Intervention de Grégoire Théry

Réunion du 6 novembre 2013 à 13h30
Commission spéciale pour l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du Nid :

Je commence par un rappel historique. Fondé en 1946, le Nid a été scindé en 1971 en deux associations : l'Amicale du Nid et le Mouvement du Nid. Le Mouvement du Nid est une association présente dans 32 départements français. Porté par 450 bénévoles, appuyés par 18 salariés, il est à la fois un mouvement de société et une association de terrain.

Une association de terrain car la première action du Mouvement du Nid est la rencontre sur les lieux de prostitution. Nous rencontrons chaque année 5 000 personnes prostituées dans les 32 villes où nous sommes présents, dont certaines depuis plusieurs dizaines d'années. Une véritable confiance s'est ainsi tissée sur les lieux de prostitution ; elle nous a permis d'évaluer l'évolution du phénomène. Nous accueillons chaque année entre 1 000 et 1 500 personnes. Nous travaillons également auprès des travailleurs sociaux. Nous formons chaque année 3 000 professionnels aux réalités de la prostitution.

Nous animons des actions de prévention auprès des jeunes dans leur établissement scolaire – 17 000 jeunes en 2012. Il s'agit moins d'une action de prévention des risques prostitutionnels que d'une action de réflexion et de développement des compétences psychosociales des jeunes. Nous abordons avec eux l'estime de soi, le respect de soi et de l'autre, la liberté et la pression du groupe, les moyens de se construire librement dans le respect de soi et des autres, ce qui nous amène à aborder les questions de la marchandisation, de la déconstruction des stéréotypes sexistes, etc.

Enfin, nous menons une action d'information grâce à une revue intitulée Prostitution et société, publiée depuis plus de trente ans, et à un site Internet mis à jour toutes les semaines avec des actualités et de nombreux témoignages directs de personnes prostituées – étrangères, françaises, transsexuelles, exerçant dans la rue, par Internet, en escorting, etc.

En matière de prostitution, il importe de distinguer les principes, les réalités et les mesures. Le débat public entretient en effet une confusion permanente entre les principes et les mesures. Sur la pénalisation du client, par exemple, on ne sait plus, sur le principe ou sur l'efficacité de la mesure, si les gens sont d'accord ou contre.

À nos yeux, la prostitution est d'abord un acte sexuel imposé par la contrainte financière. Des hommes n'ont pas de scrupules à exploiter la précarité et la vulnérabilité de femmes, d'hommes, d'enfants ou de personnes transsexuelles pour leur imposer un acte sexuel par l'argent. Nul ne peut ignorer que ce sont les plus vulnérables qui finissent sur les trottoirs. Et dans tous les pays : en Inde, les femmes des plus basses castes sont surreprésentées dans la prostitution ; au Canada, ce sont les femmes autochtones amérindiennes ; et en Europe de l'Ouest, les femmes migrantes, les minorités ethniques ou les groupes discriminés. Un grand nombre de femmes bulgares sont prostituées en Europe de l'Ouest et, selon le Conseil de l'Europe, 80 % d'entre elles appartiennent à la minorité turcophone et à la minorité rom. En France, en 1937, la traite des êtres humains touchait notamment des femmes bretonnes qui étaient amenées à Paris. En 2013, les femmes exploitées sont issues de pays moins développés, en particulier de groupes déjà discriminés dans ces pays.

Ainsi, la prostitution est une violence et un obstacle à l'égalité.

Comme Geneviève Duché l'a souligné, la violence commence malheureusement bien avant la prostitution. Les violences sexuelles ou psychologiques portent une telle atteinte à l'intégrité de la personne, dégradent tant l'image que l'on a de soi qu'elles peuvent amener à l'acte prostitutionnel. Les violences ont lieu pendant la prostitution car, chacun le sait, la prostitution est un univers violent. Les violences ont lieu aussi après la prostitution parce que les stigmates perdurent et font parfois obstacle à la réinsertion. La violence, enfin, est faite d'actes sexuels répétés et sans désir. La prostitution traduit toujours un rapport inégalitaire entre une personne qui de l'argent et une autre qui en a besoin. La première a le pouvoir, la seconde fait ce qu'elle peut pour vivre ou survivre.

Le tournant historique opéré par cette proposition de loi consiste précisément à fonder désormais les politiques publiques en matière de prostitution sur le principe selon lequel elle constitue une violence et un obstacle à l'égalité entre les femmes et les hommes, comme entre les plus riches et les plus pauvres, entre les citoyens de notre pays et ceux des autres pays du monde. Et ce bouleversement se traduit dans trois mesures.

Premièrement, les victimes sont enfin reconnues comme telles et cela n'est possible que si la prostitution est considérée comme une violence. Un accompagnement social global est mis en oeuvre parce que des victimes doivent être aidées pour s'en sortir. De la même manière, l'accès à l'indemnisation est favorisé car le préjudice est reconnu ; et les mesures répressives sont supprimées parce que les personnes prostituées ne sont pas des délinquantes. En France, le racolage est considéré comme une infraction depuis 1939 mais, entre 1946 et 1958, il était plus lourdement condamné que le proxénétisme. Enfin, la protection des victimes, mêmes étrangères, prime sur toutes les politiques, migratoires notamment, parce que la violence subie constitue un obstacle à l'égalité.

Deuxièmement, la fin de l'impunité pour ceux qui ont exploité cette précarité, cette vulnérabilité afin d'imposer un acte sexuel par l'argent. C'est parce que la prostitution est une violence, un obstacle à l'égalité, un obstacle au projet d'une société plus égalitaire, plus juste, que l'achat d'un acte sexuel doit être interdit. Trois raisons majeures fondent la pénalisation des clients, des « prostitueurs » ou, mieux, de l'achat d'un acte sexuel.

D'abord, dans la mesure où la loi interdit d'imposer un acte sexuel par la contrainte physique – le viol –, ou en abusant d'une position d'autorité – l'employeur sur le salarié, l'adulte sur l'enfant –, il est juste de l'interdire aussi quand il s'agit de profiter de la vulnérabilité de celles et ceux qui ont besoin de se prostituer pour survivre.

Ensuite, l'interdiction de l'achat d'un acte sexuel est la mesure la plus pragmatique pour les personnes qui vont rester dans la prostitution. D'aucuns avancent, y compris Médecins du Monde, que cette mesure risque d'accroître la précarité des personnes prostituées en les exposant davantage aux maladies sexuellement transmissibles ou à la violence. Or, selon les personnes prostituées elles-mêmes, le danger n'est pas dans la rue ou sur Internet, le danger existe lorsqu'elles se retrouvent seules avec le client, par exemple lorsqu'il tente d'imposer un acte sexuel sans préservatif. Grâce à cette PPL, la personne prostituée pourra, pour la première fois, dire au client que le simple fait pour lui de solliciter un acte sexuel suffit à le condamner. Cette mesure, qui certes ne réglera pas tout – il y aura toujours des clients qui paieront beaucoup plus cher pour imposer un acte sexuel sans préservatif – permettra de renforcer la position des personnes prostituées.

Enfin, la pénalisation des clients permettra de combattre les profits des proxénètes – qui cherchent d'abord et avant tout à gagner de l'argent. Il deviendra donc moins rentable pour eux de s'installer en France. Comme les multinationales, les proxénètes investissent dans les pays les plus rentables. Selon les Nations unies, le problème de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle est qu'elle est trop rentable. Il faut donc, par l'intermédiaire de la demande, attaquer le modèle économique de ce crime organisé pour le faire reculer. Certes, le problème se déplacera à l'étranger, mais, à terme, l'harmonisation des législations permettra, nous l'espérons, de dissuader les criminels, qui sont guidés, non par le mal, mais par l'argent seulement, et de les pousser vers d'autres activités aux conséquences moins dramatiques.

Troisièmement, la France, pour la première fois, peut se donner les moyens de faire reculer la prostitution. Si la prostitution est considérée comme une atteinte à la dignité depuis 1960, alors elle est incompatible avec notre projet d'égalité entre les femmes et les hommes, avec notre projet de société visant à l'émancipation de chacun. Aujourd'hui, le bilan de la France est loin d'être ridicule : elle a limité le développement de la prostitution – 20 000 à 40 000 personnes sont actuellement prostituées – et son arsenal juridique est très ferme en matière de lutte contre le proxénétisme. L'Allemagne compte 200 000 à 400 000 prostituées, elle a dépénalisé le proxénétisme et accordé le statut d'entrepreneur du sexe aux proxénètes. Dans ce pays, mais aussi en Suisse et aux Pays-Bas, lorsque l'État veut durcir la législation en matière de proxénétisme, des procès sont intentés devant les tribunaux de commerce pour atteinte à la liberté d'entreprise ! Pour faire reculer la prostitution chez nous, il faut d'abord renforcer la lutte contre le proxénétisme, ce que fait la PPL en introduisant des dispositions contre le proxénétisme, y compris sur Internet grâce au blocage des sites de prostitution. Il faut ensuite, ce qui ne figure pas dans la PPL, renforcer les moyens de la politique pénale, de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains, l'OCRTEH, des brigades spécialisées au niveau régional ou encore des groupes d'intervention régionaux. Il faut enfin – et c'est ce en quoi la PPL est cohérente – pénaliser l'achat d'un acte sexuel et améliorer la protection et l'accompagnement global des victimes.

Cette proposition de loi est issue d'un très long travail de discussions et de revendications portées par les associations. Elle est à nos yeux globale et cohérente. Nous espérons que sa mise en application permettra de réelles avancées. À cet égard, nous avons quelques revendications très précises à vous proposer.

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