Intervention de Stéphane Travert

Réunion du 6 novembre 2013 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaStéphane Travert, rapporteur pour avis :

Nous avons eu l'occasion d'évoquer longuement les crédits de l'audiovisuel public en commission élargie hier soir. Je consacrerai donc mon intervention de ce matin au thème que j'ai retenu : l'offre régionale du service public audiovisuel.

La proximité est au coeur de la mission du service public audiovisuel. Cette mission est d'autant plus essentielle que les autres médias locaux – presse quotidienne régionale et chaînes locales privées – traversent aujourd'hui une crise si grave que leur pérennité ne paraît pas garantie.

Cependant, pour son offre régionale de service public audiovisuel, la France a fait le choix, historiquement, d'un modèle très centralisé : une chaîne nationale avec des fenêtres régionales. Le projet d'avenant au contrat d'objectifs et de moyens (COM) de France Télévisions souligne à juste titre le caractère limité de cette offre par rapport à celle qui existe dans des pays comparables tels que l'Allemagne et l'Espagne. C'est pourquoi la ministre de la culture et de la communication a décidé d'engager une réflexion poussée sur l'avenir de l'offre régionale de France 3. À cette fin, elle a confié une mission à Mme Anne Brucy, ancienne directrice du réseau France Bleu. J'espère que cette réflexion permettra d'apporter une réponse durable à cette question.

Avant de formuler des propositions, je dresserai un état des lieux.

Premier constat : le réseau de France 3 constitue un immense potentiel insuffisamment exploité. Avec 1 500 journalistes, France 3 dispose de la plus grande rédaction d'Europe. Son maillage est exceptionnel : elle compte 113 implantations – vingt-quatre antennes régionales complétées par des rédactions locales et des bureaux d'information de proximité.

La mission de proximité requiert par définition des moyens importants. Le budget des antennes régionales de France 3 s'élève ainsi à 419 millions d'euros en 2013. Les effectifs additionnés des antennes régionales représentent environ 3 500 équivalents temps plein sur un total de 10 200 pour France Télévisions. Les programmes régionaux représentent 18,5 % du coût de grille total du groupe. L'information représente 80 % de l'activité des antennes, ce qui explique que les frais de personnel représentent près de 64,3 % de leurs charges d'exploitation contre environ 30 % pour le groupe en son entier.

L'offre régionale de France 3 constitue l'exemple le plus marquant d'une insuffisante exploitation à l'antenne de programmes qui mobilisent des moyens importants. En effet, la part de l'offre régionale dans les programmes de France 3 est réduite à la portion congrue : 11,5 % seulement en 2012. Surtout, les programmes régionaux sont diffusés sur des créneaux qui ne leur sont guère favorables : le matin ou tard le soir, avec peu de visibilité et de promotion.

La nouvelle direction a souhaité accroître le volume des programmes régionaux : selon les chiffres qui nous ont été communiqués, il est passé de 13 200 heures diffusées en 2010 à 19 800 en 2012. Cette hausse spectaculaire s'explique pour partie par une nouvelle organisation des décrochages régionaux qui permet de proposer des émissions régionales – les informations locales – différentes sur les vingt-quatre antennes. Elle résulte également de l'ouverture d'une nouvelle case le matin entre neuf et onze heures.

Cependant, ces chiffres doivent être nuancés dans la mesure où un même programme peut être diffusé plusieurs fois ou sur plusieurs antennes. Dans ce cas, le volume horaire des programmes régionaux diffusés augmente sans que l'offre ait été réellement améliorée. Surtout, cette progression importante du volume horaire n'est que faiblement ressentie car elle porte sur des créneaux peu exposés.

Les prises d'antenne événementielles demeurent insuffisantes et diminuent après un pic en 2010. En 2013, les 270 prises d'antenne événementielles ont représenté un total de 359 heures de diffusion. Ce chiffre s'établissait à 439 heures en 2012 – pour 268 prises d'antenne – et à 726 heures en 2010, pour 576 prises d'antenne.

Dans le même temps, l'audience a continué de se dégrader. Ainsi, entre 2008 et 2012, la part d'audience de France 3 est passée de 15 % à 9,7 %. À la fin de l'année 2011, la chaîne a cédé à M6 son statut de troisième chaîne du paysage audiovisuel. La concurrence ne saurait expliquer à elle seule cette régression : selon l'Observatoire européen de l'audiovisuel, France Télévisions figure parmi les groupes publics européens qui ont été les moins performants entre 2001 et 2011.

À l'instar de l'audience de France 3, celle de ses programmes régionaux se réduit, et l'âge moyen des téléspectateurs augmente de manière inquiétante. Si l'information continue d'enregistrer de très bonnes performances – en particulier l'édition régionale du 1920 en semaine, avec 17,9 % de part d'audience en moyenne –, les autres programmes régionaux tels que les magazines, les documentaires ou les programmes de divertissement réalisent des scores d'audience plus faibles : entre 2 et 5 % de part d'audience en moyenne nationale. Cependant, les faibles résultats et l'évolution de la structure de l'audience peuvent aussi s'expliquer par le confinement des programmes régionaux dans des tranches horaires peu accessibles.

La création de l'entreprise unique s'est accompagnée d'une réorganisation du réseau dont je propose un premier bilan. Les treize directions régionales ont été regroupées en quatre « pôles de gouvernance », destinés à rationaliser et à mutualiser les moyens humains et financiers. Dans le même temps, les vingt-quatre rédactions régionales sont devenues des « antennes de proximité » produisant informations et programmes. Elles demeurent complétées par un maillage plus fin constitué par les rédactions locales et les bureaux d'information de proximité.

L'objectif affiché par la direction du groupe était de renforcer les liens de proximité de la chaîne avec ses téléspectateurs et de valoriser les identités régionales. Les vingt-quatre antennes de proximité devaient multiplier les interventions exceptionnelles sur les événements régionaux dignes d'intérêt. Elles devaient produire des programmes plus riches en documentaires et magazines, dont la diffusion sur les antennes devait être accrue. Elles devaient également développer des contenus multi-supports, en particulier vingt-quatre télévisions en ligne. Les pôles étaient conçus comme des « facilitateurs » au service des antennes, dont la responsabilité éditoriale devait être renforcée.

Au regard de ces objectifs, le bilan apparaît très négatif. Pour ce qui est de la gestion et de la planification de l'activité, les résultats sont à confirmer et à approfondir. Si la nouvelle organisation a permis de mieux maîtriser le recours à l'emploi non permanent depuis le deuxième semestre de 2012, cet effort fait suite à un dérapage en la matière en 2011 et au premier semestre de 2012, qui a accompagné l'augmentation du volume des programmes.

D'une manière générale, les performances restent très inégales selon les antennes. Surtout, la réforme a été globalement dévoyée. Ainsi, en contradiction avec ses objectifs, elle s'est traduite par un relâchement du lien avec les territoires et une forte réduction de la responsabilité éditoriale des antennes. De fait, les pôles sont devenus une entité éditoriale à part entière. En outre, la coordination éditoriale s'est accompagnée d'une importante mutualisation, qui a entraîné une perte de proximité : le journal régional est devenu interrégional, ce qui l'a éloigné plus encore de son public.

Les délégués régionaux et les syndicats que nous avons auditionnés estiment qu'il est particulièrement difficile aujourd'hui d'obtenir une prise d'antenne événementielle, ce qui entraîne frustration et découragement des équipes. Nous constatons également que la fermeture temporaire d'éditions locales devient une façon de réguler l'activité. En effet, les éditions locales jouent de facto un rôle de variable d'ajustement à l'évolution des ressources du groupe. Les syndicats estiment, à juste titre, qu'il s'agit là d'un procédé inacceptable puisqu'il entraîne une rupture de la continuité du service public.

En somme, le pôle, qui devait être un « facilitateur », est vécu comme un frein par les équipes des antennes régionales. Celles-ci font état d'un sentiment d'infantilisation, d'autant plus marqué que l'organisation, les circuits de décision et la chaîne hiérarchique sont kafkaïens. Les interlocuteurs auditionnés ont décrit une organisation « ahurissante », caractérisée par la lourdeur et la complexité des chaînes hiérarchiques et l'illisibilité des organigrammes. M. Patrick de Carolis avait souhaité mettre en place une organisation horizontale de l'entreprise. Son successeur, M. Rémy Pflimlin, a décidé de rétablir plus de verticalité et de décentralisation mais il en résulte que dans l'organisation actuelle du réseau de France 3, les deux logiques, verticale et horizontale, se superposent ! Je vous laisse méditer sur les organigrammes qui figurent dans mon rapport.

Ainsi, les antennes régionales paient très cher le modèle de l'entreprise unique voulu par la direction précédente. Dans un contexte budgétaire contraint, l'optimisation des moyens semble tenir lieu de projet stratégique et l'insuffisante exploitation du réseau ne fait qu'alimenter les interrogations sur son utilité et son coût. Les équipes ont le sentiment que les arbitrages se font systématiquement au détriment de l'offre de proximité et que l'absence de projet témoigne d'une stratégie non avouée : mettre purement et simplement un terme aux formats régionaux.

Pour l'avenir, deux options sont envisageables afin d'améliorer la place des programmes régionaux : soit créer de véritables chaînes régionales de plein exercice, soit revoir la place des programmes régionaux au sein de la grille de France 3.

L'expérience de Via Stella, chaîne régionale de service public de plein exercice consacrée à la Corse et à la Méditerranée, est intéressante. Son bilan est globalement positif, mais il s'agit d'un modèle coûteux, répondant à un objectif politique et culturel, et qui est adapté à une population à forte identité culturelle.

Si l'on opte pour un modèle de télévisions régionales de plein exercice, la question de leur nombre se pose immédiatement. En créer vingt-quatre ne paraît pas réaliste. Les contraintes budgétaires conduiraient à envisager la création d'environ huit chaînes interrégionales mais alors la notion de proximité deviendrait toute relative. Le modèle de Via Stella ne paraît donc pas transposable en l'état. C'est pourquoi je préfère la seconde option, qui permettrait également de clarifier l'identité de France 3.

Le constat est largement partagé : France 3 n'a pas bénéficié d'un véritable plan stratégique de long terme et souffre aujourd'hui d'un déficit d'identité. Les lignes éditoriales de France 2 et France 3, deux chaînes généralistes à gros budget, n'apparaissent pas suffisamment distinctes. Un projet éditorial doit être clair, compréhensible et mobilisateur. À cet égard, les priorités stratégiques définies pour France 3 par l'avenant au COM pour la période 2011 à 2015 peinent à convaincre.

Je propose d'inverser la logique pour faire de France 3 une chaîne régionale avec des décrochages nationaux, sur le modèle de la radio France Bleu, laquelle a démontré la pertinence d'une offre de proximité et d'information locale. Sur France Bleu, le rapport entre offre nationale et offre régionale est inversé : les décrochages sont nationaux. En outre, à la différence des pôles du réseau de France 3, les structures de gestion du réseau France Bleu – les délégations régionales – n'interviennent pas dans la définition de la ligne éditoriale. Enfin, contrairement à l'information nationale diffusée sur France 3, celle que diffuse France Bleu est constituée de l'addition des contributions des antennes régionales. Au lieu de transmettre le point de vue parisien sur l'actualité, il conviendrait aussi d'inverser la logique, en transmettant le point de vue régional sur l'information nationale et internationale. C'est un autre état d'esprit : celui de l'ouverture des territoires à ce qui se passe à proximité, en Europe et dans le monde.

D'une manière générale, les antennes régionales doivent alimenter davantage la grille nationale. Ce n'est pas assez le cas actuellement, ce qui créé, là encore, des insatisfactions.

Enfin, je suggère que France 3 se dote toute la journée, dans chacune des régions, d'un habillage « France 3 région », à l'instar des antennes de France Bleu. Cette mesure fortement symbolique permettrait au téléspectateur de mieux identifier la chaîne à sa région.

La réflexion sur l'avenir du réseau de France 3 doit s'accompagner d'une analyse de la notion de proximité et d'une évaluation des attentes des téléspectateurs en la matière, dans un nouveau contexte médiatique marqué par l'accroissement de la demande de proximité. Sur ce point, un syndicaliste interviewé par Le Monde en 1975 faisait le constat suivant : « Il y a ce que l'on voudrait faire et ce que l'on ne peut pas faire. Pour nous, la vie de la région, c'est ce qui se passe aujourd'hui dans un contexte défini. Cela suppose que l'on aborde un certain nombre de problèmes liés à un contexte économique, social et politique. Mais là interviennent une série de blocages, plus ou moins conscients, mais qui constituent une forme de censure. C'est plutôt l'aspect folklorique de la région qui apparaît en général à l'écran – les violettes, le cassoulet, les pommes, le bel canto –, un aspect très passéiste qui existe, il est vrai, mais la réalité des régions n'est pas là. » On peut regretter que la situation n'ait pas fondamentalement changé depuis près de quarante ans ! L'excès de folklore et de consensualisme – que l'on retrouve dans la priorité stratégique « privilégier une approche positive et bienveillante » fixée par le COM à France 3 – débouche sur une vision artificielle et trop patrimoniale de la région, qui ne saurait toucher le jeune public.

La télévision régionale doit, au contraire, promouvoir la réussite des territoires, la recherche, l'innovation technologique et culturelle, mais aussi la vie quotidienne de nos concitoyens et des élus qui, chaque jour, construisent l'avenir de nos territoires et de notre pays.

Dans le contexte budgétaire que nous connaissons, toute initiative tendant à conforter la place des programmes régionaux au sein de France 3 risque de susciter des objections d'ordre financier : éventuel surcoût des programmes régionaux, accroissement des effectifs, diminution des recettes publicitaires…

Je souhaite formuler à cet égard plusieurs observations. D'abord, des marges de productivité importantes existent. Ce que les équipes déplorent n'est pas un manque de moyens mais de créneaux et de projet stratégique. L'exemple de Via Stella est, de ce point de vue, édifiant : le projet a suscité l'adhésion et fortement mobilisé les équipes, dont la productivité est aujourd'hui la plus élevée du groupe. Il est intéressant de noter que France 3 Corse et Via Stella ont diffusé en moyenne 2,3 fois plus d'heures d'information que les autres stations régionales de France 3 en 2012. L'ensemble des observateurs le constatent : les antennes régionales pourraient produire beaucoup plus à moyens constants.

S'agissant, ensuite, du risque de diminution des recettes publicitaires, rappelons que la suppression de la publicité en soirée avait précisément pour objectif d'affranchir le groupe de cette contrainte. En outre, il est indispensable de réaliser une étude d'impact sur le potentiel de développement d'un marché publicitaire local. Quoi qu'il en soit, le renforcement de la mission de proximité constitue une priorité. Si le coût de ce renforcement le justifie, nous pourrons légitimement nous interroger sur la diffusion de la publicité à certaines heures et sur le maintien de certaines chaînes au sein du bouquet de France Télévisions.

La recherche de moyens nouveaux pose également la question de l'opportunité d'un financement accru par les collectivités territoriales et d'une coopération renforcée avec d'autres acteurs. Sur ce point, il convient néanmoins d'être prudent car nous devons garantir l'indépendance éditoriale des chaînes régionales et maintenir le pluralisme.

Enfin, il nous faut rattraper de toute urgence le retard pris en matière de développement numérique. Il a été particulièrement tardif au sein du réseau régional de France 3 et demeure beaucoup trop faible au regard des enjeux. Les études montrent en effet que le numérique joue un rôle fondamental en termes de proximité : sur l'Internet, la consommation d'offre locale est largement majoritaire. Or, il semblerait que France 3 ait décroché par rapport à ces nouveaux outils.

Depuis 2012, des efforts certains ont été réalisés pour combler le retard, notamment avec la création, en 2012, des vingt-quatre sites régionaux. Cependant des progrès importants restent à accomplir. Le Syndicat national des journalistes reconnaît d'ailleurs qu'Internet n'est pas suffisamment valorisé dans les rédactions de France 3. L'animation du site Internet n'occuperait en moyenne, dans chacune d'entre elles, que deux à trois personnes, pour un objectif de cinq. Le numérique, loin d'être au coeur des rédactions, serait plutôt marginalisé. Cela se traduit par des chiffres de fréquentation des sites de France 3 particulièrement faibles, notamment par rapport aux sites de la presse quotidienne régionale. L'évolution de l'offre numérique doit donc être au coeur des réflexions du groupe de travail sur l'avenir de l'offre régionale du service public audiovisuel qui sera installé d'ici à quelques semaines.

J'en viens à ma conclusion. M. Michel Boyon, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) déclarait le 20 septembre 2012 sur Europe 1 que France 3 représentait un « problème majeur » de France Télévisions et que son organisation n'était pas « éternellement viable ». Cette affirmation suscite une réelle interrogation : si le service public ne remplit pas ses missions fondamentales, son existence ne risque-t-elle pas d'être remise en question ?

Ma conviction – que vous partagerez, je l'espère – est que le réseau de France 3, loin de constituer le « problème majeur » de France Télévisions, constitue plus que jamais – à condition que l'on se décide à le valoriser réellement – son atout majeur, tant est grande la qualité de celles et ceux qui font vivre ses chaînes au quotidien.

Loin de « ringardiser » la notion de proximité, les nouveaux médias lui donnent une dimension nouvelle. Le moment est venu de refonder France 3. Faute de réforme, la question de l'existence d'un réseau de proximité se posera rapidement, de même que, plus largement, celle de la spécificité de l'offre du service public.

Je donne, bien sûr, un avis favorable à l'adoption des crédits de l'audiovisuel public.

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