Nicolas Sarkozy avait fait valoir, en effet, l'argument selon lequel le retour de la France dans le commandement intégré réduirait la méfiance à notre égard, et permettrait ainsi aux initiatives de notre pays d'être mieux accueillies. En fait, cela n'a eu aucun effet en matière de défense européenne, à moins de considérer que le traité franco-britannique de Lancaster House en est la conséquence, mais on sait que, si les Britanniques le tiennent pour très important, ils préféreraient tout arrêter plutôt que de savoir Paris obligé, pour des raisons politiques, de dire que cela préfigure la défense européenne. Pour eux, seul le bilatéral est acceptable. Le Président Sarkozy a donc eu tort d'employer un tel argument, d'autant que c'était pour d'autres raisons que la défense européenne était bloquée.
Certains ont considéré, c'est vrai, que l'opération de Libye n'aurait pas pu avoir lieu sans ce retour. Mais ce n'est pas en raison d'un reste de méfiance que les Français et les Britanniques se sont rendu compte qu'ils ne pouvaient pas improviser en urgence un quartier général binational capable de gérer l'opération, que le système européen était tout aussi incapable de le faire, et qu'il fallait par conséquent utiliser l'OTAN comme un « prestataire de services ». Ce fut possible dès que le président des États-Unis eut dit qu'il ne voulait pas s'engager – même si les États-Unis ont contribué militairement à l'opération beaucoup plus qu'on ne le dit en France –, mais qu'il acceptait que l'on se serve de la logistique de l'OTAN. Je rappelle d'ailleurs que l'évolution de la position américaine a pris les Allemands à contre-pied : ils avaient cru que les États-Unis refuseraient toute participation, et cela explique sans doute la position qui fut celle de M. Westerwelle.
Aujourd'hui, si les propositions françaises sont mieux accueillies, il reste une ambiguïté dans l'attitude de nos partenaires. Pour certains d'entre eux, le retour de la France est une simple normalisation. C'est ce dont on se réjouit au ministère allemand de la défense. On y considère que de Gaulle avait eu tort et qu'il n'y a pas à nous récompenser d'avoir corrigé une erreur historique. C'est peut-être la fin de la méfiance, mais elle est stérile et ne produira rien.
Pour le moment, personne ne m'a parlé de « coopération structurée » – peut-être Mme Ashton, ou ses collaborateurs le feront-ils. Il semble plutôt que la préférence aille aux coopérations ad hoc, en fonction des capacités respectives des pays.
En Allemagne, le ministère de la défense suit donc une ligne très classique, très otanienne. Le ministère des affaires étrangères est un peu plus ouvert, mais on ne peut pas dire qu'il ait des attentes particulières. Seuls les collaborateurs directs de Mme Merkel, pour des raisons plus générales, plus stratégiques, considèrent qu'il faut essayer de faire quelque chose. Ils développent une réflexion globale, géopolitique, sur nos rapports avec la Chine, l'Inde, la Russie. Si nous voulons entreprendre des coopérations avec l'Allemagne, il faudra donc d'abord traiter à ce niveau.
Avec les Britanniques, nous avons dû commencer par faire sauter un verrou. Auparavant, dès que la France s'exprimait sur le sujet, ils étaient persuadés qu'elle voulait remplacer l'Alliance par une Europe de la défense, ou la concurrencer sur son terrain. Or, pour la Grande-Bretagne, il était hors de question que l'Union européenne puisse parler de défense et de sécurité, domaines qui étaient de la seule compétence de l'OTAN. À Saint-Malo, la France a reconnu que la défense européenne qu'elle appelle de ses voeux s'inscrirait dans le cadre général et sous le parapluie de l'Alliance, et la Grande-Bretagne a levé son opposition de principe à l'idée que l'Europe puisse agir dans ce domaine, sans préciser les réalisations envisageables.
Plus récemment, le traité de Lancaster House a trahi l'affaiblissement de la Grande-Bretagne après l'engagement en Irak. Elle envisage donc des coopérations qu'elle n'aurait pas envisagées auparavant. Il est à noter que ce projet avait été conçu sous Gordon Brown. Le traité rencontre des difficultés d'application, mais il faut le faire vivre et éviter de l'opposer à une défense européenne théoriquement plus orthodoxe, à vingt-sept, selon les mécanismes prévus, voire sous forme de coopération structurée.
En ce qui concerne les alliances industrielles, l'idéal serait de combiner les capacités industrielles et technologiques françaises, allemandes et britanniques. Mais, en politique, le projet présente bien des difficultés pour chaque pays, chaque gouvernement devant veiller à ses intérêts. L'idée est d'accéder au marché américain, qui représente 46 à 47 % du budget mondial de la défense, et qui est aussi important que les dix plus gros budgets de la défense après lui. Même s'il baisse de 15 % en cinq ans, comme l'a annoncé M. Obama, il sera simplement ramené à la situation d'il y a cinq ou six ans, ce qui reste colossal.
Dans l'affaire particulière que vous avez évoquée, madame la présidente, BAE Systems, affaibli, cherche à se consolider et EADS tente de pénétrer le marché américain, ce qui, de tout temps, sous la présidence de Louis Gallois comme sous celle de Thomas Enders, a été sa priorité, car cela permettrait de rééquilibrer EADS entre ses activités civiles et ses activités militaires. On a vu, dans l'affaire des avions ravitailleurs, comment l'administration américaine a pu annuler, au profit de Boeing, le premier appel d'offres remporté par EADS. Je n'ai pas accès à tous les éléments du dossier, et j'ignore donc si nous avons obtenu les garanties politiques, juridiques et économiques nécessaires. Si cette opération est un succès, on ne pourra que s'en réjouir. Dans le cas contraire, il y aura un coût et un contrecoup sévères.
J'évoquerai enfin la question de l'Europe de l'Est. Après la fin du système soviétique, les pays anciennement contrôlés par l'URSS n'ont eu qu'une idée : se protéger en entrant dans l'OTAN, dont l'Union européenne ne leur paraissait qu'un sous-département économique. Il faut les comprendre : sortant du joug soviétique, ils se précipitaient dans l'endroit le plus sûr qu'ils connaissent. Avec le temps, ils sont devenus un peu plus européens. Les Polonais ont ainsi été très perturbés par l'abandon d'une partie du projet antimissile qui devait se réaliser chez eux. Mais ils restent attachés à l'OTAN, alliance défensive face à la menace. Si on ne sait plus très bien où se situe la menace aujourd'hui, les Polonais et les Baltes, eux pensent qu'elle peut venir de leur voisin russe, et sont donc obsédés par la nécessité de conserver une alliance avec un article 5. Si le développement de la défense européenne devait se faire contre l'OTAN, ils y seraient opposés. Si cela doit se faire en plus de l'OTAN, la Pologne serait capable de s'y associer. Nous devons considérer ce pays comme un partenaire sérieux pour l'avenir.