Intervention de Najat Vallaud-Belkacem

Réunion du 6 novembre 2013 à 16h30
Commission spéciale pour l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes2 :

Je vous sais gré d'avoir rappelé que j'ai tenu, dès ma prise de responsabilité dans ce ministère des droits des femmes, rétabli après de trop longues années d'absence, à affirmer la position qui doit être la nôtre à l'égard de la prostitution, une violence faite aux femmes que nous devons nous donner les moyens de combattre efficacement. Pour les personnes prostituées, les principaux dangers sont le silence, l'ignorance et l'emprise des réseaux. La division partisane a trop longtemps enfermé leurs souffrances dans de vaines polémiques et, pendant des décennies, notre pays a fait l'économie d'un travail de fond sur les politiques à mettre en oeuvre pour faire reculer la prostitution. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, grâce au travail inlassable de plusieurs d'entre vous : vous, monsieur Geoffroy, mais aussi Mme Danielle Bousquet, qui était alors députée, Mme la rapporteure Maud Olivier, Mme Catherine Coutelle et, de manière générale, les membres de votre délégation aux droits des femmes, dont je sais l'engagement. Vous avez tous mis vos convictions au service d'un projet dans lequel le Gouvernement se retrouve pleinement.

Souvent, les voix qui s'expriment à propos de la prostitution sont assez éloignées de la réalité et des victimes. Parfois, malgré tout, les personnes prostituées et celles qui l'ont été ont l'occasion de faire entendre leur voix. Ces témoignages me paraissent les plus importants, qu'ils soient ceux d'abolitionnistes ou d'opposants à l'abolition. J'ai été extrêmement touchée par les femmes sorties de la prostitution que j'ai rencontrées et qui m'ont décrit leur parcours, les violences, les pièges et les épreuves traversées pour reconstruire leur vie. Elles m'ont convaincue qu'il est temps d'agir.

Je suis attentive aussi à celles qui revendiquent le droit de vendre leur corps. Elles savent cependant que la réalité massive de la prostitution est celle de l'exploitation sexuelle, de l'asservissement et de la traite d'êtres humains, et que la prostitution n'est jamais le projet d'une vie. Notre responsabilité est de faire que leur avenir soit meilleur que celui auquel elles se destinent aujourd'hui et de veiller à ce que les femmes ne soient plus acculées à cet unique « choix ».

Les polémiques sont vives. On nous dit que la prostitution est « le plus vieux métier du monde ». Quel pauvre argument pour justifier la misère ! Il justifie toutes les impuissances et tous les fatalismes ; c'est une injure faite à l'action publique. La prostitution est indéniablement l'une des plus vieilles oppressions du monde, l'une des dernières résistances à l'affirmation de droits humains universels ; cette résistance historique doit précisément renforcer notre détermination à agir. Non seulement l'abolition de la prostitution est possible mais c'est une obligation pour toute société humaniste. Nos sociétés n'acceptent plus l'emploi de mercenaires, de bourreaux, de forçats ; elles doivent refuser aussi l'exploitation sexuelle des femmes et parfois des enfants.

L'idée selon laquelle le recours à la prostitution serait une fatalité est une insulte aux souffrances de ces femmes et, parfois, ces hommes, et aussi à l'Histoire car la prostitution d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celle que l'on connaissait au 19e siècle ; elle a reculé et profondément changé. Il n'y a pas une prostitution, il y a des prostitutions, et l'une des forces de votre proposition de loi est de tenir compte de cette diversité, car il serait illusoire de donner une réponse unique à des réalités sociales, cliniques et juridiques qui n'ont rien en commun.

Il y a la prostitution visible, celle qui s'exerce dans la rue et qui est à 90 % issue de réseaux situés en dehors de notre territoire. Cette prostitution, c'est de la traite d'êtres humains, et le dire, c'est déjà ouvrir les yeux sur une réalité perceptible sur tout notre continent. Des organisations criminelles transnationales se sont aujourd'hui spécialisées dans la traite des prostituées. Ces mafias structurées recrutent les victimes dans leur pays d'origine. Ces victimes, qui vivent ensuite le plus souvent dans notre pays sans titre de séjour, doivent rembourser au réseau criminel le coût très élevé – jusqu'à 50 000 euros – de leur immigration et sont pour cela contraintes de se prostituer à des tarifs extrêmement faibles et dans des conditions sanitaires déplorables. Je pense, disant cela, aux jeunes Nigérianes et aux jeunes femmes de la communautés tzigane, qui rapatrient ensuite les profits générés dans leurs pays respectifs, par mandats, par porteurs ou par le biais de banquiers officieux. Toutes mes pensées, quand je travaille sur le sujet, vont à ces victimes qui souffrent et qui se trouvent emprisonnées dans des vies de misère et de violences. Ce sont elles que nous voulons protéger.

Il y a aussi la prostitution sur Internet. Des structures internationales plus légères, souvent domiciliées à l'étranger, se sont multipliées et diffusent dans les pays européens, via Internet, une offre extrêmement large, en exploitant la détresse financière de ressortissantes sud-américaines ou d'Europe orientale. Elles organisent des « city-tours » itinérants où les prostituées, exerçant à l'hôtel, se déplacent de ville en ville tous les trois jours en moyenne, dans une logique de grande prudence vis-à-vis des forces de l'ordre et d'adaptation à la demande locale. Pour l'essentiel, ce mode de prostitution est organisé directement sur Internet par des proxénètes demeurant en Europe de l'Est.

Ainsi, la prostitution d'aujourd'hui, c'est la traite des êtres humains et nous devons en tirer toutes les conséquences. Abolir la prostitution est un projet aux conséquences concrètes qui a deux piliers : la fermeté à l'égard des responsables et l'insertion sociale des victimes. L'un ne va pas sans l'autre, et c'est tout l'intérêt de votre proposition d'apporter cette nouvelle cohérence.

La création, en 2003, du délit de racolage passif pesant sur les prostituées a conduit à des situations inacceptables. Avec ce délit, on marche sur la tête, en punissant les victimes, et ce sont bien les victimes qui en ont subi les effets, les violences se multipliant lorsque, pour échapper à la sanction, les personnes prostituées étaient amenées à disparaître dans les zones les plus reculées. Le rapport que l'Inspection générale des affaires sociales m'a remis en décembre dernier montre que la loi pénalisant le racolage a créé des stratégies d'évitement très préjudiciables à la santé des personnes prostituées et à la santé publique. De nombreuses associations confirment ces craintes. Nous devons cesser de faire payer aux plus vulnérables le prix de leurs souffrances et c'est pourquoi je suis favorable à votre proposition d'abroger ce délit.

Certaines associations s'inquiètent des effets de votre proposition de loi sur l'accès des personnes prostituées aux structures sanitaires et sociales. Cette inquiétude est légitime, mais elle me paraît résulter d'une méconnaissance de votre texte puisque, en écartant la menace de l'arrestation qui pesait sur elles, la proposition de loi permettra précisément aux personnes prostituées d'avoir de nouveau accès à ces structures.

Abroger le délit de racolage est par ailleurs cohérent avec le changement de perspective que vous avez souhaité adopter et auquel j'adhère totalement : on ne peut continuer à poursuivre les personnes prostituées comme si elles étaient des coupables.

Cela étant, l'abrogation du délit de racolage ne doit pas signifier l'impunité pour les proxénètes et le coeur de notre politique en matière de prostitution doit demeurer l'infraction de proxénétisme, qui doit rester une infraction à large spectre. Cette abrogation ne doit pas non plus priver les municipalités d'outils de gestion de l'ordre public, laissant alors les maires en première ligne face aux réseaux. Nombre de maires, parmi vous, le savent bien, qui doivent composer entre la tranquillité publique, la sécurité des personnes prostituées, la volonté de limiter l'entrée dans la prostitution et la recherche de moyens de faciliter la sortie de la prostitution.

Je l'ai dit, cette proposition de loi propose un changement de perspective : pour lutter efficacement contre la prostitution, elle fait enfin jouer les véritables responsabilités, en créant une contravention de recours à la prostitution et une nouvelle peine de stage de responsabilisation des clients, pour leur faire prendre conscience de leur rôle dans le système prostitutionnel et prévenir la récidive. Ces modalités nous paraissent efficientes, et j'espère que vos travaux auront permis une réflexion apaisée à ce sujet.

Le client est donc l'un des acteurs du système, mais l'appréhender ne nous fait nullement oublier le combat déterminé qu'il nous faut mener contre les réseaux. Nous ne partons pas de rien, nous avons déjà entamé ce combat : c'était le sens des dispositions de la loi du 5 août 2013 que nous vous avons fait adopter, avec ma collègue Christine Taubira, pour, dans le domaine de la justice, renforcer la lutte contre la traite. De fait, nous avons intensifié cette lutte en mobilisant davantage de groupes d'intervention régionaux à ce sujet, si bien que 51 réseaux ont été démantelés en 2012, soit 30 % de plus qu'il y a deux ans, et que 572 proxénètes ont été arrêtés.

Nous travaillons aussi au renforcement de la coopération européenne dans ce domaine. Ma collègue belge Joëlle Milquet et moi-même avons ainsi réuni, le 30 septembre dernier, nos homologues d'une vingtaine d'États signataires du protocole de Palerme, pour réaffirmer l'actualité de ce texte et ses potentialités dans le cadre européen. Dans quelques jours, je participerai à la réunion du conseil d'Interpol et je ferai, au nom de la France, des propositions tendant à renforcer les échanges bilatéraux dans le cadre de la lutte contre les réseaux de traite et à amplifier la coopération internationale, notamment dans les zones transfrontalières, telle que celle de La Jonquera sur laquelle Mme Ségolène Neuville a appelé mon attention. La disparité des législations nationales et la faiblesse des réponses de l'Union européenne font des victimes : sait-on qu'il y a entre 20 000 et 40 000 prostituées en France mais 400 000 outre-Rhin ?

Ceux qui sont à la tête des réseaux suivent ce que nous faisons et guettent les failles de notre législation. Nous devons être d'une fermeté extrême à leur égard : la fermeté est le seul message qu'ils comprennent, c'est celui que contient la proposition de loi, et le Gouvernement y souscrit pleinement.

Avant la fin de l'année, je présenterai le premier plan gouvernemental de lutte contre la traite des êtres humains. Ce plan, qui a fait l'objet d'échanges nourris avec les associations concernées, est conçu pour renforcer la coopération internationale et aussi pour faciliter l'identification des victimes et l'accès des victimes à leurs droits.

Votre proposition de loi contient des nouveautés importantes, que j'approuve, en libérant les victimes des contraintes qui pèsent sur elles, notamment en reconnaissant un droit au séjour, à titre provisoire, aux personnes prostituées en parcours de sortie de la prostitution. C'est l'un des facteurs permettant véritablement une alternative : l'insertion sociale et professionnelle réelle des prostituées qui est, je le sais, l'une des grandes ambitions de cette proposition de loi.

L'IGAS, je l'ai dit, a mis en évidence l'accroissement des risques sanitaires qui menacent les femmes se prostituant, soulignant que leur taux moyen de mortalité est deux fois plus élevé que dans la population générale. Pour prévenir ces risques, rien ne remplace le travail des associations de terrain. Aussi ai-je, en ces temps budgétaires contraints, augmenté de 25 % les moyens dévolus aux associations qui accompagnent les personnes prostituées. Je fais évidemment miennes les recommandations de l'IGAS tendant à consolider le rôle de ces associations, à simplifier les conditions de leur financement. Votre proposition de loi nous invite à organiser ce soutien de façon plus pérenne, par la création d'un fonds dédié. Le Gouvernement est prêt à s'engager dans cette voie et à prévoir les redéploiements budgétaires nécessaires pour permettre à toutes les personnes prostituées qui le souhaitent de bénéficier du parcours de sortie de la prostitution. Le budget nécessaire au financement d'un accompagnement spécialisé, d'un meilleur accès aux droits et des programmes de réduction des risques devrait se situer dans une fourchette de 10 à 20 millions d'euros par an.

Les pouvoirs publics ont longtemps été piégés, pris dans leurs hésitations et dans leurs contradictions sur le sujet de la prostitution, craignant sans doute qu'un accompagnement social renforcé des prostituées ne génère un appel d'air et n'encourage la prostitution. Nous n'avons pas d'hésitations, nous sommes portés par une conviction simple : les prostituées sont des victimes, et nous devons donc les aider, lutter contre l'entrée en prostitution et démultiplier les voies de sortie de la prostitution. C'est le sens de la nouvelle organisation des services de l'État que vous proposez à l'article 2 de la proposition de loi et dans laquelle je me retrouve.

Sans doute vous rappelez-vous que Victor Schoelcher, qui avait pris la présidence de l'Association pour l'abolition de la prostitution réglementée, avait lancé les travaux d'une commission parlementaire à ce sujet. L'engagement abolitionniste est donc ancien, et ce n'est pas un hasard si cette proposition rassemble aujourd'hui l'ensemble des familles politiques de notre pays.

Je vous remercie d'avoir su faire prévaloir les arguments de raison avec sérénité dans un débat qui suscite des réactions enflammées et qui permet à certains de laisser entendre que l'action publique ne pourrait rien changer. Comme vous, je n'en crois rien. (Applaudissements)

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