Le ministère du travail n'était pas au premier plan dans le suivi de ce dossier, qui revenait au ministère de l'industrie. Bercy est en première ligne sur les affaires de montage économique. Toutefois, à partir de novembre 2011, un de mes conseillers, Bruno Dupuis, qui travaillait sur tous les projets de restructuration, s'est penché sur cette affaire.
Vous avez rappelé que la première offre de Titan a expiré en novembre 2011. Lorsque son P-DG, Maurice Taylor, a opéré un retrait très médiatisé, en critiquant fortement l'attitude de la CGT, j'ai cherché à savoir, par l'intermédiaire de Bruno Dupuis, si sa position était irrévocable, et s'il n'était pas possible que Titan redépose une offre, dont il faudrait préciser la portée et le niveau d'investissement.
Je cherchais à renouer de manière informelle les discussions avec la CGT, Pierre Ferracci, président, et Laurent Rivoire, directeur associé de Secafi, cabinet qui assistait le comité central d'entreprise (CCE) et le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Goodyear France.
Dans un secteur d'activité très capitalistique, Titan apparaissait comme le seul groupe vraiment intéressé par Amiens-Nord. Il avait déjà repris plusieurs usines de Goodyear dédiées à l'agraire, notamment celle de Sao Paolo (Brésil), mais il n'en possédait aucune en Europe, où il devait s'installer s'il voulait devenir leader mondial du secteur. Pour lui, l'usine Amiens, centrale en Europe, aurait été un véritable atout.
Après un premier échange à Paris entre le président de l'activité pneus de Titan, Bill Campbell, et le directeur financier du groupe, Paul Reitz, en décembre 2011, Titan est revenu à la table des discussions. Son président a écrit au préfet de la Somme.
Sous la présidence de Bruno Dupuis, une rencontre a été organisée le 3 janvier 2011, à la direction générale du Travail, avec la CGT, assistée de Me Fiodor Rilov, et le cabinet Secafi, représentant le CCE de Goodyear France. M. Campbell a présenté son plan de développement et les engagements que consentirait Titan pour reprendre l'activité agraire d'Amiens-Nord. Il a dévoilé sa stratégie, en explicitant sa volonté de fabriquer des produits pondéreux en Europe et de disposer à Amiens d'une base complète réunissant fabrication, réseau commercial et R&D. Il a répété que Titan n'irait pas au-delà de ses engagements, notamment pour la fabrication des pneus de tourisme : Goodyear devrait accompagner la cessation d'activité. Enfin, il a précisé que Titan prospectait en vue de reprendre d'autres sites, notamment en Italie et en Tchéquie.
La réunion s'est poursuivie, le 4 janvier 2012, par un entretien bilatéral d'une demi-journée, facilité par la présence d'un interprète, entre Bill Campbell et Mickaël Wamen. Les relations s'étant renouées entre la CGT et Titan, M. Campbell s'est engagé à apporter des précisions par écrit et en français, ainsi qu'un plan de développement répondant aux demandes formulées à propos du document en anglais sur lequel il s'était appuyé lors de sa présentation.
Au terme de la rencontre, les parties sont convenues de se retrouver dès que l'échange d'informations permettrait d'avancer dans la discussion, le projet de Titan restant conditionné par le retrait de Goodyear à Amiens-Nord. M. Campbell a respecté son engagement en fournissant, au cours de la seconde quinzaine de janvier 2012, une version en français de son plan de développement.
Parallèlement, nous avons provoqué, le 17 janvier 2012, dans mon ministère, une rencontre avec Arthur de Bok, président de Goodyear-Dunlop pour l'Europe, l'Afrique et le Moyen-Orient (zone EMEA). Nous voulions vérifier la rationalité économique de la décision de Goodyear et sa stratégie pour Amiens-Nord. Je tenais également à savoir dans quelles conditions le groupe assurerait son désengagement partiel, en garantissant un accompagnement social approprié des salariés et du territoire.
M. de Bok a répondu à mes questions. Après avoir présenté les raisons économiques pour lesquelles Goodyear se désengageait d'Amiens-Nord, il a précisé que le groupe maintiendrait en France une activité industrielle substantielle sur plusieurs sites de production, dont Amiens-Sud et Montluçon. Pour Amiens-Nord, il s'est engagé à trouver des moyens et à fournir un planning qui permettrait d'étaler et d'accompagner les départs sans imposer aux salariés de contrainte immédiate. Enfin, il a promis de réunir l'implantation de Titan et de créer des conditions favorables à la poursuite, voire au développement de l'activité agraire, ce qui sauverait plus de 500 emplois.
Au cours de la période qui a suivi, il a fallu faire avancer le projet qui nécessitait un dialogue tripartite nourri et constructif. La CGT, particulièrement sa fédération de la chimie, qui trouvait le plan de développement solide et crédible, ne s'est jamais engagée publiquement, alors que son impulsion aurait pu être déterminante. De facto, la stratégie de la CGT d'Amiens-Nord a été entièrement construite par Me Rilov. Sans aller jusqu'à parler, comme certains, d'obstruction juridique, je continue de penser que le contexte préélectoral du premier semestre 2012 – on prêtait à certains l'intention de se présenter lors des élections législatives à la succession de Maxime Gremetz, Arnaud Montebourg était, lui aussi, en campagne électorale – n'a pas encouragé un dialogue social et territorial constructif.
À mon initiative, une nouvelle réunion a été programmée par l'intermédiaire de Bruno Dupuis. M. Campbell et M. Reitz sont revenus en France le 11 février, pour rencontrer à nouveau la CGT et les autres syndicats de Goodyear. À la dernière minute, Me Rilov a insisté pour que l'entrevue ait lieu à Amiens et non, comme prévu, à Paris, dans les locaux du ministère de travail. C'est à partir de cette date que le dossier a dérivé.
Il fallait trouver un accord qui aurait permis de traiter globalement la situation, et que des juristes auraient ensuite finalisé. Pierre Ferracci considérait que la guérilla judiciaire et médiatique était une voie sans issue. Le DRH de Goodyear, Jérémie Pieri, avait engagé, grâce à des contacts informels, un travail d'ingénierie sociale. Bruno Dupuis a contribué à rapprocher les points de vue, ce qui n'était pas une mince affaire.
Il s'agissait de bâtir un plan intégrant une période de volontariat, ce qui permettrait une mise en oeuvre progressive. On distinguait en première approche trois types de parcours adaptés à la situation des 600 personnes qui ne seraient pas reprises par Titan. Le 17 janvier 2012, j'ai interrogé à ce sujet les dirigeants de Goodyear.
Chaque parcours concernait environ 200 personnes. Le premier visait à améliorer certaines fins de carrière, grâce à une préretraite d'entreprise. Le second prévoyait le reclassement rapide des employés qui avaient un projet personnel. Le troisième concernait ceux dont l'employabilité nécessitait un accompagnement plus sophistiqué et plus long. Celui-ci serait confié à une antenne emploi spécifique, qui préparerait les mobilités et les transitions professionnelles. L'effectif du site décroîtrait progressivement pour atteindre celui prévu par Titan pour la seule activité agraire.
Si j'en crois Bruno Dupuis, M. Wamen ne s'est pas montré hostile à cette solution au cours des entretiens bilatéraux menés en dehors de Me Rilov. C'est dans ce contexte – après nous être entretenus, moi avec Bernard Thibault, Bruno Dupuis avec Carlos Moreira, de la CGT – que j'ai accordé, le 18 février 2012, une interview au Courrier picard.
Cet entretien, dans lequel j'encourageais la CGT à ne pas laisser passer l'occasion de préserver l'activité industrielle d'Amiens-Nord, a fait couler beaucoup d'encre. On m'a reproché de faire pression sur le syndicat, alors que je prenais simplement mes responsabilités, en disant, sans agressivité, qu'il s'agissait d'une opération de la dernière chance. De fait, après mars, il est devenu très difficile de faire avancer la discussion entre la CGT et la direction de Goodyear. Les interventions politiques d'Arnaud Montebourg et de François Hollande n'ont certainement pas facilité les choses.
Je suis le seul responsable politique à avoir pris position publiquement sur ce dossier, alors que je n'étais pas officiellement en première ligne. Je pensais qu'il fallait à tout prix éviter un désastre social, industriel et territorial, après épuisement des recours judiciaires. Bruno Dupuis a fait le maximum pour rapprocher les points de vue, mais sa bonne volonté n'a pas suffi.