Intervention de Manuel Valls

Réunion du 14 novembre 2013 à 10h00
Commission spéciale pour l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Manuel Valls, ministre de l'intérieur :

Le travail que vous avez conduit, avec l'engagement et la force des convictions que l'on vous connaît, trouve aujourd'hui un aboutissement dans le dépôt d'une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel.

Je remercie aussi Maud Olivier et Catherine Coutelle, que j'ai eu le plaisir de rencontrer place Beauvau lors des travaux préparatoires à ce texte. Vous avez fourni tous ensemble un travail de qualité, et le débat public devra se hisser à la même hauteur afin d'éviter les pièges des divisions partisanes et des rhétoriques dépassées qui ne recoupent pas forcément les frontières traditionnelles du débat public.

Il n'est pas neutre d'avoir choisi, dans l'intitulé de votre proposition de loi, l'expression de « système prostitutionnel » plutôt que celle de « prostitution ». Cette formulation traduit toute la complexité d'un phénomène dans lequel sont étroitement imbriquées les problématiques de l'offre et de la demande, la dimension nationale et internationale, le traitement social de la prostitution et la répression de ceux qui l'exploitent, le consentement revendiqué de certaines à vendre leur corps et leur sexualité, et l'aliénation la plus totale, celle de l'esclavage dans lequel sont tenus des milliers de femmes et parfois d'hommes.

Pour le ministère de l'intérieur, la prostitution renvoie essentiellement à la lutte contre un système criminel, celui des réseaux de traite et de proxénétisme, organisations criminelles structurées de façon très intégrée et très sophistiquée. Très intégrées, ces organisations déploient une logistique importante pour recruter les futures prostituées – exploitant la misère, usant de tromperie et parfois de rapt –, les acheminer de manière le plus souvent irrégulière de leur pays vers les pays plus riches – achetant billets d'avion et faux papiers –, les conditionner, dans des conditions sordides et violentes, les contrôler et les surveiller afin de garantir le silence – au besoin par des menaces exercées contre les proches restés au pays –, les « protéger » contre d'autres réseaux, les assigner à un territoire donné pour garantir un rendement, et enfin collecter des fonds et les blanchir.

Au-delà de la maîtrise de tout un processus quasiment industriel visant à transformer le corps et le sexe en marchandise, le caractère intégré de ces organisations se mesure aussi à leur capacité à articuler les dimensions nationale et internationale de la traite et du proxénétisme. Elles profitent de la faiblesse de certains États et exploitent les failles des coopérations internationales pour conforter leurs réseaux. Nous estimons à 20 000 au moins le nombre de prostituées exerçant en France, dont 80 à 90 % d'origine étrangère, venues des pays de l'est de l'Europe, d'Afrique – notamment du Nigeria –, d'Amérique latine ou encore de Chine. Coupées de tout environnement familial ou amical, ayant reçu peu d'instruction, dépersonnalisées et souvent violentées, otages de leur condition d'irrégulières, ces femmes représentent des proies faciles et dociles qui rapporteraient aux mafias européennes plus de 2 milliards d'euros par an.

Pour parfaire ce processus d'intégration, les réseaux ont su prendre le train de l'Internet : ils ont acquis la maîtrise des nouvelles technologies, qui servent désormais à organiser de l'étranger les flux de prostitution vers toutes les villes d'Europe, notamment au moyen des « city tours » dont le fonctionnement a déjà été décrit à votre Commission. Plus simplement, c'est aussi sur la toile que se déporte aujourd'hui l'ancienne prostitution de voie publique. C'est là que se prennent désormais les rendez-vous et que s'organisent les transactions, à l'abri des risques de la rue – résultant tant du comportement des clients que des contrôles policiers.

Ces organisations criminelles se distinguent aussi par leur sophistication. Les réseaux sont structurés selon des organigrammes complexes, obéissant à des lois internes d'une rigueur absolue, articulant des fonctions très codifiées. Ils présentent souvent une grande porosité avec d'autres réseaux criminels, notamment ceux de trafiquants de stupéfiants. Disposant d'importantes ressources, ces organisations comptent dans leurs rangs des individus capables d'analyser les législations nationales afin d'optimiser les coûts des trafics et de faciliter leur implantation. Ils ont également appris à concevoir et à commercialiser les produits financiers, juridiques et fiscaux destinés à organiser le blanchiment de l'argent sale apporté par la prostitution.

Opérant du niveau le plus fin – celui du quartier, voire du hall d'immeuble – au niveau le plus global – l'Europe et le monde –, ces réseaux tiennent sous leur emprise une main-d'oeuvre asservie, des intermédiaires monnayés, des hommes de mains inféodés, des territoires servant de base de repli et d'abri. C'est cette organisation qui leur permet de fonctionner et de centraliser des fonds entre les mains de quelques-uns.

Ce constat est sévère – et doit parfois être nuancé –, mais il faut le connaître pour légiférer efficacement. Au-delà de l'emprise sur des personnes, nous devons aussi lutter contre celle qui s'exerce sur des territoires ; en ce sens, il s'agit non seulement d'une question de société, mais aussi d'un enjeu démocratique.

Face à ces organisations criminelles intégrées et sophistiquées, nous menons un combat difficile et parfois inégal. Dans cette lutte, les témoignages et les plaintes de victimes de la traite des êtres humains restent essentiels pour qu'aboutissent les enquêtes et pour démanteler les réseaux. Le législateur l'a bien compris en permettant la régularisation des femmes qui osent cette démarche. Cette procédure est indispensable, elle protège des femmes et aide les forces de l'ordre et la justice à obtenir des éléments de preuve incontournables. Chaque année, une cinquantaine de femmes sont ainsi régularisées.

La proposition de loi prévoit, au 1° de l'article 6, le renouvellement de plein droit de ce titre de séjour pendant toute la procédure pénale. J'y suis bien évidemment favorable ; si le préfet doit pouvoir exercer au départ un pouvoir d'appréciation – afin d'éviter de devoir délivrer un titre alors que la plainte ou le témoignage serait fantaisiste, j'invite à éviter toute automaticité dans ce domaine –, en revanche, si la procédure pénale est enclenchée, le titre doit être renouvelé pendant toute la durée de celle-ci. C'est même une bonne chose de le préciser dans la loi, pour ne laisser aucune ambiguïté sur ce point.

Par ailleurs, la proposition de loi veut répondre au cas de personnes étrangères en situation irrégulière qui souhaitent sortir de la prostitution, mais ne peuvent ou ne veulent dénoncer le réseau dont elles ont été les victimes. C'est une situation bien différente : il ne s'agit pas ici de faciliter l'obtention de témoignages, mais de répondre humainement à des situations difficiles.

C'est en ce sens que j'y suis favorable, à deux conditions – qui me semblent respectées par la proposition de loi. Tout d'abord, le préfet doit conserver un pouvoir d'appréciation : il ne saurait suffire qu'un étranger se déclare victime d'un réseau de traite pour se voir remettre de plein droit un titre de séjour. Cela conduirait à des détournements ou, à l'inverse, aux appréciations trop restrictives des juges ou des préfectures. Il faut ensuite que le titre de séjour permette à ces personnes de se reconstruire, de trouver un emploi – mais leur droit au séjour doit rester moins favorable que celui reconnu à celles qui dénoncent les réseaux ; sinon, demain, nous n'aurons plus aucun témoignage, aucune plainte et donc aucun moyen d'agir.

La durée proposée de six mois me paraît donc raisonnable : elle permet d'enclencher un parcours vertueux de sortie de la prostitution, qui, s'il est poursuivi, permettra à l'étranger de renouveler son titre. Et si la personne souhaite, à un moment de ce parcours, témoigner contre le réseau dont elle a été victime, elle pourra alors bénéficier d'un titre de séjour d'un an, voire d'une carte de résident si la procédure pénale aboutit.

La proposition de loi marie ainsi deux exigences : assurer un droit au séjour dérogatoire et incitatif pour les personnes qui prennent le risque de dénoncer un réseau de traite ; et prendre en compte, pour la première fois, le cas des étrangers qui souhaitent sortir de la prostitution sans vouloir s'engager dans une procédure pénale contre leurs agresseurs. C'est parce qu'elle maintient cet équilibre que la proposition de loi constitue à mes yeux une avancée réelle du point de vue du droit du séjour.

La proposition de loi prévoit, en son article 7, une extension du bénéfice de l'allocation temporaire d'attente (ATA) aux personnes se déclarant victimes d'un réseau de traite. Cette mesure m'apparaît prématurée : bien qu'impossible à calculer avec précision, son coût budgétaire n'est pas neutre ; de plus, les personnes concernées ayant droit au travail, il n'est pas nécessaire de leur octroyer une allocation supplémentaire. Je suis donc sur ce point plus réservé : mettons d'abord en place cette autorisation de séjour, et évaluons, dans un an ou deux, les forces et les limites de ce dispositif, avant de décider s'il convient d'assortir le droit au séjour avec autorisation de travail d'une allocation de subsistance.

Enfin, et c'est un point fort de votre proposition de loi, considérant à juste titre que l'immense majorité des prostituées sont avant tout des victimes de la traite et de la criminalité, vous entendez responsabiliser les clients en pénalisant l'achat de services sexuels. Cette disposition s'inscrit non seulement dans un souci de justice – ne pas sanctionner celles qui sont en fait les premières victimes –, mais aussi dans une stratégie qui vise à limiter la demande pour réduire l'offre, si vous m'autorisez cette expression économique. Il y a là une forte dimension symbolique, politique et sociétale. Procédant d'une analyse du marché de la prostitution qui porte à son paroxysme la détérioration des termes de l'échange entre les pays pauvres et les pays riches, elle s'appuie sur les résultats encourageants qu'ont engendrés les mesures de même inspiration dans certains pays de l'Europe du Nord – comme la Suède – ou d'Amérique du Nord – comme le Canada ou la ville de New York. Responsabiliser les clients, rappeler que rien ne peut justifier de collaborer, à quelque niveau que ce soit – fût-ce par le seul achat d'une « passe » –, à cette vaste entreprise d'avilissement de milliers d'êtres humains : voilà des objectifs que je partage et une ambition que je fais mienne !

En même temps, vous proposez d'abroger le délit de racolage public. L'abrogation du racolage actif figure parmi les engagements du Président de la République, et le Gouvernement soutient, bien entendu, votre initiative. Avant l'entrée en vigueur du nouveau code pénal, le racolage actif était considéré comme une contravention de cinquième classe, et le racolage passif, de troisième classe. Le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er janvier 1994, n'a maintenu que la répression du racolage actif, en tant que contravention de cinquième classe. L'article 225-10-1 du code pénal, instauré par la loi du 18 mars 2003, réprime d'une peine de deux mois d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende le délit de racolage public qui fusionne en quelque sorte les deux précédents.

Les nombreux services enquêteurs que vous avez rencontrés durant vos travaux vous ont tous indiqué que le délit de racolage public leur était utile à deux titres. Tout d'abord, les mesures répressives qu'il autorise aident à la connaissance des réseaux, permettant paradoxalement de mieux protéger celles qui sont à la fois mises en cause et victimes. La prise d'empreintes lors de la garde à vue, les auditions, les infiltrations numériques sur la base de ce délit permettent d'accumuler toute une série de renseignements qui, sans déboucher forcément sur des enquêtes et des résultats immédiats et tangibles, se révèlent indispensables à la compréhension du fonctionnement des réseaux. Ensuite, le délit de racolage constitue un outil indispensable de gestion d'ordre public, notamment dans les centres villes ou autres lieux publics. Il permet de répondre à la demande de riverains excédés tant par le racolage lui-même que par les nuisances qui l'accompagnent : ballet de véhicules et défilé de passants, bagarres avec les clients ou entre prostituées.

Pourtant, la relation entre le nombre de racolages publics constatés et le démantèlement de réseaux de proxénétisme reste aujourd'hui incertaine. En effet, selon le rapport de la commission des lois du Sénat, publié à l'occasion de l'adoption, le 28 mars 2013, de la proposition de loi portant abrogation de ce délit, le casier judiciaire national enregistre, depuis 2003, chaque année, de façon relativement stable, environ 600 à 800 condamnations pour proxénétisme aggravé, sans lien apparent avec l'évolution du nombre de gardes à vue décidées pour racolage. Ainsi, selon l'état 4001, 5 152 faits de racolage ont été constatés en 2004 et 2 679 en 2012, ayant donné lieu à 4 712 en 2004 et 1 668 gardes à vue en 2012 ; 52 réseaux de proxénétisme liés à la criminalité organisée ont été démantelés en 2012 sur le territoire national ; 65 % des malfaiteurs sont d'origine étrangère, venant d'Europe de l'Est, d'Afrique, de Chine et d'Amérique centrale. Enfin, non seulement le nombre d'affaires poursuivies du chef de racolage public a beaucoup baissé depuis la création du délit, mais encore les peines prononcées à ce titre restent peu significatives, quand il ne s'agit pas de simples rappels à la loi.

Au regard de tous ces constats, la suppression de ce délit peut apparaître logique, la recherche de renseignements ne pouvant en justifier, à elle seule, la survivance. Cependant – j'insiste sur ce point – il nous faudra obtenir ces renseignements par d'autres moyens, avec un risque de déperdition d'informations, notamment dans le domaine des investigations sous pseudonyme sur Internet.

En outre, en tant que ministre de l'intérieur, je reste attaché à la préservation d'outils permettant de réguler les débordements de la prostitution sur l'espace public, qui dégradent le vivre ensemble et détériorent la qualité de vie de nombreux quartiers. Le préfet de police de Paris ne dirait pas autre chose ! J'ai donc toujours conditionné la suppression de ce délit au maintien d'outils de gestion de l'ordre public à disposition des forces de sécurité. Je ne peux accepter qu'aucune réponse ne soit apportée, avec tous les risques que nous connaissons, à une population excédée par des troubles réels. Faisons aussi attention au caractère symbolique de toute abrogation si l'on ne prévoit aucun outil de remplacement, permettant d'agir avec efficacité, même si ce n'est pas la même efficacité – car il peut en effet y avoir un doute sur son efficacité.

De ce point de vue, au-delà du symbole qu'elle constitue, la pénalisation de l'achat de services sexuels, censée se substituer à celle du racolage, doit être suffisamment dissuasive pour offrir aux forces de l'ordre les moyens de prévenir les troubles sur la voie publique. Ainsi, contraventionnaliser ces faits permettra de procéder aux contrôles d'identité des clients des prostituées, en les soustrayant à un anonymat auquel ils tiennent. La pénalisation de l'achat de services sexuels doit aussi devenir un signal à destination des réseaux qui ne doivent pas voir dans l'abrogation du délit de racolage un signe de libéralisation encourageant le déplacement des victimes exploitées vers la France. Il doit apparaître clairement que nous ne tolérons pas la prostitution et ne baisserons pas la garde.

Toutefois, au-delà de la gestion de l'ordre public, les forces de sécurité, j'en ai discuté avec elles, rencontreront des difficultés pour administrer la preuve d'un achat d'une relation tarifée : d'une part, celle-ci se fait rarement en public, et il est rare de la constater en flagrant délit, et d'autre part, la prostituée risque de couvrir son client, par intérêt mutuel. Mais cette difficulté, soyons honnêtes, existe aussi dans le cas du racolage.

Mesdames et messieurs les députés, nous sommes réunis autour d'un objectif commun : le démantèlement des réseaux de traite et de prostitution, la lutte contre une gestion industrielle du sexe et des corps, le refus de l'asservissement des plus pauvres et des plus faibles. Soyez assurés de mon soutien : je partage votre volonté d'avancer sans préjugés, avec le souci de la justice et de l'efficacité, et ne doute pas que dans le cadre des débats qui accompagneront ce texte, nous pourrons cheminer ensemble.

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