Je suis à la fois heureuse et honorée de pouvoir m'exprimer devant vous aujourd'hui. Je suis procureure depuis 1993, chef du parquet international de Stockholm. Je le ferai en français, vous remerciant par avance de bien vouloir me pardonner si je commets quelques fautes, car j'ai quitté la France pour la Suède à l'âge de huit ans.
La loi adoptée par la Suède en 1999 vise le client, l'acheteur de sexe. Si c'est lui qui est visé, et non la prostituée, c'est que nous pensons que l'immense majorité des prostituées ne se prostituent pas par choix et qu'en ce domaine, c'est la demande qui crée l'offre. L'acheteur de sexe est le dernier maillon de la chaîne. Sans lui, il n'y aurait pas de prostitution.
Qu'est-ce que se prostituer pour une femme ? Il faut appeler les choses par leur nom : c'est être pénétrée plusieurs fois par jour par des hommes qu'elle ne connaît pas et qu'elle n'a pas choisis. Il n'y a pas de réciprocité entre deux personnes, qui se seraient choisies. Avec la lutte contre la prostitution, il en va donc de l'égalité entre les femmes et les hommes, et de manière plus générale, des droits de l'Homme. Si on trouve normal d'acheter une relation sexuelle auprès d'une femme contrainte de se vendre, c'est qu'on pense que les femmes et les hommes n'ont pas la même valeur. Si cela ne consacrait pas cette inégalité, autant d'hommes que de femmes se prostitueraient et les hommes seraient aussi nombreux que les femmes à être exposés dans les vitrines d'une ville comme Amsterdam… Tout comme on ne souhaite pas que sa fille devienne prostituée, on ne doit souhaiter que son fils devienne acheteur de sexe. Les hommes et les femmes ont en effet la même valeur et une relation sexuelle doit reposer sur un désir réciproque.
Ceux qui s'opposent à la pénalisation des clients, dans votre pays aujourd'hui comme en Suède en 1999, avancent comme argument que cela accroîtrait le danger pour les prostituées. Or, on n'a absolument pas noté d'augmentation de l'insécurité pour les prostituées depuis 1999 en Suède. Au contraire, elles sont davantage aidées par les services sociaux et la police. Que les tenants de cet argument apportent donc des preuves : je n'en ai jamais vu le début du commencement, alors même que je travaille sur le terrain.
La pénalisation réduira le nombre de clients, disent d'autres. En effet, mais n'est-ce pas ce que l'on souhaite ?
La plupart des prostituées en Suède sont étrangères. Venues de Roumanie, des pays baltes ou de Russie, elles se prostituent pour survivre. Très pauvres, originaires le plus souvent de petits villages, elles ne parlent pas le suédois, très rarement une autre langue étrangère, et sont très vulnérables. La pauvreté dans le monde ne disparaîtra pas demain d'un coup de baquette magique et il y aura donc toujours des gens qui auront besoin de se débrouiller pour survivre, en mendiant, en volant, en se prostituant. Il est donc beaucoup plus pertinent, en matière de prostitution, de changer de point de vue et de s'intéresser aux clients. La prostitution comporte toujours des violences. Celles-ci ne s'accroîtront pas parce que le client sera pénalisé. Il est bien plus important de supprimer le délit de racolage qui fait que les prostituées ont peur de la police et des services sociaux.
Un autre argument avancé par ceux qui s'opposent à la pénalisation du client est que cela renforcerait la clandestinité. J'avais tendance moi aussi à le penser en 1999 mais cela s'est révélé faux. Le proxénétisme et la traite sont, en Suède comme en France, des activités illégales relevant de la criminalité organisée, lourdement sanctionnées, et par nature clandestines. Que le client soit ou non pénalisé ne change rien. Si des prostituées étrangères se retrouvent sur nos trottoirs, c'est que quelqu'un les a recrutées, a organisé leur voyage, leur a trouvé un lieu d'exercice, a confectionné leur site Internet et leur amène des clients. Il est indifférent que les filles soient sur le trottoir ou à l'hôtel. Les prostituées indépendantes, qui font cela par choix et sans proxénète, sont très rares. Pour elles, rien ne changera car elles n'intéressent ni la police ni la justice, dont la préoccupation est de démanteler les réseaux qui exploitent des personnes vulnérables.
Un autre argument encore est que la prostitution se réfugierait sur Internet. Mais elle y est déjà, comme tout ! Et de toute façon, la police surveille aussi Internet – la police française excelle d'ailleurs en ce domaine. Et c'est grâce à cette surveillance que certains réseaux de traite peuvent être repérés. En effet, pour vendre sur Internet, il faut exposer sa marchandise, et la marchandise en l'espèce, ce sont les filles – il y a bien quelques garçons, mais cela reste tout à fait marginal, 90% des acheteurs de sexe étant des hommes.
Un autre argument avancé est que les clients, s'ils sont pénalisés, risquent d'être plus violents. Cela n'a jamais été prouvé. Ce qui importe, au contraire, est que les prostituées, elles, ne risquent pas d'être poursuivies, de façon qu'en cas de danger, elles ne craignent pas de s'adresser à la police ou aux services sociaux. La plupart d'entre elles, venant de pays où le racolage est illégal, ne savent même pas qu'en Suède, leur activité n'est pas illégale.
C'est dans les pays où les inégalités entre les hommes et les femmes sont les plus fortes que le plus de violences sont commises à l'encontre des femmes. Cela vaut aussi pour les prostituées. Chacun a entendu parler des viols épouvantables qui ont lieu en Inde ou dans certains pays d'Afrique. Des crimes aussi violents sont rarissimes en Suède.
Un autre argument est que la police aurait du mal à arrêter les acheteurs de sexe. En Suède, elle entretient d'excellentes relations avec les hôtels, et elle s'appuie sur tout un travail de renseignement. Elle met en place les écoutes nécessaires et surveille Internet pour remonter les filières. C'est en général à partir des clients, derniers maillons de la chaîne, qu'elle peut le faire.
Certains, enfin, objectent qu'en dépit de la loi pénalisant le client, les acheteurs de sexe n'ont pas disparu en Suède. Certes, mais leur nombre a considérablement diminué, et ils sont incomparablement moins nombreux que dans les pays voisins. L'interdiction et la répression de l'achat de sexe ne le feront pas disparaître du jour au lendemain, tout comme sa répression n'a pas fait cesser la consommation de stupéfiants. Mais il est important de poser certains interdits et de les assumer. Une réponse pénale ne peut à elle seule résoudre le problème de la prostitution. Il faut aussi que les mentalités évoluent et que progresse l'égalité entre les hommes et les femmes. C'est une question d'éducation. C'est dès la crèche qu'il faut apprendre aux petits garçons et aux petites filles qu'ils ont la même valeur. Si chaque homme finit par comprendre que « cela ne se fait pas » d'acheter une relation sexuelle avec une femme parce que la sexualité doit reposer sur deux désirs réciproques, on aura beaucoup progressé.
Comment répondre à la misère sexuelle si on interdit l'achat de sexe ? m'a-t-on parfois demandé. Excusez-moi, mais la question me fait rire. Se soucie-t-on de la misère sexuelle des femmes divorcées ou veuves ? Trouve-t-on des hommes prostitués en vitrine que ces femmes pourraient acheter ? La misère sexuelle ne trouvera pas de solution dans la prostitution. Si on est malheureux dans son mariage, on prend une maîtresse ou un amant, mais on ne va pas voir une prostituée.