Bien sûr, cela n’est pas acquis. Il conviendra de veiller au respect de la trajectoire financière de la LPM, à l’euro près. Monsieur le ministre, vous pourrez compter sur l’appui des parlementaires pour cette vigilance. Dans le cas contraire, il faudra s’attendre à de sérieuses difficultés avec le risque, pour le coup, de décrocher réellement et rapidement, à l’image, par exemple, des Pays-Bas. C’est un cas fréquemment cité par mes interlocuteurs au cours des auditions que j’ai menées dans le cadre de la rédaction de mon avis. Les Pays-Bas ont tout fait pour conserver à tout prix leur triple A, allant jusqu’à sacrifier leur outil de défense. Pour la première fois en quatre cents ans, la marine néerlandaise ne patrouillera pas dans les Antilles.
Par ailleurs ce souci de ne pas obérer l’avenir passe aussi par un effort important sur les études en amont, avec in fine la volonté de préserver notre outil industriel, et sur la préparation opérationnelle. Le projet de loi fixe des normes semblables à celles de la LPM 2009-2014. Il prévoit qu’elles soient atteintes à partir de 2016, au fur et à mesure de la réalisation du nouveau modèle d’armée, avec une attention soutenue en faveur de ce secteur. De même, le projet de loi entend combler trois lacunes que connaissent depuis longtemps nos armées et qui ont été particulièrement criantes en Libye comme au Mali. Il s’agit, vous le savez, de la question des drones, du ravitaillement en vol et du transport.
Le projet de loi confirme l’acquisition de douze drones Reaper. D’aucuns pourront critiquer l’achat sur étagère de matériel américain. Notre pays, il est vrai, ne manque pas de talents industriels ou technologiques. Mais en quinze ans, qu’avons-nous fait ? Avons-nous réussi à combler notre lacune capacitaire ? Non, rien que des conflits, des blocages et des discussions sans fin ! Il a fallu prendre une décision et M. le ministre a décidé de combler cette lacune sérieusement handicapante pour nos armées en achetant ce matériel. Nous saluons ce choix. Il en va de même dans le domaine du ravitaillement en vol, avec la réalisation tant attendue du programme MRTT. Enfin, en matière de transport aérien stratégique, la confirmation et la sécurisation du programme A400M doivent être également saluées. La LPM contribuera à mettre fin à ces lacunes. C’est une bonne chose pour la France et pour nos soldats.
Bien évidemment, je suis loin de minimiser les difficultés qui pèsent sur les missions que nos soldats doivent assumer et personne, dans cet hémicycle, ne le fait. L’une d’elles me tient cependant particulièrement à coeur : il s’agit de la capacité de la marine nationale à continuer à assurer, dans le temps, ses missions de souveraineté. Pour mémoire, notre zone économique exclusive représente 11 millions de km2. On peut légitimement craindre que, dans ce domaine, la diminution constante des moyens, ces dernières années, ne fragilise quelque peu la capacité de la France à préserver sa souveraineté sur les espaces en sa possession. Mais on peut craindre aussi qu’elle ne réduise qu’à peu de choses sa capacité à intervenir en cas de crise éloignée de la métropole. L’exemple du Pacifique me paraît, à cet égard, particulièrement éclairant.
La Chine, le Japon et la Corée du Sud font partie des dix pays dont les dépenses militaires sont les plus importantes. Les sources de conflit sont multiples dans ce secteur : les Kouriles, les Spratleys, les Paracels ou les Senkaku. Le risque de conflits interétatiques y est relativement élevé et les événements des jours derniers viennent renforcer notre inquiétude. La France aurait beaucoup à perdre si un conflit éclatait dans cette région, relativement à ses alliances, bien sûr, mais aussi à son économie puisque un quart du commerce international transite par cette zone. Un blocage nous poserait de graves difficultés et nos moyens dans la région, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie, seraient bien faibles, en tonnage, en nombre et en temps de réponse. Il serait paradoxal que notre pays, alors même qu’il a la chance d’être présent sur tous les océans, ne puisse se reposer que sur des unités basées en métropole avec les délais que cela suppose – plus de trente jours. Beaucoup de questions restent en suspens. Nous devons être vigilants et exercer une amicale pression pour que les futurs arbitrages, monsieur le ministre, ne soient pas une nouvelle fois défavorables dans ce secteur tout particulièrement.
Il m’a aussi semblé intéressant de me livrer à un exercice prospectif, comme nous l’avons fait au sein de la commission des affaires étrangères, en m’intéressant à la prochaine programmation, celle qui couvrira la période post-2020 – car les choix de 2020 se préparent en ce moment. D’ores et déjà, deux thèmes seront au coeur des débats et doivent être discutés sans tarder pour mieux préparer cette échéance. Le premier, qui a été développé par le ministre, est la cyberdéfense. Certes, le sujet était déjà présent dans le Livre blanc de 2008 et il occupe une place importante dans celui de 2013. L’actualité est brûlante en la matière, mais, dans ce domaine, nous ne sommes qu’au début de l’histoire militaire. Le projet de loi contient plusieurs articles visant à adapter le droit aux nouveaux défis. Il prévoit aussi un effort remarqué et important dans le développement de capacités militaires dans ce domaine : c’est très positif. Mais la matière est en évolution constante et de nouvelles interrogations se font jour, lesquelles occuperont une place croissante à l’avenir, comme celle de la définition d’un cadre pour nos capacités de cyberdéfense offensives. Il reste en particulier à identifier ou à définir une véritable doctrine française d’emploi de ces capacités, comme le cadre d’actions collectives ou non, ainsi que le contrôle parlementaire de ce type d’actions.
Un second thème, plus sensible, est à mon sens à approfondir d’ici à 2020 : celui de la dissuasion nucléaire. Levons d’emblée toute ambiguïté : je suis favorable à la préservation de notre dissuasion nucléaire, avec ses deux composantes. Mais ce préalable posé, je ne reste pas sourd aux nombreuses questions qui se posent dans le pays, qu’a relevées également la présidente de la commission de la défense. La dissuasion est-elle utile ? Quelle utilité, en effet, peut avoir la dissuasion dans un monde multipolaire ? Cette question peut légitimement se poser aujourd’hui, lorsque l’on sait que l’arme nucléaire est une arme de guerre froide, conçue par des États pour paralyser d’autres États. Que faire face aux menaces asymétriques ? De même, comment articuler la dissuasion et le développement de moyens de défense antimissiles ?
Par ailleurs, la dissuasion est-elle soutenable financièrement ? Les crédits qui lui sont dédiés sont importants. Dans le projet de loi de finances pour 2014, ils s’élèvent à 3,1 milliards d’euros en autorisations d’engagement et à 3,5 milliards en crédits de paiement au total, en incluant les crédits de tous les programmes de la mission « Défense ». Ces dépenses sont lourdes. Dans une situation budgétaire tendue comme aujourd’hui, elles peuvent légitimement susciter un débat et nombreux sont ceux qui voient là une solution pour améliorer le sort des unités conventionnelles. Ce débat existe hors des armées comme dans les armées.
On peut également s’interroger sur la nécessité de disposer de deux composantes. Certains plaident, par exemple, pour un abandon de la composante aérienne. S’appuyant sur des précédents historiques, ils arguent notamment de sa vulnérabilité, sans pour autant voir son intérêt en appui de la manoeuvre diplomatique ou dans le cas où notre pays devrait donner un ultime avertissement. La question du risque d’isolement de notre pays en Europe doit être également posée. Même si l’attachement britannique à la dissuasion a été confirmé encore récemment par le Premier ministre David Cameron, la décision définitive de poursuivre le programme nucléaire n’est pas encore prise et devrait intervenir en 2016, après les élections législatives prévues en 2015. De surcroît, je tiens à rappeler que la base des SNLE britanniques est située à Faslane, en Écosse. C’est là un élément à prendre en compte à quelques mois du référendum sur l’indépendance de cette dernière, prévu en septembre 2014.
Or l’ensemble des questions que je viens d’évoquer ne font quasiment pas l’objet de débats aujourd’hui en France, contrairement à ce qui peut se passer, par exemple, au Royaume-Uni ou aux États-Unis. La Chambre des Communes a ainsi longuement discuté, l’été dernier, des alternatives possibles au missile Trident. En 2006, le gouvernement britannique a publié un Livre blanc sur la dissuasion, qui a été actualisé en 2012 et devrait faire prochainement l’objet de nouveaux développements. Aux États-Unis, la Nuclear Posture Review assure la même fonction. La dernière a été publiée en avril 2010, après celles de 1994 et de 2002. Elle découle d’une réflexion globale, impliquant toutes les parties prenantes, et vise à fixer la stratégie nucléaire américaine pour les cinq à dix années à venir. Sur la forme, c’est un travail de concertation, à tous les niveaux, sur une thématique sensible. Sur le fond, la Nuclear Posture Review fixe les orientations à donner pour que l’arsenal nucléaire américain réponde plus efficacement aux menaces actuelles.
Dans notre pays, trop souvent selon moi, la prééminence exclusive du chef de l’État, la confidentialité de nombreuses informations et la nécessaire incertitude qui entourent la dissuasion conduisent certains à considérer, à tort, que cette dernière ne doit et ne peut être débattue. On se retranche derrière l’évidence d’un dogme établi et l’on recourt parfois à l’invective pour décrédibiliser ses interlocuteurs. Il ne faut pas avoir peur de débattre de la dissuasion. Pas du quotidien bien évidemment, des itinéraires des patrouilles du SNLE ou des performances exactes des missiles ASMP emportés par les Rafale ! Mais notre stratégie peut et doit faire l’objet de débats publics sur sa pertinence, sa crédibilité et son évolution. Si l’on souhaite renouveler le consensus national sur les forces nucléaires, il doit reposer sur des arguments solides qui ne pourront convaincre qu’à l’issue d’un débat où toutes les positions auront pu s’exprimer et où chacun aura pu montrer la valeur de ses arguments. Rien ne serait pire que de disposer d’armes nucléaires sans savoir pourquoi, en maniant des concepts erronés.
Qui plus est, le débat doit également servir à anticiper. Pensons par exemple à l’échec du tir d’un missile M51, en mai dernier, au large du Finistère : une grande partie de la presse s’est alors étonnée du coût de la dissuasion ! Il faut anticiper également les échéances puisque notre pays va devoir, dans les années qui viennent, prendre des décisions lourdes pour poursuivre la modernisation et le renouvellement de notre outil de dissuasion. Je songe notamment au lancement de la troisième génération des SNLE dont les études préalables ont déjà commencé. Comme je l’ai souligné préalablement, dans un contexte budgétaire contraint, le coût de cet effort de renouvellement risque d’être moins accepté que par le passé, rendant plus que nécessaire la tenue d’un débat avant que nous ayons à discuter de la prochaine loi de programmation militaire.
Je sais, monsieur le ministre, que vous n’êtes pas opposé à une telle démarche, comme vous avez pu m’en faire part le 2 octobre dernier en commission, lorsque vous m’avez répondu que prendre l’initiative d’une réflexion sur la nature de la dissuasion dans un environnement de prolifération et dans un contexte d’après-guerre froide ne vous dérangeait pas. C’est pour cela que je souhaite que le Parlement se saisisse, dans les modalités que nous trouverons les plus adéquates, et comme vient également de le proposer la présidente Patricia Adam, du débat sur ce sujet d’importance nationale, qui a des implications militaires, diplomatiques, financières, économiques et environnementales. Nous devons débattre, sans quoi il risquerait d’être trop tard.