cas, le niveau de violence n'est pas forcément le même, mais la prostitution traduit la domination économique des femmes qui s'y livrent, avec des pressions possibles sur les familles restées au pays. Quoi qu'il en soit, la corrélation entre traite des êtres humains et immigration clandestine est presque absolue.

D'autre part, il ne faut pas oublier une forme de prostitution « autoentrepreneuriale ». Nous décelons sur nos écrans toute une série de personnes, derrière lesquelles je ne suis pas sûr qu'il y ait un réseau, et qui se prostituent via Internet. Il nous arrive de repérer des jeunes femmes entre vingt et vingt-cinq ans qui reçoivent de nombreux flux financiers provenant d'hommes d'un certain âge… et, d'après ce que nous savons, les services de police ne mettent pas à jour une appartenance à un réseau quelconque. C'est une réalité.

Enfin, nous trouvons des réseaux très bien organisés, de call girls de luxe. Manifestement, ils se sont largement développés et démocratisés. Cela étant, TRACFIN opère à travers un prisme déformant, car les sommes en cause n'étant pas du même ordre que précédemment, ces réseaux sont plus visibles : une passe en liquide de cinquante ou cent euros laisse moins de trace que celle qui dépasse 1 000 euros, voire parfois 10 000 euros. Il semblerait que ces réseaux largement internationaux, pilotés de l'étranger, qui font appel surtout à des femmes d'origine internationale, se soient multipliés depuis dix ans, même si les prix n'ont pas forcément baissé, l'« offre » ayant créé la demande. Là où, il y a dix ans, ils opéraient dans le périmètre relativement restreint des hôtels de luxe, ils sont devenus accessibles à des cadres moyens.

En conclusion, TRACFIN n'est pas le mieux placé pour observer la traite des êtres humains à des fins sexuelles surtout que les flux monétaires non bancaires se multiplient. Il n'est pas anodin que notre instrument privilégié pour lutter contre la traite d'êtres humains, notamment contre les réseaux de call girls de luxe, soit la surveillance des cash transfers, exécutés par exemple par Western Union.

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