SECAFI est une des sociétés du groupe Alpha. Le groupe compte 1 200 collaborateurs répartis entre trois branches, dont 600 travaillent au sein de SECAFI, le premier cabinet de conseil auprès des comités d'entreprise (CE) et des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Sémaphores assiste les collectivités locales et les entreprises notamment dans leurs actions de revitalisation des territoires. Sodie accompagne les demandeurs d'emploi soit avec les entreprises quand il y a des licenciements économiques, soit avec Pôle emploi, dont nous sommes l'un des principaux opérateurs.
Nous intervenons dans le groupe Goodyear et dans l'établissement d'Amiens depuis une dizaine d'années sous des formes diverses, aussi bien auprès du comité central d'entreprise (CCE) que des CHSCT. Notre cabinet a été désigné pour accompagner la réflexion du CCE dans le cadre du projet de fermeture de l'usine d'Amiens-Nord. Il est maintenant notoire que notre relation avec la partie syndicale, qui a été de grande qualité pendant toutes ces années, s'est quelque peu dégradée avec l'organisation syndicale majoritaire sur le site d'Amiens-Nord depuis la proposition de reprise faite par Titan fin 2011–début 2012, après que nous avons assez clairement affiché notre souhait de voir ce plan pris en considération, estimant la solution proposée solide, pérenne et viable et présentant l'avantage de sauver près de la moitié des 1 200 emplois du site - 537, et 548 avec les cadres commerciaux. L'organisation syndicale majoritaire à Amiens a choisi une autre voie et un autre conseil que celui de SECAFI, et notamment le développement de procédures judiciaires, ce qui a amené Titan à se retirer, et la relation avec la direction à ne pas s'améliorer au fil du temps. Pour moi, la façon dont on juge le dossier Titan et les relations entre Titan et Goodyear est un élément essentiel du dossier.
Notre analyse, lors de cette restructuration, a porté sur les pneumatiques « tourisme » et sur les pneumatiques « agricoles ». Comme d'habitude, nous avons examiné les fondamentaux du site concerné mais aussi l'environnement du groupe, sa stratégie et la relation entre les acteurs. Nous essayons de comprendre cette stratégie, pas forcément de la partager, et au long des dix années où nous nous sommes exprimés, nous avons souvent eu une approche très critique de la stratégie de Goodyear. Mais notre rôle de conseil auprès des représentants du personnel nous amène à un moment donné à leur indiquer quelles nous semblent être les voies du compromis le plus satisfaisant possible ; il leur revient ensuite de prendre leurs responsabilités.
La situation de Goodyear n'est pas la même pour l'activité « tourisme » et pour l'activité « pneumatiques agricoles ». Je ne pleurerai pas sur la situation d'une multinationale qui va distribuer des dividendes, mais pour tenter de comprendre sa stratégie, il faut aussi comparer sa situation à celle de ses concurrents. On se rend alors compte que la rentabilité nette de Goodyear est très inférieure à celle de ses concurrents principaux, Michelin, Bridgestone et Continental. Son endettement est élevé : il représente, ces derniers temps, plus de quatre fois ses fonds propres. Surtout, le niveau des fonds propres de ses concurrents est, en valeur absolue, beaucoup plus élevé que le sien : moins d'un milliard pour Goodyear, mais plus de 12 milliards de dollars pour Bridgestone et plus de 8 milliards pour Michelin.
Dans les enjeux de compétitivité entre les groupes, ces données ont leur importance. Elles peuvent expliquer – et, encore une fois, je ne porte pas de jugement de valeur – que Goodyear choisisse de distribuer des dividendes bien que sa situation ne soit pas bonne au regard de celle de ses concurrents. Mais la conséquence de ce choix est évidente : quand Goodyear investit moins de 2 % de son chiffre d'affaires en recherche et développement, Michelin investit près de 3 %. Pour ce qui est des investissements industriels, Goodyear investit moins de 5 % de son chiffre d'affaires quand Michelin investit de 8 à 9 %. Si Goodyear poursuit dans cette voie, sa compétitivité continuera de se dégrader.
S'agissant de l'activité « tourisme », le marché européen a beaucoup évolué au cours de la dernière période, avec une montée en gamme au bénéfice des pneumatiques de taille plus importante. On constate notamment le développement d'un segment haut de gamme concernant les pneus de 17 pouces et davantage. La vente des pneus plus petits enregistre une baisse en volume en Europe.
Or, le site d'Amiens est historiquement positionné sur une production de pneus de 13 à 16 pouces. La question de son positionnement s'est posée dès 2007. Pour assurer sa pérennité, il fallait faire évoluer l'offre combinée (product mix) tout en conservant des volumes suffisants pour amortir les coûts fixes, élevés ; cela suppose de ne pas abandonner complètement et brutalement les productions standards, au moins dans un premier temps.
Des investissements importants étaient nécessaires, tant pour faire évoluer l'outil que pour compenser l'absence d'investissements depuis plusieurs années. Sur la période 2005–2007, si l'on compare avec la concurrence, ce retard représente plus de 50 millions de dollars pour les deux sites d'Amiens. Il fallait essayer de le rattraper ; cela n'a pas été possible pour des raisons sur lesquelles je reviendrai.
C'est dans cette période de focalisation sur des pneumatiques à forte valeur ajoutée que se sont déroulées les discussions sur le complexe industriel d'Amiens, les deux sites Nord et Sud souffrant d'un sous-investissement chronique et de fortes baisses de volumes en 2005 et 2006.
En 2007, compte tenu de la situation des deux usines, la direction présente le projet dit « Groupe Complexe d'Amiens » (GCA) qui visait la création d'une structure commune aux deux établissements, l'objectif étant « de bâtir un projet pour assurer l'avenir industriel des deux sites d'Amiens ». Il est prévu à cette fin un investissement de 52 millions d'euros destiné à faire évoluer l'offre combinée, ainsi que l'accroissement du temps de travail et la modification de l'organisation du travail – la production en continu sur le mode 4x8, 35 heures de travail hebdomadaires en moyenne pour tous, le fonctionnement des usines 350 jours par an –, et enfin le non-remplacement des départs « naturels ».
Le point dur des négociations portait notamment sur le temps et sur l'organisation du travail. L'objectif affiché par la direction était d'accroître le nombre de jours travaillés pour qu'il atteigne 214 jours par an, et le nombre d'heures travaillées pour le porter à 1 607 heures par an. Pour nous, ces points n'apparaissaient pas comme les plus déterminants dans l'équilibre économique du projet. Le projet GCA est en effet fondé pour l'essentiel sur des investissements qui, à eux seuls, permettent d'améliorer de 9,1 points la position de coûts d'Amiens. Le cycle 4x8 sur lequel se focalisait le débat sur l'organisation du travail permettait une amélioration de 3,4 points. L'enjeu des investissements était donc bien plus important que celui de l'organisation du travail, et nous avions suggéré à l'époque d'explorer d'autres modalités, et notamment l'hypothèse d'un rythme de travail en 5x8.
Après six mois d'échanges, aucun accord n'ayant été trouvé, un référendum est organisé sur les sites, qui conduit à un refus de la majorité des salariés qui s'étaient exprimés. Il est mis fin aux consultations et un projet de plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) portant sur une réduction de la production de 27 % et la suppression de 478 emplois permanents est présenté au printemps 2008. Les négociations sont alors rouvertes à la demande de certaines organisations syndicales, et des divergences apparaissent entre elles.
À l'établissement d'Amiens-Nord, 73 % des suffrages exprimés lors du référendum étaient favorables au passage au rythme 4x8 ; un accord en ce sens avait été signé par la CFE-CGC et la CFDT. La CGT, syndicat majoritaire, et SUD avaient alors exercé leur droit d'opposition. À l'établissement d'Amiens-Sud, un accord collectif avait été signé et le passage au travail continu en 4x8 était entré en vigueur dans les premiers jours de janvier 2009.
En mai 2009, le groupe a présenté un nouveau projet portant sur la fermeture de l'activité « tourisme » d'Amiens-Nord, l'impact potentiel étant la suppression de 817 postes. Ce plan et les plans successifs présentés par la direction ont été assez systématiquement suspendus par les tribunaux. Des médiations ont été entreprises, qui n'ont pas abouti. L'une des médiations, avec l'accord des deux parties – la CGT, syndicat majoritaire à Amiens, et la direction – avait été confiée à mon collègue Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI ; ce qui m'avait intrigué car, généralement, on choisit pour médiateur une personnalité extérieure. En dépit de son acharnement et de ses compétences, cette médiation a échoué, comme a échoué par la suite la médiation confiée au regretté Bernard Brunhes.
Étant donné la volonté manifestée par le groupe de recentrer ses activités pour tenir compte de l'évolution évidente du marché vers les produits à forte valeur ajoutée, Goodyear voulait-il réellement restructurer les deux sites d'Amiens ? L'activité « tourisme » d'Amiens-Nord était-elle condamnée d'emblée ? Il est très difficile de répondre avec certitude à cette question. La stratégie de recentrage des deux usines d'Amiens demandait de lourds investissements et, du point de vue de la direction, un compromis social sur les investissements et sur l'organisation du travail et le temps de travail. Il est évident qu'à partir du moment où cet accord n'est pas intervenu, le recentrage de Goodyear a continué de se faire aux niveaux mondial et européen – avec, notamment, le développement de la production en Europe de l'Est, où les coûts de production sont plus bas – et que la partie a été progressivement abandonnée à Amiens-Nord puisqu'il était impossible pour la direction de faire passer ses objectifs de réorganisation puis d'investissement. À partir de ce moment, la situation du site, déjà périlleuse en 2007 en raison du positionnement et du sous-investissement, ne s'est pas améliorée, compte tenu de la mauvaise qualité du dialogue social qui s'est instaurée pendant des années – un point sur lequel chacun aura son avis.
Je n'ai pas besoin pour justifier un point de vue d'expliquer que le site d'Amiens-Nord est rentable et qu'il y aurait des profits cachés. Ce site n'est pas rentable aujourd'hui parce qu'il a été l'objet de sous-investissements – dont on peut analyser les origines et les causes de façons différentes – et parce que le recentrage projeté n'est pas intervenu. Il me paraît en tout cas évident que l'activité « tourisme » est dans une situation extrêmement peu compétitive.
Les choses sont un peu différentes pour l'activité « pneumatiques agricoles » : les fondamentaux étaient solides mais le groupe avait néanmoins commencé de se désengager de ce secteur. L'explication donnée est que Goodyear, un peu contraint dans ses investissements par son niveau d'endettement, avait décidé de ne pas tout faire et, singulièrement, de ne pas se projeter dans une activité qui suppose des investissements très lourds alors que sa situation globale était critique au regard de la concurrence.
Le recentrage a commencé dès 2005, Goodyear vendant à l'époque à Titan ses activités « pneumatiques agricoles » en Amérique du Nord. Nous annoncions, dans notre rapport de mars 2008, malgré les démentis formels de la direction de Goodyear, qu'une cession à venir des activités « pneumatiques agricoles » européennes à Titan était envisageable. De fait, en septembre 2009, Goodyear annonçait des négociations avec Titan afin de lui céder ces activités en Amérique du Sud et en Europe.
Nous avons longuement analysé le plan Titan proposé fin 2011–début 2012. Par deux fois, la perspective d'un compromis s'est dessinée entre les deux parties – le syndicat majoritaire à Amiens-Nord et la direction. Laurent Rivoire et moi-même étions présents lors d'un certain nombre de réunions, notamment celle qui s'est tenue le 4 décembre 2011, près de la mairie de Paris, avec M. Bill Campbell, « numéro deux » du groupe Titan. Ce jour-là a été acté le principe de la reprise des 537 emplois, et un compromis me paraissait tout à fait possible. Les discussions se sont poursuivies en janvier et en février 2012 ; une réunion entre Goodyear, Titan, la partie syndicale et les conseils – SECAFI et les conseils juridiques de la CGT d'Amiens-Nord – devait se tenir en février 2012 sous l'égide du ministère du Travail. Elle s'est finalement déroulée à Amiens et non au ministère, et elle a mal tourné.
Sans doute le tournant s'est-il produit à ce moment-là. Laurent Rivoire et moi-même avons dit plusieurs fois à Mickaël Wamen, délégué syndical CGT de l'usine Goodyear d'Amiens-Nord, qu'il fallait saisir l'occasion de sauver la moitié des emplois du site ; qu'il paraissait évident que Goodyear ne reviendrait pas sur son axe stratégique de désengagement du pneu agricole ; que ses difficultés dans le pneumatique « tourisme » l'amenaient à concentrer tous ses investissements et toutes ses ressources financières et que le train ne repasserait sans doute pas. Sur ce point, je me trompais un peu, puisqu'il revient… J'ajoute que, lors de cette réunion, les dirigeants de Titan ont dit clairement que 70 à 80 des 537 emplois conservés étaient considérés comme en sureffectif, l'entreprise les reprenant par souci de trouver un compromis social.
Ce fut, de mon point de vue, la première occasion gâchée. Elle le fut parce que d'autres conseils que SECAFI, et la CGT d'Amiens-Nord, ont considéré qu'il fallait laisser passer les élections présidentielles et législatives pour négocier en meilleure situation. Ce n'est pas mon sentiment : ma longue expérience au sein du groupe Alpha m'amène à considérer que la période la plus propice à des compromis équilibrés est, précisément, la période qui précède immédiatement ces élections. Mais comme vous le savez, les élections, avec l'implication de certains acteurs du dossier, prenaient une tournure un peu particulière à Amiens, et ils ont jugé bon de les laisser passer.
Une deuxième occasion a été gâchée entre juillet et début octobre 2012, lors de la présentation du plan Titan, assorti d'un plan de départs volontaires et que nous jugions – car nous travaillions avec d'autres équipes du groupe – de qualité. Une nouvelle fois, l'accord ne s'est pas fait, et le président de Titan a annoncé que les négociations étaient terminées.
On peut toujours se demander si un groupe peut ou doit, pour des raisons économiques ou morales, revenir sur une stratégie qu'il a décidée. Mais une négociation est l'expression d'un rapport de forces, lié à un environnement politique et économique, à la situation dans l'entreprise, à la force des syndicats et à celle des directions. Nous avons pensé qu'il fallait défendre le maintien de la moitié des emplois du site et que le plan Titan était solide – un plan sur lequel nous avons été assez critiques au début et que, avec la partie syndicale, nous avons contribué à améliorer. Il était parfois trop optimiste, et trop conquérant aussi sur le plan de la productivité, ses auteurs ne se rendant pas compte que l'état des salariés et celui de l'outil de production ne permettraient pas des gains de productivité aussi importants qu'attendus.
Il n'empêche : Titan, qui réalise à ce jour un chiffre d'affaires supérieur à 2 milliards d'euros dans le secteur du pneumatique agricole, apportait une solution industrielle alternative – ce à quoi les syndicats, en général, et la CGT en particulier, tiennent beaucoup – qui nous paraissait solide. À partir du moment où cette proposition n'a pas été suffisamment prise en considération, il était évident pour nous que Goodyear ne renoncerait pas à sa stratégie de recentrage au niveau mondial. On peut le déplorer, et considérer que malgré son endettement, il pouvait continuer d'affronter Michelin et Bridgestone avec des investissements dans les mêmes activités et les mêmes produits depuis dix ans, il pouvait ne pas investir en Europe centrale et continuer de concentrer ses investissements sur tels autres sites et notamment celui d'Amiens… Mais l'on voyait qu'une stratégie globale avait été décidée et qu'elle était difficile à contrecarrer.
C'était un problème d'opportunité, et les choix qui ont été faits ont conduit à la situation actuelle. Comme vous le savez, Titan revient avec un nouveau projet de reprise qui ne concerne plus que 333 emplois – parce que la conjoncture a changé, parce que Titan n'est plus disposé à faire les concessions qui l'amenaient précédemment à reprendre temporairement des salariés en sureffectif parce qu'il avait sans doute des perspectives de développement qui lui auraient permis de les mettre au travail plus activement par la suite. J'ignore la teneur de la nouvelle proposition de Titan. Je pense que sur le fond, elle est de même nature qu'auparavant, mais l'expérience incite à la prudence car dans ce dossier on n'est pas à l'abri de rebondissements inattendus, comme il s'en est produit en 2012.
Tout au long de ces années, nous avons essayé, comme toujours en de tels cas, de contribuer à la recherche d'un compromis équilibré. Ce n'est jamais facile. Je ne tiendrai à l'égard de personne les propos assez inadmissibles qui ont été tenus à l'égard du cabinet SECAFI, et notamment de Laurent Rivoire, qui a eu pendant de longues années la confiance de toutes les parties syndicales. Le cabinet a pensé que le compromis équilibré passait par l'acceptation du plan Titan, et il faut lui reconnaître, à défaut de partager toutes ses convictions, son esprit de responsabilité.
J'ajoute qu'à l'époque, au moment de soutenir le plan de reprise par Titan, nous nous sommes sentis un peu seuls. Nous aurions aimé un peu plus d'enthousiasme de la part de la direction, et je l'ai dit, il y a quelques jours, à M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France. Dans les centaines de dossiers que nous traitons depuis des années, nous sommes conduits à nous demander si le rapport de forces peut être modifié entre la partie syndicale et la direction de l'entreprise, ou s'il est figé. En l'espèce, il nous a semblé – et d'autres partagent ce point de vue – que la judiciarisation du processus conduisait à l'impasse car la stratégie de Goodyear ne pouvait être remise en cause fondamentalement. Nous avons pris nos responsabilités, ce que nous avons payé par des tensions dans nos relations avec des gens qui nous ont beaucoup aimés pendant de longues années – la preuve étant qu'ils nous ont nommés médiateurs à une certaine époque. Nous avons pris nos responsabilités, disais-je, parce que c'est sans doute la meilleure façon, dans des dossiers aussi compliqués, de trouver des issues favorables à l'emploi et aux salariés qui sont dans des bassins d'emplois, comme vous le savez, extrêmement difficiles.