Intervention de Hubert Védrine

Réunion du 3 octobre 2012 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Hubert Védrine :

Depuis le mois de juillet, j'ai eu l'occasion de nouer de nombreux contacts, à Paris, à Washington, à Berlin ou ailleurs, mais, Mme la présidente l'a dit, il est encore trop tôt pour présenter au public les conclusions d'un rapport que je n'ai pas encore commencé à rédiger. Du reste, j'espère bien que nos échanges me permettront d'approfondir certains points, de corriger certaines analyses. Je me contenterai donc de vous exposer mon raisonnement et de vous expliquer ma méthode.

Le Président de la République ne m'a pas seulement confié une mission d'évaluation, il m'a demandé de réfléchir aux développements de la relation transatlantique dans la décennie à venir. Avant son élection, François Hollande avait en effet annoncé que, s'il était nécessaire d'évaluer l'impact d'une décision aussi importante, aussi controversée, y compris au sein de la majorité de l'époque, il était exclu de ressortir du commandement intégré. Quel est l'objet, dans ces conditions, une mission d'une mission d'évaluation ? Il me semble qu'il faut inscrire notre réflexion non seulement dans le cadre politique, historique, parlementaire et diplomatique de notre pays, mais dans un espace plus vaste. Nous devons nous interroger sur la nature de cette alliance, sur la vision qu'en ont les principaux alliés, à commencer par les États-Unis, avant de tirer les conclusions qui s'imposeront.

Il est bon de situer notre réflexion actuelle dans une perspective historique. Lorsque, en 1958, le général de Gaulle revint au pouvoir, l'Alliance n'était qu'une simple structure hiérarchique permettant au Pentagone de transmettre ses instructions aux alliés. Cela répondait, il faut le noter, à un souhait unanime des Européens – à commencer par la France, militante active de cette alliance –, qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avaient eu peur que les États-Unis ne se désengagent, comme ils l'avaient fait après la Première Guerre, et qui avaient voulu trouver un moyen de les attacher durablement à la défense de l'Europe. Cela n'avait pas été sans débats aux États-Unis, car une telle alliance permanente était étrangère à la tradition américaine, a fortiori avec une obligation de solidarité et d'intervention, comme celle inscrite à l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord.

Toutefois, le fonctionnement de l'Alliance ne paraissant pas satisfaisant au général de Gaulle, il envoya un mémorandum aux Américains pour demander la création d'un directorat tripartite – États-Unis, Grande-Bretagne, France. Eisenhower comme Kennedy refusèrent. En outre, le général de Gaulle n'arrivait pas à savoir dans quelles bases de l'OTAN étaient entreposées, en France, les armes nucléaires, le commandant en chef des forces de l'OTAN ayant instruction de ne le révéler à personne. Les États-Unis s'engagèrent ensuite dans la guerre du Vietnam, au risque d'être pris dans un engrenage. Ils voulurent en même temps imposer la stratégie dangereuse de la riposte nucléaire graduée – flexible response –, qui impliquait la possibilité d'une guerre nucléaire limitée à l'Europe – hypothèse qui explique d'ailleurs en partie longtemps après l'obsession des Allemands en matière nucléaire.

L'accumulation de ces éléments incita le général de Gaulle à sortir, en 1966, non pas de l'Alliance, mais des organes militaires intégrés – il faut en effet distinguer l'Alliance issue du traité de Washington de 1949 et l'organisation intégrée qui se mit en place quelques années plus tard, en réaction à la guerre de Corée. Si, au lieu de Johnson, il avait eu en face de lui Nixon et Kissinger, qui avaient une immense admiration pour lui, les choses auraient sans doute tourné différemment – mais on ne peut refaire l'histoire.

Quoi qu'on pense de la décision de Nicolas Sarkozy et de ses motivations, nous ne sommes plus du tout aujourd'hui dans le même cas de figure. L'état du monde, les États-Unis, la stratégie de l'Alliance et les nombreux problèmes qu'elle pose – ceux d'une bureaucratie envahissante – n'ont aucun rapport avec les années 60.

Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand s'accommodèrent de la situation, développant des arrangements pragmatiques pour rendre possible la collaboration sur le plan militaire, sans jamais remettre en cause une posture qui était devenue un élément de consensus politique : la France était dans l'Alliance, mais dans une position particulière, et ne participait pas à tous les organes intégrés.

Jacques Chirac essaya de revenir sur cette situation, les chefs d'état-major lui répétant qu'il était absurde que la France ne soit pas dans les organes de décision alors qu'elle était l'un des plus gros contributeurs et l'un des seuls pays capables de mener à bien des actions précises. Il fit une première tentative à partir de 1995, présentant diverses demandes aux Américains en échange d'un retour éventuel de la France. Il réclamait notamment que soit attribué à la France le commandement sud de l'OTAN à Naples, mais comme celui-ci, couvrant le Proche-Orient, revêtait une importance stratégique particulière, les Américains s'y opposèrent. Ces négociations avaient déjà échoué au moment où l'Assemblée nationale fut dissoute, et le gouvernement de cohabitation conduit par Lionel Jospin assuma l'héritage post-gaullien, devenu gaullo-mitterandien.

Dans le cadre d'une politique plus générale de rupture avec certaines lignes de la Ve République, Nicolas Sarkozy, élu Président de la République, décida de remettre en cause cette position. Sa décision, qui prit effet sous la présidence Obama, avait en fait été annoncée à la fin de la présidence de George W. Bush. Les arguments avancés à l'époque étaient non seulement fonctionnels, de commodité, de logique – la France est l'un des plus gros contributeurs –, mais concernaient la relance de la défense européenne.

Un chapitre de mon rapport sera consacré à l'évaluation de cette décision. A-t-elle accru l'influence de la France dans l'OTAN ? Les militaires répondent qu'ils ont obtenu un certain nombre de postes pour des généraux. Mais les généraux en question ont-ils de l'influence ? En ont-ils eu, par exemple, sur la question des armes antimissiles ? Et en ont-ils davantage qu'avant, quand la France, plus autonome, avait une stratégie plus défensive, gérait les sommets de l'OTAN comme des rencontres à risque et devait se prémunir contre des décisions qui pouvaient l'engager au-delà de ce qu'elle était prête à faire ?

Pour étudier la dimension budgétaire de la question, je m'appuierai sur un récent rapport qui a été commandé à la Cour des comptes par la commission des finances de l'Assemblée nationale. Le retour dans le commandement intégré devait permettre de mutualiser certaines dépenses et de réaliser des économies, mais risquait de nous engager un peu plus dans des programmes pour lesquels nous serions taxés automatiquement. Je procéderai donc à cette évaluation, mais il paraît trop tôt pour conclure dans un sens ou dans l'autre.

L'influence est difficile à mesurer. Avons-nous eu une influence en Afghanistan ? Sans doute, nous avons exercé une sorte de contrôle à la marge sur ce que faisait la France elle-même, jusqu'à la récente décision de retrait, prise en deux temps, par Nicolas Sarkozy puis par François Hollande, mais avons-nous eu une influence véritable sur l'ensemble de la politique de l'Alliance en Afghanistan ?

En outre, nous ne pouvons évidemment pas mesurer notre influence sur de grandes questions concernant l'avenir de l'Alliance qui n'ont pas été abordées depuis que nous sommes rentrés dans les organes de commandement – sans réintégrer, toutefois, le comité des plans nucléaires. Voulons-nous conserver une alliance à perpétuité avec les États-Unis ? Cette alliance doit-elle garder un caractère militaire défensif ? Sur ce second point, plusieurs thèses sont en présence. Le secrétaire général de l'OTAN, qui se préoccupe de l'avenir de l'organisation après l'Afghanistan, plaide pour un élargissement des missions. On parle d'une alliance globale, politique. La question des opérations hors zone, qui fut longtemps primordiale, est aujourd'hui un peu dépassée. Je rappelle que, pendant longtemps, sous la IVème République, et même la Vème, la France demandait que l'alliance soit globale, afin que les États-Unis aient à l'aider dans les guerres coloniales. C'est plus tard que l'on revint à la définition stricte de l'Atlantique Nord, avant de changer encore plus tard, avec l'Afghanistan.

Sur la stratégie de l'Alliance, la dimension nucléaire a été discutée. Barack Obama avait déclaré à Prague que la disparition des armes nucléaires était souhaitable, tout en ajoutant qu'il ne la verrait pas de son vivant. D'ailleurs Nicolas Sarkozy a obtenu, à Lisbonne avec le président Obama, et contre l'Allemagne, que le caractère nucléaire de l'alliance soit réaffirmé. Pour autant, la question de la stratégie est-elle définitivement tranchée ? Depuis le discours fondateur de Ronald Reagan sur l'initiative de défense stratégique, en mars 1983, le projet de bouclier antimissile a connu bien des vicissitudes : certains présidents l'ont abandonné, d'autres l'ont relancé. Aujourd'hui se pose une question de principe : le système antimissile que développe l'Alliance – invoquant la menace iranienne tout en assurant que l'Iran n'aura jamais de missiles – est-il compatible avec la dissuasion nucléaire que les États-Unis garantissent aux membres de l'Alliance ? Doit-elle, à terme, rendre la dissuasion caduque ?

Le Président Hollande a écarté l'hypothèse d'une nouvelle sortie du commandement intégré. Moi-même, après avoir critiqué le retour de la France dans l'OTAN, car notre situation politique antérieure me paraissait plus confortable, je dois reconnaître que le contexte actuel n'a aucun rapport avec la situation qui avait obligé de Gaulle à en sortir. Les partenaires européens ne cessent d'ailleurs de se réjouir de notre retour, les uns parce qu'ils considèrent que la France s'est normalisée, les autres parce qu'ils entrevoient des possibilités de développer de nouvelles actions de défense avec notre pays. Ainsi, certains considèrent que l'intervention en Libye aurait été impossible si la France n'était pas revenue dans le commandement intégré et sans le climat de confiance qui s'en est suivi. D'autres estiment que c'est le retour de la France qui a permis la signature du traité de Lancaster House avec la Grande-Bretagne.

Il faut ensuite se demander à quoi doit servir l'Alliance. Dans la situation antérieure, nous avons pu maintenir une capacité stratégique de réflexion, une capacité militaire de haut niveau, en nous tenant un peu à l'écart du débat sur son avenir. Si nous ne développons pas désormais une véritable pensée, il ne servira à rien de parler de politique d'influence : une influence ne peut se limiter au nombre de postes ? Peu importe la nationalité des gens qui appliquent les instructions du Pentagone ! Si, en revanche, il s'agit d'exercer une véritable influence sur la façon dont l'Alliance évolue et répondre aux questions : Quelle alliance ? Pour se défendre contre qui ? Pour intervenir de quelle manière ? Dans quelles zones ?, il faudra affirmer notre propre pensée. Réfléchir aux deux volets de cette politique – vigilance et influence –, car la machinerie de l'OTAN peut également servir à obliger les membres à participer, sur le plan industriel, à des actions collectives qui assèchent leurs capacités militaires, par ailleurs de plus en plus faibles, au point qu'il ne leur reste rien pour entreprendre des coopérations entre Européens.

Ainsi, on en vient logiquement à la question de la défense européenne. Je tâcherai, à cet égard, de faire oeuvre de clarification sémantique. Lorsqu'on parle de « défense européenne », il ne s'agit en fait jamais de la « défense de l'Europe ». Si, par malheur, l'Europe était menacée militairement, les Européens seraient incapables de défendre eux-mêmes le continent. Seuls deux pays ont des capacités réelles – encore s'amenuisent-elles jour après jour : la Grande-Bretagne – mais les Américains (et les Anglais eux-mêmes) ont été surpris par la faiblesse des moyens britanniques dans l'affaire libyenne – et la France, malgré les contraintes budgétaires qui pèsent aussi sur elle. Les Allemands ont une capacité moindre, mais ils sont surtout frappés de paralysie politique. Dès qu'il s'agit d'entreprendre une quelconque action militaire, ils s'en remettent au civilo-militaire.

Inutile donc de se gargariser avec des expressions telles qu'« Europe de la défense » ou « défense européenne » si l'on ne précise pas de quoi il s'agit. Or s'il ne s'agit pas d'une éventuelle défense collective – assurée en réalité par l'Alliance et par l'article 5 du traité –, cela ne peut être que d'autres missions à vingt-sept, ou ce qui est réalisé dans des coopérations ad hoc. Dans le premier cas, toute une mécanique se met en branle, au nom de la construction européenne, avec ses volets de politique étrangère, de sécurité et de défense. À cet égard, l'accord franco-britannique de Saint-Malo a représenté un compromis intelligent, levant les réserves de principe que la Grande-Bretagne mettait au développement d'un certain degré d'intervention sur les questions militaires. Mais, en réalité, la mécanique à vingt-sept – qui n'est qu'une mécanique de papier – tourne un peu en rond : les moyens de l'Agence européenne de défense sont en diminution, le processus ne s'est pas enclenché.

Les Américains se plaignent volontiers des manques de capacités et de moyens de l'Europe. Mais, n'est-ce pas la conséquence paradoxale du succès de l'Alliance, qui a déresponsabilisé les pays européens ? N'est-ce pas aussi le fruit d'une politique à courte vue – non pas celle de l'administration Obama, mais plutôt de la longue période précédente –, les Américains s'étant mobilisés contre toute initiative européenne dans le domaine de la défense, sous prétexte qu'elle ferait double emploi avec l'OTAN ?

Aujourd'hui, après les débats et les controverses, aussi légitimes soient-ils, il nous faut tenir compte de l'état du monde. Les États-Unis se sont d'abord préoccupés de la question asiatique : leur grande orientation stratégique, c'est le « pivot vers l'Asie » annoncé par l'administration Obama. Toute la question, à Washington, est de savoir jusqu'où aller dans ce mouvement, nombre d'experts considérant qu'ils ne doivent pas donner l'impression d'abandonner l'Europe, ce qui n'est pas le cas. Toutefois, lorsqu'on demande aux Américains – que ce soient les responsables actuels ou les anciens, des démocrates ou des républicains, les équipes de Mitt Romney ou celles de Barack Obama – quel est l'avenir de l'Alliance, la réponse est unanime : ils ne conçoivent pas une situation dans laquelle les États-Unis seraient prêts à renoncer au traité de 1949. Leur vision est plus relative en ce qui concerne l'organisation de l'OTAN : ils pensent en tous cas que les Européens devraient faire davantage.

Selon une vision française enracinée, l'OTAN serait la courroie de transmission du Pentagone et du complexe militaro-industriel américain. Or, à Washington, les responsables sont souvent beaucoup moins « otaniens » que les Anglais ou les Allemands. Ainsi, quand on leur demande ce qu'ils ont pensé de l'affaire libyenne, s'il est acceptable que des pays européens prennent l'initiative, sous couvert d'une résolution du Conseil de sécurité prise sous le régime du chapitre VII de la Charte des Nations unies, et utilisent la logistique de l'OTAN, avec l'accord du président des États-Unis qui, pour une multitude de raisons, préfère ne pas être en première ligne, la plupart répondent que c'est acceptable sous certaines conditions. Seule l'équipe de Romney, fidèle à une vision classique du leadership, considère que, lorsque l'Amérique s'engage, elle doit tout diriger, qu'il est impossible qu'elle reste derrière le rideau.

Les Américains ont toujours réclamé un meilleur « partage du fardeau », mais ils se sont toujours montrés hostiles au partage des décisions avec les européens. Barack Obama, lui, semble prêt à leur accorder davantage de responsabilités. S'il est réélu, l'OTAN aura peut être, jusqu'à un certain point, une marge d'européanisation.

Ce n'est plus avec les États-Unis que nous aurons les principales difficultés, c'est avec la plupart de nos partenaires européens qui, à propos de l'Europe de la défense, font du déclaratoire, mais ne sont pas prêts à s'organiser au sein de l'OTAN, car, au fond, ils ne veulent ni responsabilités supplémentaires ni risques nouveaux.

Mon but n'est pas – vous le voyez - de réveiller ou d'entretenir des controverses théoriques. Partant de l'état du monde tel qu'il est, de l'idée qu'on peut se faire des menaces dans dix ou vingt ans, je me propose de réfléchir à l'avenir de la relation transatlantique et du rôle que la France doit y jouer. Je n'ai pas non plus l'intention d'opposer ce qu'on devrait faire dans l'Alliance, ce qu'on devrait faire à vingt-sept – en surmontant les déceptions que nous inspire l'état que j'ai observé, c'est-à-dire peu de choses, en dehors de la création de procédures, de postes et de sigles – et ce que l'on pourrait faire avec quelques pays européens déterminés et convaincus. Je raisonnerais en termes de complémentarité.

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