On n'aura jamais le nombre exact de personnes prostituées. Ensuite, si l'on parle des « victimes » de la traite, on se heurte au fait qu'en France, il n'y a pratiquement pas de condamnation prononcée à ce titre. L'infraction de traite aux fins de proxénétisme est encore récente dans notre pays, et n'a fait l'objet d'aucune démarche incitant les procureurs à la choisir plutôt que l'ancienne inculpation pour proxénétisme. Pragmatique, le magistrat préférera une incrimination classique par crainte de ne pas voir un dossier aboutir.
Les seuls chiffres certains, qui ne sont que la partie émergée de l'iceberg, sont ceux des procédures judiciaires et le seul fichier qui soit certain aussi est le casier judiciaire. Le groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) procède à un recensement, mais qui ne fournit que le nombre des auteurs. Néanmoins, on peut faire une extrapolation à partir de la soixantaine de réseaux démantelés chaque année, soit environ 250 dossiers ouverts pour proxénétisme aggravé. En moyenne, cela représente entre dix et quinze auteurs et une cinquantaine de victimes. Le cas dont j'ai parlé tout à l'heure avait exploité plus de 300 victimes. Mais même si l'on s'en tient à une moyenne, on trouve des chiffres extrêmement modestes.
Ma fondation avait entrepris l'année dernière un cahier des charges d'évaluation, sur le modèle de ce qui s'était fait à Londres il y a quelques années, mais le travail n'a pu aboutir faute de financement. En somme, nous n'avons pas aujourd'hui d'outil scientifique pour évaluer le nombre de victimes de la traite, ni même celui des prostituées. L'appareil à mesurer la prostitution est de toute façon de plus en plus obsolète car les trafiquants adaptent leurs pratiques au contexte.
On ne pourra donc jamais vous fournir de réponse, et je préfère m'en tenir aux évaluations faites par ceux qui sont le moins loin de la réalité, c'est-à-dire les services spécialisés qui font des extrapolations, mais à partir de chiffres valables pour le territoire national. Elles sont à rapprocher des travaux accomplis par certaines associations qui reçoivent des personnes prostituées. Je vous fais incidemment remarquer que ce sont les termes utilisés, il n'y a pas d'association qui reçoive officiellement des victimes de la traite.
En Roumanie d'où nous revenons, il existe un fichier des victimes de la traite, très difficilement transposable en France compte tenu des exigences de la CNIL. Au bout de deux ans, il recense environ 500 noms, la plupart étant des victimes de réseaux roumains en France, rapatriées ensuite en Roumanie. Les Roumains nous envient au moins l'AGRASC, qui a commencé à fonctionner même si c'est loin d'être parfait. La coopération internationale est indispensable : sans elle il est parfaitement inutile d'envisager de récupérer les avoirs criminels, hormis l'argent liquide que la police saisit sur place chez le proxénète, en moyenne de 15 000 à 20 000 euros, soit la micro-recette de la journée. Ce chiffre peut faire sourire, quand on sait qu'Hamidovic touchait tous les jours 300 euros de ses 300 victimes, en liquide qui plus est, pour éviter d'être ennuyé par M. Carpentier !
Nous avons réussi des coopérations internationales, notamment avec la Roumanie, puisque c'est un des premiers pays avec lesquels il y a eu une équipe commune d'enquête, dispositif moderne parfaitement adapté à la problématique. Des enquêteurs français et roumains ont travaillé ensemble et interpellé les trafiquants d'un réseau très important, qui opérait en France, en Espagne et en Roumanie. Des biens ont été saisis, essentiellement des biens immobiliers, surtout des immeubles ultramodernes achetés à Bucarest par les trafiquants roumains en France. Conformément aux directives européennes, la saisie a donné lieu à une vente aux enchères dont le produit a été réparti entre la France et la Roumanie. Dans ce pays, l'argent est allé à l'agence de protection des victimes, un exemple à poursuivre chez nous. Un an plus tard, deuxième affaire avec enquête commune, mais sans équipe commune d'enquête. De nouveau, des biens sont saisis, mais ils n'ont pas trouvé acquéreur lors de la vente parce que les trafiquants ont découragé les enchérisseurs. Il y a donc un travail permanent à faire pour s'adapter.
Malgré la différence d'approche, nous travaillons aussi avec les Allemands car les réseaux criminels agissent indifféremment dans les pays abolitionnistes ou réglementaristes. Nous cherchons à nous appuyer sur les textes européens pour monter des opérations communes, avec saisie ordonnée dans un pays et récupération effectuée dans un autre. Les textes existent mais la mise en oeuvre est très lourde. Elle suppose une confiance que l'on n'a pas spontanément et qui met du temps à s'établir, car la corruption n'est pas qu'un vain mot. Les expériences sont tantôt positives, tantôt négatives, mais la loi doit capitaliser sur les résultats positifs.
Les accords bilatéraux semblent la voie à suivre à condition d'identifier les pays qui pourraient être concernés, de monter avec eux des opérations concrètes et d'en faire le debriefing pour savoir si les textes sont bien appliqués, avant de faire le bilan. Or il est rarement fait de façon précise.
S'agissant des mineurs, sur les 250 dossiers jugés en France, il y a cinq ans, aucun mineur n'était concerné, exception faite de l'affaire Ambiel qui était très particulière. Aujourd'hui, d'après les dossiers que j'examine, plus de 15 % des dossiers impliquent des victimes mineures, c'est-à-dire des moins de dix-huit ans. Nous sommes partie civile dans certains dossiers, qui se comptent en dizaines, dont l'enjeu est de déterminer si le client pouvait ignorer l'âge de sa victime. Il m'est impossible de faire une extrapolation mais le fait est que nous avons de plus en plus de dossiers de cette nature, qui posent des problèmes supplémentaires de suivi puisqu'il s'agit d'apporter aide et protection à des mineurs étrangers.