Intervention de Michel Sapin

Réunion du 13 novembre 2013 à 17h15
Commission d'enquête relative aux causes du projet de fermeture de l'usine goodyear d'amiens-nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu'on peut tirer de ce cas

Michel Sapin, ministre du Travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social :

Je ne suis ministre que depuis dix-huit mois, alors que la procédure dure depuis six ans. Si le ministre du Redressement productif s'attache à sauvegarder l'activité, ma tâche est davantage centrée sur l'accompagnement social des suppressions de poste. Ces problèmes d'articulation pourront expliquer que, sur certaines parties du dossier, comme la nature de l'offre actuelle ou les conditions d'acceptabilité, je me sente moins compétent que sur d'autres.

La situation de l'usine d'Amiens-Nord est, à bien des égards, exceptionnelle, dans le mauvais sens du terme, par le nombre d'emplois menacés – près de 1 200 –, la ténacité du personnel, l'abondance des procédures judiciaires et le nombre de rebondissements qu'ont connus les salariés. C'est d'abord à eux que va ma pensée.

Vous connaissez les temps forts du dossier.

En 2007, un projet d'investissement est proposé aux usines d'Amiens-Nord et d'Amiens-Sud, subordonné à un accord collectif tendant à réviser l'organisation du temps de travail. Le projet est accepté en 2008 à Amiens-Sud où les investissements auront lieu, alors qu'à Amiens-Nord, la CGT fait jouer son droit d'opposition majoritaire.

De 2008 à 2010, l'entreprise met sur la table un projet de PSE concernant 402 postes, qui n'aboutit pas, puis un autre projet concernant 817 personnes, lequel prévoit la fermeture de l'activité tourisme, tandis que l'activité agricole serait reprise par Titan.

De fin 2010 à fin 2011, les négociations portent sur le projet de Titan, qui prévoit de maintenir 537 emplois pendant deux ans. Le TGI de Nanterre jugera le plan d'affaires de Titan communiqué au comité central d'entreprise (CCE) trop imprécis.

De janvier à juin 2012, les négociations se poursuivent, même si la promesse d'achat a expiré. Début juin 2012, M. Wamen déclare être arrivé à une victoire historique, le départ des 817 personnes devant se faire sur la base exclusive du volontariat, tandis que Titan reprendra l'activité agricole. Ce plan de départ volontaire (PDV) généreux vient clore une longue lutte sociale et judiciaire.

Les messages qui me sont transmis à mon entrée en fonction sont donc rassurants : une issue se dessine après quatre ans de conflit. Malheureusement, il apparaît dès septembre que tout n'est pas réglé. La CGT ne se satisfait pas de ce que Titan ne s'engage à maintenir l'activité que pendant deux ans. En dépit des réunions qui se tiennent entre la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE), mes collaborateurs et ceux du ministre du Redressement productif, les parties s'éloignent à nouveau, ce qui conduit à l'échec des négociations.

Depuis février 2013, Goodyear a engagé une procédure d'information et consultation portant cette fois sur un projet de licenciement de tous les salariés d'Amiens-Nord. La direction considère que cette procédure est achevée. Durant cette période, le dialogue judiciaire s'est largement substitué au dialogue social.

Dès l'annonce du projet de fermeture, Arnaud Montebourg s'est impliqué pour trouver des repreneurs en mobilisant notamment l'Agence française pour les investissements internationaux (AFII). Il a ramené Titan à la table de discussion, passant outre, dans l'intérêt des salariés, les propos extrêmement désagréables de M. Taylor. Nous espérons tous qu'une issue positive sera trouvée.

De cette situation exceptionnelle dont je n'ai eu à connaître que les derniers épisodes, on peut tirer quelques conclusions.

D'abord, l'échec du dialogue social conduit malheureusement à une catastrophe sociale. Si le dialogue n'exclut ni les conflits ni le rapport de forces, la victoire d'une partie sur l'autre ne constitue pas une solution. À un moment donné, il faut trouver les voies d'un compromis mutuellement satisfaisant. Manifestement, nous n'en étions pas loin au printemps 2012. Aujourd'hui, l'avenir est plus sombre pour les salariés car, en lieu et place du sauvetage de plus de 500 emplois et d'un plan de départ fondé sur le seul volontariat, nous sommes proches du licenciement contraint de 1 173 salariés – sauf si Arnaud Montebourg obtient que la fabrication de pneus agricoles se poursuive sur le site. Le dialogue social ne se décrète pas, il se construit dans l'écoute, le partage d'informations et la confiance, ce qui a manqué dans le cas de Goodyear.

Ensuite, l'anticipation est toujours préférable aux prises de décision tardives. Mais elle nécessite que la direction soit capable de jouer cartes sur table, de présenter aux salariés les options stratégiques comme leurs impacts sur l'emploi, et de les discuter avec les institutions représentatives du personnel (IRP).

Troisièmement, les salariés peuvent obtenir davantage par un accord collectif que par un plan unilatéral présenté par une direction. Le PDV était financièrement plus attractif que le PSE actuellement proposé aux salariés, même si, pour le ministère du Travail, l'amélioration des mesures actives de reclassement représente une avancée. Il était encore plus attractif en termes d'emploi, puisqu'il était accompagné d'une reprise partielle d'activité tendant à conserver 537 postes.

Enfin, les procédures qui durent sont anxiogènes. Pour les salariés, elles constituent une épée de Damoclès, particulièrement à Amiens-Nord où l'activité a chuté et où la direction a cessé d'investir, depuis l'annonce du premier projet de licenciement. Cependant, comme l'a rappelé Mme Pernette, directrice régionale adjointe de la DIRECCTE, les services de l'État se sont montrés vigilants. L'inspection du travail a effectué vingt et une visites de contrôle en 2012. Elle a été régulièrement présente aux CHSCT. Trois procès-verbaux ont été dressés. Le Parquet a été saisi. L'inspection du travail a donc parfaitement joué son rôle pour protéger la santé physique et morale des salariés. Début 2013, la directrice régionale adjointe de la DIRECCTE a rappelé l'entreprise à ses obligations.

J'en viens aux changements importants apportés par la loi sur la sécurisation de l'emploi (LSE) du 14 juin 2013, transcrivant l'accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier, signé par les organisations syndicales majoritaires et l'ensemble des organisations patronales.

La LSE institue un nouveau cadre pour anticiper les difficultés, en discutant le plus tôt possible les orientations stratégiques et leurs conséquences. Elle prévoit une nouvelle consultation sur la stratégie, instaure une base de données économiques et sociales unique, renforce les liens avec la gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences (GPEC) et ceux de la GPEC avec le plan de formation. Désormais, les représentants des salariés disposeront de projections sur trois ans des données figurant dans la base de données unique. Ces innovations constituent un levier puissant pour renouveler, dans la durée, le dialogue social au sein des entreprises.

La LSE a profondément transformé le cadre légal dans lequel se déroulent les procédures de licenciement collectif. Désormais, il n'existe plus que deux voies : un accord collectif majoritaire entre direction et organisations syndicales, ou une homologation par l'administration du document unilatéral de l'entreprise. C'est donc soit le contrôle des organisations syndicales soit celui de l'Administration, qui s'exercera. D'autre part, il ne sera plus nécessaire d'attendre l'issue d'une longue action judiciaire pour faire reconnaître la nullité de la procédure ou l'insuffisance du PSE. Si celui-ci ne correspond pas aux moyens du groupe ou si la procédure est entachée d'irrégularités, la DIRECCTE refusera de l'homologuer et les licenciements ne seront pas prononcés. La contestation de la décision d'homologation, par la direction ou par les salariés, sera jugée dans des délais courts, fixés par la loi.

Par rapport à la législation antérieure, la LSE donne plus de temps à la procédure et plus de visibilité à tous les acteurs. Sauf accord entre les parties, la procédure ne durera pas plus de deux, trois ou quatre mois selon le nombre de licenciements envisagés. Pendant ce temps, les parties sont incitées à négocier ou du moins à dialoguer sans que le dialogue judiciaire se substitue au dialogue social. Les organisations syndicales et les salariés conservent le droit d'aller en justice à l'issue de cette période entièrement consacrée au dialogue entre direction et représentants des salariés. L'Administration est à la disposition des parties pour surmonter les blocages, éventuellement en usant de son nouveau pouvoir d'injonction, mais aussi pour les réunir autour de la table et formuler des observations avec l'autorité que lui confère la décision d'homologation. Cette décision peut être contestée devant la juridiction administrative, tandis que la juridiction judiciaire demeure compétente pour les mesures individuelles découlant du PSE et le motif économique du licenciement.

Quels résultats espérons-nous ? Un plus grand dialogue social pour surmonter les difficultés, une amélioration qualitative du PSE et le renchérissement du coût des licenciements non justifiés, que nous entendons décourager.

Les quatre premiers mois d'application de la LSE montrent des résultats positifs. Depuis le 1er juillet, 261 PSE ont été notifiés à l'administration, chiffre moins élevé qu'en 2012 tant en termes d'emplois menacés que de procédures lancées. Hors entreprises en redressement ou liquidation judiciaires, la négociation a été engagée dans presque trois quarts des cas. Le 30 septembre, 109 décisions avaient été rendues : 71 onze homologations, 22 validations d'accord majoritaire, dont un seul est partiel, et 16 refus. Même dans les cas de redressement ou de liquidation judiciaires, nous dépassons 23 % d'accords collectifs majoritaires. Dans les autres, on compte, pour une trentaine de décisions, une part égale d'accord majoritaire et de document unilatéral. En somme, même dans des processus difficiles, la négociation peut prospérer et l'Administration fait sérieusement son travail sans hésiter, si nécessaire, à refuser l'homologation, ce qui améliore la qualité des PSE.

La LSE aurait-elle permis d'obtenir un résultat différent dans le dossier Goodyear ? J'en ai la conviction. L'administration n'aurait pas eu moins d'exigences que les tribunaux, mais il eût été plus facile de réunir les parties et de trouver une solution. On aurait pu consacrer plus de temps à préparer la reconversion des salariés en les formant et en anticipant. Mais trêve de « juridique fiction ». Notre énergie doit s'employer à ramener rapidement vers l'emploi les salariés qui seront licenciés. C'est le sens de la lettre d'observation sur le PSE que Mme Pernette a adressée à Goodyear le 6 novembre et qui a permis d'ultimes avancées sur les mesures actives de reclassement.

Dans ce domaine, le succès repose sur une remobilisation rapide des salariés, comme nous l'avons constaté chez Kléber à Toul. Les mesures financées par Goodyear y contribueront. Si les licenciements étaient prononcés, tous – entreprises du bassin, organisations syndicales, collectivités territoriales et services de l'État – devraient apporter leur soutien aux salariés. Mes services veilleront en particulier à ce que Goodyear respecte ses engagements en termes d'accompagnement.

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