Je suis d'accord avec vous, monsieur Fromion. Je me suis tout à l'heure borné à constater que, jusqu'ici, aucun interlocuteur, ni aucun des responsables que j'ai rencontrés hier à Berlin, ne m'a parlé spontanément des coopérations structurées. Je prendrai connaissance de votre rapport avec intérêt et ne manquerai pas de mentionner en termes positifs la possibilité de « coopérations structurées permanentes ».
Le Président Hollande ne m'a pas chargé de faire un rapport sur l'ensemble de la politique étrangère de la France. Certaines de vos questions débordent le cadre de ma mission. J'évoquerai cependant tout à l'heure, en conclusion, l'une d'entre elles, celle concernant la Russie.
L'idée d'une OTAN « prestataire de services » et non ordonnateur de tout peut paraître paradoxale. Mais il est vrai que l'on constate une sorte de lassitude de l'Amérique face à l'organisation. Au Kosovo, ce sont les ministres du groupe de contact, dont je faisais partie, qui, constatant que les longues négociations et médiations n'avaient abouti à rien, conclurent qu'une intervention était inévitable pour arrêter l'action des milices de Milosevic, et firent appel à l'OTAN. L'OTAN n'avait pas décidé, elle mettait en oeuvre dans une certaine tension. Le commandant en chef des forces de l'OTAN, le général Clark, était furieux d'avoir à se concerter quotidiennement avec les chefs d'état-major des armées française, allemande, italienne, britannique sur les cibles des bombardements. C'est l'époque où Jacques Chirac s'opposait, avec l'accord du gouvernement Jospin, au bombardement des ponts de Belgrade. Le Pentagone tira de cette expérience la conclusion qu'il valait mieux éviter toute concertation, même au sein de l'OTAN, même avec des pays proches ! Cela fut une étape de la désaffection de l'establishment américain militaro-politique à l'égard de l'Alliance, une sorte d'épuisement renforcé par la changement de priorité, au « pivot vers l'Asie ». Il ne faut donc pas croire que les États-Unis soient obsédés, comme dans le passé, par le contrôle de l'OTAN. Le recours à l'organisation comme prestataire de services devient donc possible dans certains cas, comme en Libye. Cette idée de « leadership from behind » de la part des États-Unis est certes contestée aux États-Unis, mais il est probable qu'elle resservira si Obama est réélu. Ne négligeons pas cette piste sous prétexte que l'OTAN a longtemps été et pourrait être encore un rouleau compresseur.
En ce qui concerne le dossier des antimissiles, il me semble que, lors de son premier contact avec Barack Obama, François Hollande, qui voulait parvenir à un accord sur l'Afghanistan, a cherché à éviter d'accumuler les contentieux. Il faut rappeler que ce n'est pas à Chicago que la France a été obligée d'accepter, à contrecoeur, le nouveau programme antimissile, mais déjà dès lors de sommets antérieurs, tout en obtenant – ce qui fut confirmé à Chicago – que, contrairement au voeu des Allemands, il ne se substituerait pas à la dissuasion. J'ai évoqué l'affrontement qui avait eu lieu lors d'un sommet de l'OTAN à Lisbonne, sous Nicolas Sarkozy. Le président Obama a eu beau prononcer le discours de Prague sur l'élimination future des armes nucléaires à très long terme, ce n'est pas demain qu'un président américain sera sûr que la sécurité des États-Unis a trente ou quarante ans de distance peut se passer complètement de la dissuasion nucléaire.
En outre, je ne crois toujours pas, d'un point de vue technique, que l'antimissile puisse se substituer complètement à la dissuasion, c'est-à-dire arrêter 100% des missiles. En 1983-1985, François Mitterrand avait demandé à quelques-uns de ses collaborateurs d'étudier la portée des déclarations de Ronald Reagan, qui affirmait que le nucléaire, « immoral », serait bientôt dépassé, et qui avait lancé l'Initiative de Défense Stratégique. À l'époque, on ne croyait pas que le projet puisse être opérationnel avant une trentaine d'années, car il fallait d'abord lancer un nombre astronomique de satellites et mettre au point des armes extraordinaires, qui n'existaient que dans les dessins animés du Pentagone. La conclusion de l'étude fut que, même après vingt années de lancements répétés, le dispositif ne serait jamais parfaitement hermétique, qu'il y aurait toujours le risque qu'un missile traverse le bouclier : si mille missiles ont été détruits mais qu'un mille et unième s'abat sur Washington, le dispositif n'aura servi à rien.
Ce que Ronald Reagan avait lancé, George Bush père et Bill Clinton l'abandonnèrent, puis George Bush fils le relança sous la forme, excellente pour le complexe militaro-industriel américain, d'une super défense aérienne, et les américains le proposentimposent maintenant comme une « défense de territoire ». En tout état de cause, il n'est plus question d'un contrôle et d'une protection systématique du globe, permettant de détecter instantanément n'importe quel missile, partant de n'importe où, et de le détruire en deux minutes.
Du reste, en raison de la phobie qu'inspire le nucléaire et l'incompréhension du principe même de dissuasion, le remplacement de la dissuasion nucléaire par un système défensif peut séduire. Le retour de la France dans le commandement intégré ne change rien à la nécessité de tenir bon sur le principe de la dissuasion, au plus bas niveau possible bien sûr.
Il faut approuver les négociations russo-américaines – START III et bientôt START IV : il leur reste 9 000 têtes, leur marge de réduction est considérable.
Toutefois, la question industrielle se pose. Les Américains vendent de la « protection de théâtre » au Proche-Orient – Israël, Émirats, Arabie –, au Japon et en Europe. Mais leurs arguments de vente changent sans arrêt. À l'origine, ils ne pouvaient pas invoquer la menace iranienne, qui a représenté une véritable aubaine par la suite. Le jour où elle aura été éliminée, comment justifieront-ils le programme ? Diront-ils qu'on est trop avancé pour reculer ? Quoi qu'il en soit, ce système défensif est loin de pouvoir se substituer à la dissuasion.
Je voudrais dire à M. Dupont-Aignan que la perte d'influence qu'il déplore n'est pas liée mécaniquement au retour de la France dans l'OTAN, mais à l'évolution du monde et au fait que, ces dernières années, un courant néoconservateur – à droite comme à gauche – a influencé la conduite de la politique étrangère de la France. Cette vision « occidentaliste », selon laquelle l'Occident est menacé par le monde entier, et la France avait tout de la famille « occidentale », a influé sur la définition des priorités. La décision de Nicolas Sarkozy découlait en partie de cette vision.
Il faut distinguer l'influence de l'OTAN et l'influence américaine. Après l'OTAN, la bureaucratie otanienne se cherche de nouvelles missions. Face à cela, nous devons avoir notre propre vision. Les Allemands sont inhibés par tout ce qui est militaire, beaucoup plus qu'à l'époque où Joschka Fischer et Gerhard Schröder avaient réussi à faire accepter par les Verts l'intervention au Kosovo. Guido Westerwelle est représentatif de l'état d'esprit actuel. Ils n'acceptent donc, je l'ai dit, que de faire du civilo-militaire, avec le moins de militaire possible et beaucoup de civil. Dans le même temps, l'OTAN, qui prépare l'avenir, a pris le chemin inverse en développant un concept « global » : elle est prête à gérer tous les aspects militaires et civils des crises, et elle se propose également de s'occuper de reconstruction et d'économie. Les organismes entrent donc en compétition.
L'existence même de cette bureaucratie pourrait en principe être remise en cause, puisque après tout, l'organisation intégrée a été mise en place après la guerre de Corée, après des attaques qui avaient amené à penser que Staline était capable de faire la même chose en Europe, et qu'il fallait donc s'organiser en temps de paix comme si l'on était déjà en temps de guerre. L'Allemagne avait été ensuite intégrée dans l'Alliance, en 1955, après l'échec de la Communauté européenne de défense – laquelle était surtout une astuce pour faire accepter aux français le réarmement allemand. Il n'y a pas d'armée allemande, il n'y a qu'une sorte de département allemand de l'armée occidentale, et c'est pourquoi le système militaire allemand ‘a jamais été favorable aux idées françaises sur la défense européenne. Tout ce que la France a pu proposer en la matière, à l'époque de Mitterrand, ou de Chirac, le système militaire allemand le rejette. L'Allemagne est à 99 % intégrée dans le système OTAN et ne dispose d'aucune marge. C'est pourquoi elle s'en tient à une vision otanienne, plus rigide encore que celle de Washington.
Je conclurai en évoquant la Russie. On aurait pu penser que, la menace soviétique ayant disparu, l'OTAN n'a plus de raison d'être. Au moment de l'effondrement de l'URSS, François Mitterrand avait malicieusement fait dire cela par Roland Dumas, sans remettre en cause l'existence de l'Alliance. Il avait essuyé la colère de James Baker, le secrétaire d'État américain de l'époque, et tous les perroquets européens avaient répété ensuite que c'était abominable, et que, une fois de plus, la France révélait son antiaméricanisme primaire. En tous cas le test était concluant : en 1991-1992, les États-Unis et tous les Européens, sauf la France, s'étaient coalisés pour que l'OTAN survive à la disparition de la menace qui avait justifié sa création. Après cela, l'Alliance ne pouvait que tourner en rond. C'est Arbatov, conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, qui disait : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d'ennemi. »
Pour toutes les questions qui nous préoccupent – notre indépendance conceptuelle, notre capacité de décision, notre autonomie de pensée stratégique –, ce qui compte, ce n'est plus de savoir si nous sommes à l'intérieur ou à l'extérieur des différents mécanismes, c'est de savoir si nous avons une pensée stratégique qui nous soit propre. La question russe est distincte. Rien, dans notre situation actuelle, ne nous interdit d'avoir une politique russe. Nous ne sommes pas obligés de traduire mécaniquement dans notre politique étrangère le fait que l'Alliance a un projet antimissile et que, pour diverses raisons, les Russes le contestent. Nous restons libres, de nous poser des questions de politique étrangère : comment analysons-nous l'évolution de la Russie ? Poutine représente-t-il un problème ? Pouvons-nous faire avec, et comment ? Pour ma part, je suis de l'école réaliste et je pense que c'est en ayant une politique active avec la Russie que nous éviterons que l'Allemagne soit le seul pays d'Europe à avoir une politique russe. Il est préférable qu'il existe aussi une politique russe de la France, et si possible une politique franco-allemande et européenne.