Le vote d'une loi de programmation militaire est de première importance pour nos armées et pour notre nation, car il définit le cadre de référence pour construire un modèle d'armée cohérent dans la durée et adapté aux problématiques du monde contemporain.
Après que Sénat a adopté le texte en première lecture le 21 octobre dernier, la commission des Finances s'est saisie pour avis des chapitres Ier et Ier bis. Elle ne s'est pas saisie des diverses dispositions relatives au renseignement ou au traitement des militaires en matière pénale, qui relèvent plus particulièrement de la commission saisie au fond et de la commission des Lois.
Précisons d'emblée que la portée normative du texte, en matière financière, est limitée. En effet, seules les lois de finances ont vocation à déterminer effectivement les ressources et les dépenses qui seront engagées sur une base annuelle, comme vient de le faire le projet de loi de finances pour 2014. La loi de programmation établit cependant une trajectoire financière qui servira de référence au moment du vote des budgets successifs. C'est essentiellement sur cette trajectoire financière que portera mon analyse.
Je commencerai toutefois par résumer en trois points les objectifs stratégiques auxquels elle correspond, qui résultent essentiellement du Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale rendu public en avril 2013.
En premier lieu, il fallait définir une trajectoire qui puisse concilier souveraineté budgétaire et souveraineté stratégique. Les objectifs fixés par la précédente loi de programmation militaire, établie avant la crise, n'étaient plus tenables et n'étaient d'ailleurs pas tenus. En effet, alors que cette loi fixait le niveau de la ressource, entre 2009 et 2013, à 161,9 milliards d'euros, le ministère de la Défense n'a bénéficié que de 157,1 milliards d'euros, soit 4,8 milliards d'euros de moins : l'équivalent du prix de 48 avions de chasse de type Rafale. Il fallait donc revenir à une trajectoire plus réaliste.
En deuxième lieu, il était nécessaire de moderniser notre outil de défense en tenant compte de l'évolution du contexte international et des menaces qui pèsent sur notre pays. Trois grands principes ont été retenus : l'autonomie stratégique, c'est-à-dire la capacité pour notre pays d'assurer seul la conduite d'opérations qu'il jugerait nécessaires ; la différenciation des forces, qui résulte d'un entraînement adapté à la spécificité des missions de chaque unité ; enfin, la mutualisation des forces, qui consiste à affecter un noyau de capacités polyvalentes à plusieurs missions, notamment en matière de soutien ou de renseignement.
Tels sont les principes qui guident les investissements nécessaires prévus par la loi de programmation militaire.
Le troisième axe stratégique retenu par le Livre blanc réside dans la priorité accordée au maintien de l'activité opérationnelle. Ce concept recouvre essentiellement l'entraînement des forces, mais aussi la disponibilité des matériels que nos soldats sont amenés à utiliser. Or, la disponibilité des équipements n'a cessé de décliner au cours des dernières années, notamment en raison de la sophistication croissante des matériels. C'est pourquoi, sur la période 2014-2019, les crédits consacrés à l'entretien programmé du matériel croîtront en moyenne annuelle de 4,3 %, pour s'établir, toujours en moyenne annuelle, à 3,4 milliards d'euros courants.
Ces grands principes, ainsi que le détail des acquisitions et des investissements prévus, sont décrits dans le rapport qui est annexé à la loi de programmation militaire et dont l'approbation fait l'objet de l'article 2 du texte.
J'en viens maintenant à l'analyse de la trajectoire financière qui est prévue.
Les ressources programmées au profit de la mission Défense s'élèveront à 190 milliards d'euros courants, soit 179,2 milliards d'euros constants, sur la période 2014-2019. C'est l'objet de l'article 3 de la loi de programmation.
Durant les trois premières années, le montant total des ressources de la mission Défense sera préservé en valeur au niveau atteint dans la loi de finances initiale pour 2013, soit 31,37 milliards d'euros. À partir de 2017, ces crédits seront progressivement renforcés pour être portés à 32,51 milliards d'euros en 2019. Au total, entre 2014 et 2019, ils progresseront donc de 3,6 %.
Le maintien, puis l'augmentation, des crédits de la défense correspondent donc à la volonté du Président de la République et du Gouvernement, et de maintenir l'ensemble du spectre des missions actuellement confiées à nos armées, et de préserver notre base industrielle et technologique de défense, qui procure près de 165 000 emplois directs et indirects.
À ce titre, il est important de souligner qu'aucun des grands programmes d'armement n'est remis en cause ou abandonné, même si le ministère de la Défense a entrepris de renégocier certains contrats afin d'étaler dans le temps les livraisons – c'est notamment le cas des sous-marins de type Barracuda et des hélicoptères NH90. Les dépenses d'équipement seront en moyenne de 17,2 milliards d'euros par an, mais connaîtront une accélération progressive sur la période de programmation, puisque 16,5 milliards d'euros d'investissement sont prévus en 2014 et 18,2 milliards d'euros en 2019.
Cette programmation est donc ambitieuse, mais elle semble réaliste et nécessaire.
Certains points méritent cependant une attention particulière. J'en citerai quatre : la perception des ressources exceptionnelles, le financement des opérations extérieures, la maîtrise de la masse salariale et le respect des hypothèses d'exportations.
Pour ce qui est tout d'abord des recettes exceptionnelles, les 6,1 milliards d'euros programmés représentent une somme importante, en particulier pour les premières années de la programmation puisque 1,77 milliard d'euros sont prévus en 2014 et en 2015, puis 1,25 milliard d'euros en 2016. Par un système de « vases communicants », ces ressources déclineront ensuite pour se réduire à 150 millions d'euros en 2019. Les crédits budgétaires viendront donc prendre la relève des ressources exceptionnelles à partir de 2016.
Ces ressources exceptionnelles seront notamment constituées de l'intégralité du produit de la cession d'emprises immobilières utilisées par le ministère de la Défense, pour au moins 660 millions d'euros sur la période 2014-2016, des redevances versées par les opérateurs privés au titre des cessions de fréquences déjà réalisées lors de la précédente loi de programmation, pour environ 200 millions d'euros, et d'un nouveau programme d'investissements d'avenir au bénéfice de l'excellence technologique des industries de défense, pour 1,5 milliard d'euros – ces derniers crédits figurent d'ores et déjà dans le projet de loi de finances pour 2014.
Ces ressources seront perçues de manière certaine par le ministère de la Défense pour un montant total de 2,38 milliards d'euros. Reste donc à trouver 3,72 milliards d'euros pour parvenir au montant de 6,1 milliards d'euros prévu par la loi de programmation.
Ces sommes seront en majeure partie issues de la vente aux enchères des fréquences comprises entre 694 et 790 mégahertz, communément désignées comme la « bande des 700 ». Il s'agit là d'un premier point appelant notre vigilance. En effet, si le montant anticipé n'apparaît pas exagéré dans la mesure où ces fréquences basses sont très demandées par les opérateurs, le calendrier de perception de ces ressources est plus incertain, car une négociation européenne sur l'harmonisation des fréquences en Europe, ou « deuxième dividende numérique », est prévue pour la fin de l'année 2015 et les acquéreurs ne se manifesteront certainement pas en nombre avant cette date.
Pour parer à toute éventualité, deux clauses de sauvegarde ont donc été introduites à l'article 3, qui précise désormais que d'autres ressources exceptionnelles, comme le produit de cessions de participations au sein d'entreprises publiques, ou des crédits interministériels seront mobilisés au besoin.
Cette nouvelle version du texte paraît de nature à garantir que les équilibres financiers sur lesquels repose la loi de programmation ne seront pas remis en cause. C'est la raison pour laquelle je suis favorable à l'article 3 dans sa rédaction actuelle.
Deuxième point sur lequel la vigilance s'impose : les opérations extérieures (OPEX). L'article 3 bis de la loi de programmation prévoit en effet une diminution de l'enveloppe annuelle qui leur est consacrée : elle passera de 630 à 450 millions d'euros à partir de 2014. Cette réduction des crédits peut a priori apparaître contestable sachant que l'enveloppe consacrée aux OPEX est systématiquement dépassée. À y regarder de plus près, la rédaction de cet article est toutefois favorable au ministère de la Défense car elle dispose que les surcoûts non couverts par cette dotation feront « l'objet d'un financement interministériel ».
Cette disposition repose sur la distinction entre les missions extérieures traditionnellement confiées au ministère de la Défense, comme la présence au Liban ou en Côte d'Ivoire, dont le coût devra être couvert par la dotation de 450 millions d'euros, et les missions « exceptionnelles » décidées par le pouvoir politique, comme les interventions en Libye ou au Mali, dont le financement excédentaire devra être couvert par la mobilisation de crédits interministériels afin de ne pas affecter les crédits propres du ministère de la Défense. Je suis donc favorable à la rédaction actuelle de l'article 3 bis, mais il faudra là aussi veiller à ce que cette clause de sauvegarde soit bien appliquée.
La troisième condition pour que la trajectoire financière soit conforme aux prévisions réside dans la maîtrise de la masse salariale, objet de l'article 4 du projet de loi. En effet, sous la précédente loi de programmation, cette masse salariale n'a cessé de croître malgré les réductions d'effectifs.
C'est la raison pour laquelle le présent projet de loi prévoit 23 500 réductions de postes supplémentaires par rapport à la précédente programmation, mais accorde aussi une attention accrue à la question du repyramidage afin de contenir l'évolution des effectifs d'officiers. Ainsi, dès 2015, on devrait assister à une réduction des dépenses du titre 2, après des décennies d'augmentation constante. D'un montant annuel moyen de 11 milliards d'euros en 2013 et en 2014, on devrait ainsi approcher un montant de 10,2 milliards d'euros en 2019. Ces réductions d'effectifs concerneront en priorité – pour les deux tiers – les fonctions de soutien, et pour un tiers seulement les unités opérationnelles. Enfin, je crois nécessaire de rappeler qu'avec 242 279 personnels en 2019, l'armée française restera en nombre – comme, je l'espère, en qualité – la première armée d'Europe.
Dernier point sur lequel il faudra être vigilant : les exportations. Sous la précédente loi de programmation militaire, l'absence d'exportations de certains matériels – en particulier du Rafale – a en effet engendré des mouvements de crédits très importants au détriment d'autres programmes d'équipement, en raison des contrats de livraison liant l'État aux industriels.
La présente loi de programmation formule l'hypothèse que les exportations prendront le relais des commandes d'État. À titre d'exemple, à partir de 2017, l'État n'achètera plus aucun Rafale. D'après les informations dont je dispose, ce scénario est tout à fait plausible. L'Inde est en effet engagée dans des négociations exclusives portant sur l'acquisition de 126 de ces avions dont 18 seront construits en France, ainsi que les kits de livraison des autres appareils. Le Qatar souhaite également acquérir 36 appareils, sans toutefois que les discussions à ce sujet soient aussi avancées qu'avec l'Inde.
C'est pourquoi l'un des objets de la clause de rendez-vous de 2015 inscrite au troisième alinéa de l'article 4 bis consiste à faire un point sur l'avancement des projets d'exportation, ce qui permettra, le cas échéant, de renégocier des contrats. Je suis également favorable à cet article, mais je présenterai tout à l'heure un amendement visant à une meilleure information du Parlement sur le respect des prévisions dans ce domaine.
J'évoquerai enfin un dernier élément qui, s'il ne relève pas directement de la loi de programmation, est néanmoins crucial : le report de charges cumulé, qui atteint aujourd'hui près de 3 milliards d'euros, dont 2 milliards d'euros pour le seul programme 146 consacré à l'équipement des forces. Il me semble essentiel que les gels et surgels qui ont bloqué une partie importante des crédits du ministère de la Défense – jusqu'à 20 % des crédits de l'armée de terre par exemple – soient enfin levés pour ne pas aggraver la situation. À cet égard, je dois avouer mon inquiétude face à l'hypothèse défendue par Bercy et par Matignon d'une économie de 500 millions d'euros supplémentaires sur le budget de la défense. La concomitance entre cette hypothèse et la dégradation de la note de la France par l'agence de notation Standard & Poor's ne doit pas faire oublier que la préservation de notre outil de défense doit passer avant les intérêts particuliers des marchés financiers. Je ne dispose pas à ce stade d'éléments suffisants pour en déterminer l'éventuel impact sur l'entrée en programmation. Dans un communiqué en commun daté du 11 novembre, les deux ministres de la Défense et du Budget ont rappelé leur objectif de garantir les ressources nécessaires au respect de la loi de programmation militaire. Nous en saurons plus demain.
La loi de programmation militaire repose sur un mécanisme simple : si le ministère de la Défense parvient à mener à bien les réformes qu'il doit conduire, il disposera de crédits suffisants. À l'inverse, si des dérapages sont constatés, il se trouvera en situation d'auto-assurance. S'il doit faire face à des aléas indépendants de sa volonté, comme des interventions extérieures ou la non-perception des ressources exceptionnelles en temps et en heure, des clauses de sauvegarde prévoient la mise en oeuvre d'un financement interministériel évitant que le budget propre de la défense soit excessivement mis à contribution.
Ce mécanisme d'équilibre, ainsi que le caractère réaliste des prévisions inscrites dans le texte, me conduisent donc à donner un avis favorable sur ce projet de loi de programmation, tout en recommandant une vigilance particulière sur les quatre points que j'ai soulignés.
J'évoquerai pour conclure les pouvoirs de contrôle du Parlement, qui font l'objet d'un chapitre Ier bis introduit au Sénat. Ces dispositions tendent à conférer aux présidents et aux rapporteurs budgétaires des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées de la défense des pouvoirs d'investigation étendus, comparables à ceux des rapporteurs spéciaux, afin de contrôler l'emploi des crédits inscrits dans la loi de programmation militaire. Comme je l'ai indiqué lorsque nous avons débattu de ce point en réunion du Bureau la semaine dernière, la rédaction du Sénat me semble légèrement excessive sur cette matière si particulière qu'est la défense nationale. Je serai ainsi amené à proposer, comme vous l'avez vous-même suggéré, monsieur le président, une position moyenne, un peu en retrait par rapport au texte issu du Sénat. Nous en reparlerons plus longuement tout à l'heure en examinant l'amendement que j'ai déposé à cet effet.