Intervention de Alain Bocquet

Réunion du 9 octobre 2013 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Bocquet, co-rapporteur :

Nous avons, au cours des neuf mois de travaux qui s'achèvent, rencontré et entendu quelque 120 personnes, dont certaines deux fois, permettant de couvrir l'ensemble du sujet : représentants d'ONG, journalistes, lanceurs d'alerte, juristes, avocats, juges, responsables de structures permettant l'évasion fiscale, procureurs, représentants des administrations, parlementaires étrangers. Nous nous sommes rendus à Londres, à la City, au coeur de l'argent, où nous avons rencontré les autorités britanniques, nous sommes allés à Bruxelles, pour rencontrer les services du Gouvernement belge, et aussi des représentants de l'Union européenne, ainsi qu'en Suisse. Nous voulions également faire un déplacement au Luxembourg, mais il nous a été fait savoir que ce pays n'était pas un paradis fiscal et qu'on n'envisageait pas de nous recevoir.

L'intitulé du rapport est très clair « lutte contre les paradis fiscaux : si l'on passait des paroles aux actes ». Nous avons formulé quarante-cinq propositions, qui, pour certaines, pourraient être mises en oeuvre rapidement.

La question est à l'ordre du jour depuis un certain nombre d'années. Elle a fait l'objet d'un certain nombre de rapports parlementaires, dont ceux de M. Peillon et de M. Montebourg, de Mme Guigou et de M. Garrigue et de M. Brard. La commission des finances a aussi étudié le sujet. Celui-ci est revenu à l'ordre du jour tant en raison de la malheureuse « affaire Cahuzac », qu'avec la mise en oeuvre de la loi américaine FATCA sur la transmission automatique des informations bancaires.

Certes les G8, les G20, les sommets européens ont pris la mesure de ce fléau, après la crise financière. Mais, nous considérons qu'il convient de porter les moyens à la hauteur de l'enjeu. On est encore loin de ce qu'il faudrait faire, alors qu'il s'agit d'une véritable guerre.

Les « paradis » fiscaux cachent en fait un véritable « enfer » : la fraude fiscale, l'évasion fiscale, le blanchiment d'argent. Ils détruisent les conditions d'une saine concurrence entre les entreprises, font le lit du « dumping social », bafouent l'égalité devant l'impôt et vident les caisses des Etats. Nous en savons quelque chose.

Les chiffres sont édifiants : 6 000 milliards de placement des ménages à l'échelle mondiale ; 600 milliards d'euros d'avoirs français, dont plus de 200, soit 10% du PIB, détenus par les Français les plus riches et 360 milliards au titre des entreprises. La fraude fiscale totale entraîne un perte de 60 à 80 milliards d'euros pour le budget, à comparer au produit de l'impôt sur les sociétés prévu en 2013, de 53 milliards.

Les 400 plus grands groupes européens disposent de 4 458 filiales dans les paradis fiscaux, surtout les banques et les groupes d'assurance.

Il s'agit d'une véritable industrie mondialisée, qui facilite la fraude et l'évasion, et, face à cela, les conventions bilatérales, qui ont certes leur utilité, apparaissent insuffisantes eu égard aux enjeux.

La mondialisation de l'économie financière, doublée de l'amélioration des technologies de l'information, a décuplé le phénomène. C'est devenu un jeu d'enfant, accessible à tout le monde, que d'ouvrir instantanément un compte dans un paradis fiscal avec un smartphone. Par exemple, sur le site Internet d'une société dont le siège est à Genève, quelques « clics » donnent accès aux rubriques suivantes : tarifs, juridictions, inscription. Il est mentionné que la société se plie entièrement aux lois en vigueur dans les juridictions où elle offre ses services. On trouve 15 paradis fiscaux, dont les Seychelles où il n'y a ni impôt ni obligation comptable, 1 euro de capital à verser et un à cinq jours de délai d'ouverture de compte. Les frais sont de 790 euros et ensuite les frais annuels de 690 euros. Il y a aussi le Delaware, aux Etats-Unis, qui n'est pas mal placé. Je pourrais encore citer l'île Maurice et d'autres pays.

On atteint des aberrations : Jersey exportateur mondial de bananes ; la Suisse premier négociateur de matières premières, dont le pétrole ; le Luxembourg premier investisseur d'Europe hors Union européenne et première destination des investissements en Europe.

Evidemment, notre pays tout seul ne viendra pas à bout des paradis fiscaux, ni des secrets bancaires, ni des structures écrans qui les nourrissent. La coopération internationale est d'ailleurs l'un des défis pointés par notre rapport.

Au niveau européen, si des mesures ne sont pas prises, il y a à terme un risque d'implosion et nous considérons qu'il est essentiel que la France et l'Allemagne prennent la tête d'une action dénuée de complaisance pour aller vers une harmonisation fiscale, et sociale, qui ne pourra qu'être salutaire. Il est inadmissible que lors de la crise irlandaise, que j'appellerai le « scandale irlandais », le plan d'aide de 85 milliards d'euros ait été accordé sans contrepartie : le taux de l'impôt sur les sociétés est resté à son très faible niveau. L'Irlande est de plus un « tunnel » pour l'évasion fiscale, notamment les Bermudes.

A force, la concurrence exacerbée des législations fiscales nationales au sein de l'Union européenne encourage un système fou qui récompense la fraude, voire le crime organisé, et décourage le respect de la loi.

Les grands groupes et les multinationales ont organisé, de manière tout à fait légale, leurs structures de manière sophistiquée, jouant sur les prix de transfert, les prêts intragroupes, les produits hybrides, de manière à localiser les profits là où ils ne sont pas taxés et laisser les déficits et les difficultés dans les pays où l'impôt est le plus élevé. Tout est parfaitement légal, mais la moitié du commerce international se fait en intragroupe. Il faut donc, comme le propose le rapport, opérer une refondation des notions de base de l'impôt sur les sociétés ainsi que lutter contre le business restructuring, qui conduit à l'érosion des bases fiscales et nourrit la délocalisation et le chômage. Celui-ci est de plus en plus courant. Total veut ainsi implanter à Londres sa gestion financière. Les sièges sont plus fréquemment aux Pays-Bas, au Luxembourg, à Genève ou à Londres, y compris pour les entreprises à participation publique.

Il faut donc moderniser le droit fiscal à hauteur de pratiques agressives d'optimisation des entreprises mondialisées pour pouvoir résister et faire en sorte qu'il y ait une plus grande justice fiscale.

Les maîtres mots sont donc transparence et maîtrise publique, avec une association du Parlement dans le cadre d'un Observatoire pour qu'il puisse contribuer plus directement à cette lutte impérative contre la fraude et l'optimisation fiscales.

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