Intervention de Séverine Lemière

Réunion du 12 novembre 2013 à 14h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Séverine Lemière :

Le travail que je vais vous présenter, fruit de nombreuses recherches réalisées avec Rachel Silvera, a en effet donné lieu, en mars dernier, à la publication, chez le Défenseur des droits, de ce guide – lequel est maintenant en ligne.

Les inégalités de salaires sont le point de départ de ce travail. L'idée était d'analyser autrement les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes. De fait, on a tendance à expliquer ces inégalités par les différences de diplômes, de type d'expériences et d'emplois occupés, et par les différences de temps de travail. Bref, on connaît tous les critères qui permettent de justifier, voire de légitimer, les différences salariales entre les femmes et les hommes.

Un tel raisonnement s'arrête au principe d'égalité de traitement qui est « à travail égal, salaire égal ». Or, comme vous l'avez mentionné, Madame la présidente, depuis la loi de 1972 sur l'égalité de rémunération entre les femmes et les hommes, le droit du travail va plus loin : il doit y avoir égalité de rémunération pour un travail de valeur égale, et pas seulement pour un travail égal.

Il est très important de réfléchir en ces termes. En effet, malgré les politiques de mixité des emplois, l'élévation du niveau de formation des femmes, la ségrégation persiste. Il existe encore des emplois à prédominance féminine d'un côté, et des emplois à prédominance masculine de l'autre. De ce fait, on peut très rarement parler d'un « travail égal ». Voilà pourquoi le législateur de 1972 a posé le principe d'une égalité salariale pour des emplois différents, mais jugés de valeur égale. Ensuite, en 1983, la loi Roudy – reprise dans le code du travail – précisera comment estimer la valeur égale des emplois, en prenant en compte toute une série de critères : critères de connaissance (formation, diplôme), de capacité professionnelle – on parlerait aujourd'hui plutôt de compétence professionnelle – liée à l'expérience, critères de responsabilité, et critère de charge physique ou nerveuse. D'une certaine façon, le droit était en avance. Pour autant, le juge a rechigné pendant longtemps à appliquer ce principe, considérant qu'il ne pouvait pas statuer en égalité salariale, parce que les emplois étaient différents.

Il faudra attendre un arrêt de juillet 2010, qui constitue un tournant de la jurisprudence, pour que la situation change. Dans une grosse PME, une responsable des ressources humaines et des services généraux avait revendiqué l'égalité salariale en se comparant au directeur financier et au directeur commercial de l'entreprise. Cette fois-ci, le juge décida d'analyser et de comparer les emplois : niveau de diplôme des uns et des autres, nombre de personnes encadrées, budget dont les uns et les autres avaient la charge, stress, etc. Et en juillet 2010, on décida qu'il devait y avoir égalité salariale entre cette responsable des ressources humaines et les directeurs financier et commercial. J'appelle votre attention sur l'intitulé de son poste : cette femme n'était pas « directrice » des ressources humaines, mais « responsable » des ressources humaines.

C'est un tournant considérable de la jurisprudence. Maintenant, le juge utilise cet article du code du travail, et la situation est devenue beaucoup plus claire.

Néanmoins, pour travailler avec des avocates spécialistes du travail, je peux vous dire que tout n'est pas encore parfait. Les juges et les conseils prud'homaux sont très mal formés à la question et il arrive de lire dans certaines décisions qu'à partir du moment où les emplois sont différents, on ne peut pas statuer en égalité salariale.

Par ailleurs, si intéressante que soit cette jurisprudence, l'approche y reste individuelle. L'objectif du Guide est de passer d'un objectif d'égalité salariale – ce que les Québécois appellent l'« équité salariale » – pour des emplois à valeur comparable, à un objectif collectif en se plaçant au niveau des grilles de classification. Il convient de s'assurer que ces grilles, négociées principalement au niveau des branches, sont bien exemptes de biais de discrimination venant sous-valoriser les emplois à prédominance féminine.

Bien sûr, les grilles de classification ne doivent pas discriminer. L'article 13 de l'Accord national interprofessionnel de 2004 institue, à l'occasion du réexamen quinquennal des classifications, l'analyse des critères d'évaluation retenus dans la définition des différents postes de travail, afin de repérer, de corriger et de prendre en compte ceux d'entre eux susceptibles d'introduire des discriminations entre les hommes et les femmes… ». Cet article introduit donc une approche de genre dans la révision des classifications professionnelles. Par ailleurs, depuis la loi de 2001, les entreprises ont l'obligation de négocier sur l'égalité.

Il y a là un terrain favorable à ce guide, qui est principalement destiné à sensibiliser et à former les partenaires sociaux, d'une part à la déconstruction des grilles de classification actuelles, et d'autre part à la lutte contre la sous-valorisation des emplois à prédominance féminine dans les classifications.

Nous avons donc monté un groupe de travail – d'abord au sein de la HALDE, aujourd'hui chez le Défenseur des Droits – réunissant des juristes, des partenaires sociaux, des chercheurs, des institutions, la Direction générale du travail, l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT), notamment. Et nous avons abouti au Guide.

L'objectif est de procéder en deux temps.

Premièrement, déconstruire les grilles actuelles de classification des emplois, qui ne sont neutres qu'en apparence. Depuis ces dernières années, il n'existe plus de grilles ou de conventions collectives avec des critères ouvertement sexués. Néanmoins, leur application aboutit à sous-évaluer systématiquement les emplois occupés par les femmes. Cela nous renvoie au concept juridique de « discrimination indirecte », à mon sens très important et trop peu connu – on peut parler de discrimination indirecte quand une pratique ou un critère apparemment neutre vient désavantager une catégorie de personnes sans que ce soit légitime.

Mais ces grilles de classification ont leur histoire. Elles sont issues de la négociation collective. Elles sont difficiles à modifier, dans la mesure où elles sont le résultat d'une construction sociale. De fait, l'ensemble des acteurs de la négociation collective s'entend pour dire ce qui a de la valeur et ce qui en a moins. Et l'histoire du mouvement syndical ouvrier vient également interférer dans l'histoire des classifications.

Comment se présente une grille de classification ? Les emplois sont décrits. Ensuite, on définit des critères d'évaluation et on donne des points pour chaque critère, dans chaque emploi. Il peut y avoir des emplois qui ont beaucoup de points en termes de formation, de diplômes, de niveau de responsabilité ; d'autres qui auront moins de points. Ces critères sont le résultat de la négociation collective et donneront une valeur de points aux emplois – on parle de « cotation ». En dernier lieu, la valeur de points des emplois sera transformée en niveau de salaires de base dans les grilles salariales.

Dans ces grilles de classification professionnelle, on a mis en évidence des risques de discrimination.

Certains critères seront définis de manière très restrictive. Par exemple, le critère de responsabilité, c'est à dire le niveau de responsabilité que l'emploi doit assumer : souvent, les responsabilités ne sont définies qu'à la lumière des responsabilités budgétaires et financières ; l'ensemble des autres responsabilités, notamment les responsabilités envers les personnes, ou la coordination, ne sont pas intégrées comme faisant partie des responsabilités.

D'autres critères sont définis de manière très floue. D'ailleurs, d'une manière générale, quand un critère est défini de manière trop floue, il est souvent préjudiciable aux emplois à prédominance féminine. Par exemple, le critère d'expérience : de très nombreuses grilles de classification indiquent que pour occuper tel emploi, il faut tel niveau de formation ; mais selon les grilles, le niveau de formation est plus ou moins bien défini. Cela dépend de l'histoire de la grille. Dans les assurances, le critère est extrêmement bien défini, parce qu'il y a des écoles, des diplômes associés au secteur d'activité. Dans la grande distribution, le critère de diplôme n'existe pas. Dans certaines grilles, le niveau de diplôme n'est pas forcément bien défini. Un même niveau de diplôme peut être différemment valorisé. Ainsi, il n'est pas rare qu'un BTS d'assistante de direction, assistante de gestion, de niveau bac +2 soit moins bien classé qu'un BTS du secteur secondaire, métallurgie, électronique, etc, et pourtant à un niveau de formation équivalent.

Une mauvaise définition du critère d'expérience laisse libre cours à l'interprétation. On peut mentionner que pour occuper tel emploi, il faut tel niveau de formation ou « l'équivalent en expérience ». Mais que doit-on prendre en compte ? Est-ce que l'expérience à temps partiel compte autant que l'expérience à temps plein ? Est-ce que l'expérience interrompue compte autant que l'expérience non interrompue ? Ce flou est souvent préjudiciable à la reconnaissance des emplois à prédominance féminine.

Figurent aussi, dans les grilles de classification, des critères de relation : quel type de relation est nécessaire pour occuper l'emploi ? Il faut alors faire attention aux glissements liés aux compétences « innées » des femmes ! En outre, dans certaines grilles, le premier niveau de relation, c'est-à-dire de compétence relationnelle, est la convivialité. Cela favorise l'assimilation entre compétences professionnelles et qualités personnelles.

Certains critères sont complètement oubliés des grilles de classification.

La loi de 1983 dispose que pour évaluer la valeur des emplois, il faut prendre en compte la formation, l'expérience, les compétences professionnelles, la responsabilité et la charge physique ou nerveuse. Or tout ce qui renvoie à la charge physique ou nerveuse, ce que l'on appellerait aujourd'hui les risques professionnels, n'apparaît pas dans les grilles de classification professionnelle. Plus généralement, c'est le cas de ce qui se rapporte aux « conditions de travail ».

Nous en avons beaucoup parlé avec les partenaires sociaux de notre groupe de travail. Il se trouve qu'à partir du moment où l'on fait figurer ces charges physiques et nerveuses dans la valorisation des emplois, on acte, d'une certaine façon, le fait que l'on ne va pas forcément améliorer les conditions de travail et que celles-ci font partie de la définition de l'emploi. C'est assez compliqué à articuler. Malgré tout, force est de constater que les conditions de travail actuelles exigent des titulaires des emplois le développement de certains types de compétences, notamment liées aux exigences d'organisation, et qu'on ne peut pas les ignorer quand on veut évaluer le salaire d'un emploi.

Il y a parfois des critères redondants. C'était le cas dans la grille de classification de l'assurance, où plusieurs critères servaient à évaluer exactement la même chose : un critère de « contribution à la valeur ajoutée du poste », plus un critère de « responsabilité financière du poste », plus un critère de « finalité économique du poste ». Il y avait à cela deux conséquences : d'une part, l'ensemble des autres responsabilités n'était pas pris en compte ; d'autre part, ces critères-là étaient surévalués.

Nous avons constaté par ailleurs un vrai manque de transparence dans les processus d'évaluation des emplois. Il faut savoir que, bien souvent, les grilles de classification et les méthodes d'évaluation des emplois qui y sont associés sont réalisées par des cabinets de consultants, et que les partenaires sociaux viennent « valider » des grilles ou des méthodes portées par des cabinets de consultants.

Dans certains accords collectifs, il y a une liste de critères, bien définis, avec des pondérations, et l'on passe directement à la grille finale. Donc, qu'est-ce qui fait que, pour l'assistance de direction, il y a tant de points en responsabilité ou en diplôme ? On ne sait pas.

Le fait que ce « marché » soit pris par des cabinets de consultants sur lesquels on a très peu la main constitue un vrai problème. Je pense notamment à la méthode Hay, qui est mondialement répandue et en fonction de laquelle toutes nos grandes entreprises françaises classent et hiérarchisent les emplois.

Enfin, il arrive que dans certaines grilles de classification, « faire carrière » n'existe pas pour les emplois à prédominance féminine. Par exemple, dans la grande distribution, les emplois d'agents libre service apparaissent, dans la grille de classification, aux niveaux 1, 2, 3 et 4. En revanche, l'emploi d'hôtesse de caisse n'apparaît qu'au niveau 2. Il n'y a pas de progression pour cet emploi.

Partant du constat de l'existence de biais, le Guide propose une démarche visant à mettre en place des grilles de classification des emplois non discriminantes. Cela passe par l'intégration d'un certain nombre de critères, par une méthodologie sur la façon d'analyser les métiers, de définir un métier à prédominance féminine, et par des conseils de vigilance s'agissant des pondérations.

Pour conclure, il faut savoir que réfléchir en termes de valeur comparable des emplois est une approche très complémentaire de l'approche habituelle retenue pour lutter contre les inégalités de salaires. Souvent, quand on parle d'inégalités de salaires, on s'intéresse à la lutte contre le travail à temps partiel et à la mixité des emplois. Pour notre part, nous nous intéressons à des emplois que les femmes occupent déjà et qui impliquent, de leur part, des compétences professionnelles.

Nous proposons une autre façon de travailler à l'égalité salariale, qui est de valoriser les emplois qu'elles occupent déjà. Nous ne proposons pas aux femmes de devenir maçons, comme les hommes, mais nous mettons en avant les compétences des assistantes de direction. Peut-être que lorsque les emplois à prédominance féminine seront davantage valorisés, la mixité sera effective.

Cette façon de penser a un impact sur la masse salariale, dans la mesure où il s'agit d'un travail collectif et non individuel. Au lieu de dire que l'on va augmenter la part des femmes cadres de x %, on cherche à revaloriser l'emploi de l'ensemble des assistantes maternelles et des assistantes de direction.

En ce domaine, les expériences étrangères sont nombreuses : le Québec a voté une loi sur l'équité salariale depuis plus de quinze ans ; le Portugal met en place l'égalité salariale via la valeur des emplois dans différentes branches ; la Belgique travaille sur le sujet ; en Suisse, nous avons relevé des cas d'actions collectives. Nous pouvons donc nous appuyer sur ces expériences.

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