Intervention de Laurence Noëlle

Réunion du 31 octobre 2013 à 10h00
Commission spéciale pour l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Laurence Noëlle :

Aujourd'hui, je suis formatrice en relations humaines. Il m'aura fallu vingt-huit ans pour oser sortir de l'ombre. Adolescente, j'ai été piégée par un réseau de proxénètes et je suis tombée dans la prostitution. C'est le mouvement du Nid qui m'en a sortie et j'ai dû fuir mon propre pays pour sauver ma peau.

J'avais dix-huit ans alors et il m'a fallu toutes ces années pour sortir de l'ombre. Même le simple fait de vous parler, je le ressens comme un danger. Aujourd'hui, vingt-huit ans plus tard, alors que je donne des conférences, alors que je travaille pour le ministère de la justice, pour l'éducation nationale, rendre public mon passé dans la prostitution me rend encore physiquement malade. Cette peur d'affronter le mépris de la société fait que beaucoup de femmes restent dans l'ombre. Je vous remettrai tout à l'heure un recueil de trente témoignages de ces personnes qui ont encore trop peur pour sortir de l'ombre. C'est pour sortir leur parole de la honte, du silence et du mépris que je parle devant vous. Cela fait deux mille six cents ans que nous sommes méprisées : il faut que cela cesse.

Ce mépris, je l'ai retrouvé dans le dictionnaire, qui nous appelle « filles de mauvaise vie, catins, volailles, entraîneuses, entremetteuses, greluches, grues, morues, pétasses, pouffiasses, poules professionnelles, putains, putes, racoleuses, roulures, tapineuses, traînées » ; et quand on parle de « filles de joie » c'est du bon plaisir des hommes que l'on parle. Les synonymes du verbe « se prostituer » reflètent la même violence : « racoler, tapiner, s'aliéner, se sacrifier, s'avilir, s'humilier, se déshonorer ». Ce sont des mots qui blessent, qui frappent d'indignité. Voilà pourquoi toutes ces femmes, ces enfants, ces hommes victimes de la prostitution se cachent.

Aujourd'hui, je vais oser faire ce que je n'ai jamais osé faire jusqu'à présent, parce qu'il est important de faire connaître la réalité de la prostitution. Comme je ne suis pas encore capable de vous en parler en vous regardant, je vais, si vous me le permettez, lire un passage de mon livre Renaître de ses hontes, car il s'agit bien de honte : celle des personnes prostituées et celle de la société.

« Je me souviens avoir torturé des hommes qui me le demandaient. Le fantasme d'un de mes clients était que je lui fasse mal en lui écrasant les testicules avec mon pied armé d'une chaussure à talon aiguille. Il me demandait aussi de lui serrer très fort les testicules avec une cordelette. Un autre me payait uniquement pour être insulté et humilié. Je l'obligeais à descendre dans la rue en culotte et en soutien-gorge. Il en éprouvait beaucoup de plaisir. D'autres encore me payaient pour jouer ce qu'ils voyaient dans les films pornographiques. J'étais une actrice qui devait se conformer au désir du réalisateur et dire des choses bien précises prévues dans le scénario. D'autres étaient des voyeurs, des hommes qui aimaient regarder leur femme coucher avec une autre et qui se masturbaient pendant ce temps-là dans un coin de la pièce. Certains arrivaient même avec l'amant de leur femme.

« Une nuit, je suis tombée sur un malade mental. Il a tenté de me tuer en m'étranglant. Il était convulsé par la haine. Heureusement je payais très cher un videur dont le travail était de me protéger contre tous ces tarés. Si je n'avais pas laissé les clés à l'extérieur et si je n'avais pas crié, je serais morte.

« Le pire dans tout ce que j'ai vécu était de sodomiser certains clients avec un gode en cuir. À chaque fois je devais enfoncer cet horrible objet dans leur anus. J'avais des malaises physiques insoutenables.

« Ma plus grande souffrance physique était d'accepter de force des sexes trop gros pour mon vagin. J'ai rencontré plus d'un homme complexé par ce handicap. Ils ne pouvaient donc pas avoir de rapports sexuels dits normaux, alors ils allaient voir les prostituées.

« Tout supporter, même l'insupportable, encore et encore, sans pouvoir hurler de douleur ».

Je vais maintenant vous lire le passage dont j'ai le plus honte :

« À chaque client, je me précipitais sous la douche tellement je me sentais souillée, humiliée. Il me fallait encore un autre verre d'alcool ou un autre rail de cocaïne. Mon corps entier, en particulier mon vagin, me faisait terriblement souffrir. Mais le pire était l'état de mes dents. J'ai terriblement honte d'écrire ces détails-là, mais pourquoi faudrait-il continuer à se taire ? Pour ne pas déranger notre société, qui joue l'aveugle devant tant d'humiliations ? Bon nombre de mes clients achetaient une fellation : bien entendu, ils en voulaient pour leur argent, et j'étais obligée d'aller jusqu'au bout. J'avais donc une espèce de plaque dentaire, répugnante, qui m'était insupportable. J'en avais des haut-le-coeur, et je crachais sans cesse dans les toilettes pour m'en débarrasser. Je me brossais les dents continuellement pour retrouver un semblant de propreté et de dignité. Je sais que ce que j'écris est à la limite de l'insoutenable, mais c'est la réalité, la vraie ».

J'ai demandé à la psychiatre Muriel Salmona pourquoi j'étais encore dans un tel état vingt-huit ans plus tard, en dépit de nombreuses années de thérapie : elle m'a répondu qu'il s'agissait d'un syndrome de stress post-traumatique. Je dois accepter de vivre avec cette blessure.

Il est temps d'oser dire cette violence.

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