Intervention de Marisol Touraine

Réunion du 13 novembre 2013 à 16h30
Commission spéciale pour l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé :

Je vous remercie d'avoir sollicité ma présence dans le cadre de vos travaux, car comme vous l'avez dit, monsieur le président, il s'agit d'un sujet important et préoccupant, notamment au regard de la santé des hommes et des femmes qui se prostituent.

Je partage l'objectif de la proposition de loi et votre volonté de combattre fermement tout ce qui favorise l'exploitation des hommes et des femmes. Pour cela, nous devons admettre que la prostitution, par rapport aux modèles que l'on nous présente, a changé de visage. Aujourd'hui, on ne peut plus différencier prostitution et traite des êtres humains puisque 90 % des personnes qui se prostituent seraient d'origine étrangère.

Nous devons le dire avec beaucoup de fermeté, la prostitution, dans l'écrasante majorité des cas, renvoie à l'exploitation d'autrui, même si nous ne pouvons ignorer qu'une minorité d'hommes et de femmes se prostituent de façon volontaire et indépendante. Elle renvoie également à de nouvelles méthodes de contact puisqu'une partie croissante de la prostitution est cachée et organisée à partir de sites Internet situés à l'étranger.

Que dire de la situation sanitaire de ces personnes ?

Les données ne sont pas faciles à obtenir ; néanmoins celles dont nous disposons témoignent d'un état de santé préoccupant chez les personnes qui se prostituent. Nous constatons un nombre élevé de pathologies infectieuses, dont les infections sexuellement transmissibles (IST), les hépatites et le VIH – qui touche certaines catégories de personnes, en particulier les femmes d'Afrique subsaharienne, les hommes et les personnes trans – et de nombreux recours aux substances psycho-actives comme l'alcool, le cannabis, les hallucinogènes, la cocaïne et autres substances de nature à accompagner certaines pratiques.

C'est une population qui, plus que d'autres, souffre de problèmes d'ordre psychique. Les risques sanitaires liés aux conditions de vie précaires sont particulièrement prégnants chez ces personnes, dont l'accès à la prévention et aux soins n'est pas garanti puisque 25 % d'entre elles n'auraient pas – j'emploie le conditionnel – de couverture maladie et plus de la moitié aucune couverture complémentaire – alors même que 95 % de la population française bénéficie d'une couverture complémentaire. Je précise que ces données, dont je ne vous cite pas les sources, sont considérées par le ministère de la santé comme étant parfaitement officielles.

Naturellement, nous ne connaissons pas parfaitement l'incidence des nouvelles formes de prostitution sur la santé des personnes concernées. Mais à partir des éléments dont nous disposons et des expériences étrangères que nous avons examinées, nous pouvons considérer que la prostitution sur Internet, en éloignant les personnes prostituées de ceux qui sont susceptibles de les accompagner, accroît les risques sanitaires. Les personnes prostituées accessibles sur les sites d'échanges sexuels tarifés seraient particulièrement confrontées à des demandes de rapports non protégés, ce qui aggrave les risques d'infection.

Toutes les mesures qui accroissent la clandestinité des personnes prostituées peuvent avoir des conséquences sur leur santé. J'insiste sur ce point. De nombreuses associations relatent une dispersion des prostituées de rue depuis le vote de la loi de sécurité intérieure de 2003, qui pénalise le racolage. Cet état de fait est également rapporté par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) dans son rapport de 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution. L'activité prostitutionnelle dans la rue s'est en partie dispersée vers d'autres lieux – périphérie des villes, aires d'autoroute, forêts – et d'autres sites comme le domicile, les salons de massage et Internet.

Je le dis avec force, les exemples étrangers de la Suède et de la Norvège nous invitent à la plus grande vigilance quant à l'état de santé des personnes prostituées. Je rappelle que la pénalisation des clients est intervenue en 1999 en Suède et en 2009 en Norvège. Concernant l'expérience de ces pays, nous disposons de données contradictoires. Pour la Suède, deux rapports officiels, datant de 2003 et de 2010, se montrent plutôt positifs quant à l'impact de la loi sur la santé des personnes prostituées. Ils indiquent que l'augmentation des violences ne serait pas prouvée par les données de la police, que le développement de la prostitution sur Internet, loin d'être une conséquence de la loi, serait imputable au développement des nouvelles technologies, et enfin que le caractère dissuasif de la criminalisation de l'acte d'achat d'acte sexuel aurait un impact favorable auprès des clients. Le médiateur suédois souligne néanmoins les effets négatifs de cette criminalisation pour les personnes prostituées elles-mêmes, qui seraient davantage marginalisées.

D'autres études présentent des analyses plus négatives, notamment eu égard à la santé des personnes concernées. Un rapport de 2011 montre qu'il est difficile d'estimer si, oui ou non, la loi suédoise a entraîné la réduction de la prostitution, et met en avant les effets non intentionnels de la loi, en particulier les conséquences de la stigmatisation sur la santé des personnes prostituées. Je ne pouvais pas ne pas évoquer ce point devant vous.

Par ailleurs, selon la Commission mondiale sur le VIH et le programme des Nations Unies pour le développement, qui date de 2012, la loi suédoise aurait aggravé les conditions de vie des travailleurs du sexe et rendu plus difficile leur accompagnement sanitaire.

En Norvège, la stratégie nationale VIH 2009-2014 note une inquiétude croissante due à l'affaiblissement des actions préventives des pouvoirs publics en direction des personnes prostituées. Ceux-ci ayant « intériorisé » la disparition théorique de la prostitution, ils ont relâché leurs efforts en direction de cette population. De ce fait, ils ont eu de plus en plus de difficultés pour obtenir une vue d'ensemble des problématiques prostitutionnelles et pour avoir accès à ces populations. L'étude montre en outre que depuis l'interdiction de l'achat de service sexuel, les personnes prostituées demandent moins d'aide, notamment dans le domaine sanitaire.

Certes, il s'agit d'études parcellaires mais qui vont dans des sens différents. Dès lors, nous ne pouvons pas ne pas entendre les interrogations et les préoccupations formulées par un certain nombre d'acteurs et d'associations. Le fait d'inciter les personnes prostituées à ne pas apparaître ne leur fait-il pas courir un risque accru en termes de santé ? Ne rend-il pas plus difficile leur suivi par les pouvoirs publics et les associations ?

J'en viens aux mesures de votre proposition de loi qui me paraissent absolument nécessaires et qu'il convient de soutenir car elles permettent de lutter contre les risques que j'ai évoqués – et que je ne peux pas minorer.

Vous souhaitez abolir la pénalisation du racolage, qui a éloigné les personnes prostituées des lieux d'accès aux droits et aux soins. Cette abolition est un élément tout à fait important, comme le soulignent les rapports du Conseil national du sida en 2010, de l'IGAS en 2012 et du Sénat en 2013.

Les mesures qui figurent au chapitre II doivent être soutenues, en particulier l'article 6, qui permet de renforcer l'accompagnement des victimes et modifie l'accès à un titre de séjour, les articles 8 et 9, qui favorisent la réinsertion et l'accès au logement, et l'article 10 qui permet la réparation des dommages physiques sans fournir la preuve d'une incapacité totale de travail (ITT) égale ou supérieure à un mois.

Le Conseil national du sida indique que dans les faits, les droits spécifiques réservés aux étrangers victimes de traite ne sont pas accordés. Il est absolument indispensable que la nouvelle loi incite davantage les personnes prostituées à dénoncer tout ce qui les contraint et les éloigne des systèmes de santé.

L'interdiction d'accéder aux sites hébergés à l'étranger qui contreviennent à la loi française sur le proxénétisme me paraît également positive. Cette disposition rejoint les préconisations de l'IGAS dans son rapport sur l'état de santé des personnes prostituées, paru en décembre 2012, qui mettait en avant la nécessité de mieux encadrer l'activité prostitutionnelle sur Internet.

L'article 15 prône la prévention des comportements prostitutionnels à l'école, ce qui permettra de sensibiliser les enfants dès le plus jeune âge.

L'article 4 prévoit la création d'un fonds qui permettra de financer des actions. Je souhaite pour ma part que les actions sanitaires auprès des personnes prostituées puissent en bénéficier et se voir renforcées. Nous constatons que les crédits de santé destinés aux personnes prostituées sont beaucoup moins importants que les crédits consacrés aux actions sanitaires et sociales qui s'orientent principalement vers les actions d'insertion et de logement, au détriment de la prise en charge et de l'accompagnement sanitaire des personnes prostituées.

S'agissant de l'accompagnement sanitaire des personnes prostituées, vous me permettrez de penser qu'il est nécessaire d'aller plus loin que ce que vous proposez dans votre proposition de loi. L'enjeu principal me semble être de renforcer l'accès aux droits et leur effectivité ainsi que l'accès à la prévention et aux soins. Il s'agit de prendre en compte l'émergence de nouveaux risques et l'évolution de l'activité prostitutionnelle, qui éloigne les personnes des structures de prévention et de soins. C'est pourquoi je préconise l'adoption, dans le cadre de cette proposition de loi, d'un référentiel de réduction des risques pour les personnes prostituées, ce qui permettrait d'identifier la santé comme un enjeu à part entière. C'est un sujet qui fait l'objet d'échanges avec les associations depuis de nombreuses années.

Qu'est-ce qu'un référentiel de réduction des risques ? C'est un cadre global qui définit les orientations et les actions engagées en matière de réduction des risques pour les personnes prostituées. Ce document de référence est approuvé par décret, ce qui lui donne une certaine force et suppose une concertation avec l'ensemble des acteurs sanitaires et sociaux.

Ce référentiel, destiné aux acteurs associatifs et professionnels, a pour objectif de prévenir les infections sexuellement transmissibles, les dommages sanitaires comme les vulnérabilités gynéco-obstétricales, les addictions, les troubles psychiques, les troubles alimentaires, ainsi que les troubles sociaux et psychologiques qui sont directement liés à l'activité prostitutionnelle. Cette approche, qui permet une vision globale du phénomène – c'est ce qu'on appelle les actions d' « aller vers » les personnes prostituées – a démontré son efficacité envers ce type de public. La mobilisation de l'ensemble des acteurs pour « aller vers » les personnes qui se prostituent est préférable à des dispositifs vers lesquels peuvent venir les personnes prostituées. Cette proposition figure dans le rapport de l'IGAS publié en décembre 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution. Il existe déjà un référentiel de réduction des risques pour les usagers de drogues.

D'autres mesures peuvent être envisagées pour améliorer la santé des personnes prostituées. Il faudrait par exemple mieux coordonner les actions engagées ou mettre en place des politiques de prévention plus affirmées.

Je tenais à insister sur la nécessité d'aller plus loin que ce que prévoit la proposition de loi. Je comprends vos objectifs et vos préoccupations, mais si vous voulez qu'ils soient atteints, nous devons nous montrer exigeants quant au suivi de la santé des personnes concernées.

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