Intervention de François de Rugy

Séance en hémicycle du 26 novembre 2013 à 21h30
Loi de programmation militaire 2014-2019 — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois de Rugy :

Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission de la défense, madame et messieurs les rapporteurs, chers collègues, l’élaboration d’une loi de programmation est toujours un exercice un peu périlleux, qui consiste à identifier les objectifs que se fixe l’État dans un secteur et les moyens qu’il met en oeuvre pour les atteindre. Il s’agit donc tout à la fois d’une entreprise de prospective, de planification et d’arbitrage.

Le texte dont nous débattons aujourd’hui est porteur d’une « certaine vision du monde » formalisée dans le dernier Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. C’est l’aspect prospectif. Il a par ailleurs vocation à décliner notre action stratégique, année par année, jusqu’en 2019. C’est là sa fonction de planification. Enfin, ce projet de loi doit consacrer un certain nombre de choix, à la faveur des évolutions budgétaires et sécuritaires. Il est donc bien question d’arbitrage. C’est sur ce dernier point que selon nous le bât blesse et c’est celui sur lequel nous voulons davantage insister.

Nous pensons en effet que ce texte, comme le Livre blanc, d’ailleurs, continue à entretenir l’illusion, le mythe d’une puissance globale que la France n’est plus, si tant est qu’elle l’ait été un jour. Je note d’ailleurs que, dans Le Monde du 12 novembre, le chef d’état-major de la Marine dit lui-même qu’il faudra dorénavant faire des choix. Je cite l’amiral Bernard Rogel : « Ce sera dorénavant la Méditerranée orientale ou la corne de l’Afrique, pas les deux en même temps. » Voilà une expression extrêmement claire eu égard au mythe d’une puissance globale.

Ces dernières années, la France a développé une diplomatie d’intervention qui s’imposait au regard d’un certain nombre d’épisodes violents menaçant, par-delà nos frontières, les ressortissants français ainsi que les intérêts et les valeurs de notre République. Je crois qu’il faut l’assumer clairement, et nous considérons qu’augmenter la part des investissements consacrés à des postes de dépense très lourds, tels que la dissuasion nucléaire, pour réduire celle affectée aux opérations extérieures, se fait au risque de devoir compenser les coûts non couverts par des financements interministériels ou extérieurs pour le moins aléatoires.

Les épisodes conflictuels qui ont récemment éclaté dans des territoires aussi différents que le Mali ou la Syrie sont venus rappeler à la mémoire collective que nos armées ont leurs limites et qu’il convient d’intégrer celles-ci pour ne pas nous mettre en situation de porte-à-faux.

En repoussant certains choix qui s’imposent au profit d’aménagements à la marge, ce texte reconduit un outil de défense certes global, mais fragilisé dans toutes ses composantes, et nous le regrettons. La proportion grandissante des crédits alloués à la dissuasion, voire leur sanctuarisation dans le budget de notre défense, conduit de fait à réduire les moyens de nos forces conventionnelles. Je me permettrai donc d’en dire quelques mots. Les interventions officielles de l’exécutif sur notre stratégie de dissuasion nucléaire sont rares, tellement rares que l’on en oublierait presque que cette force mobilise près de 4 milliards d’euros chaque année.

Dans son projet présidentiel, François Hollande s’était engagé à maintenir les deux composantes de notre arsenal nucléaire : c’était le dernier de ses soixante engagements. Auparavant, il s’était exprimé une fois à ce sujet, dans Le Nouvel Observateur, reprenant l’adage de François Mitterrand selon lequel « La stratégie de la France, pays détenteur de l’arme nucléaire, n’est ni offensive, ni défensive, elle est de dissuasion, ce qui veut dire, en termes encore plus simples, qu’elle a pour but essentiel d’empêcher le déclenchement de la guerre ». Toutefois, c’est en 1994 que François Mitterrand avait prononcé ces mots, soit à une période où la guerre froide était encore toute proche. Depuis lors, la donne géopolitique a pour le moins évolué et l’on peut s’étonner que notre stratégie nucléaire ne s’en trouve pas davantage questionnée.

De plus en plus de hauts responsables politiques et militaires s’interrogent ouvertement sur la pertinence d’une force atomique aussi coûteuse au regard du contexte budgétaire et sécuritaire. Aujourd’hui, l’intégrité territoriale de la France n’est plus menacée. Les seules menaces globales auxquelles nous soyons exposés sont l’oeuvre d’acteurs non étatiques, souvent dissimulés dans les populations, et contre lesquels la bombe atomique est totalement inopérante. De même, nos capacités nucléaires ne sont d’aucune utilité pour lutter contre le terrorisme ou intervenir à l’étranger. Il y a donc matière à s’interroger sur la nécessité de maintenir en l’état une force qui mobilise près de 15 % de notre budget de défense.

Une réflexion sur l’ajustement de notre force de dissuasion est d’autant plus urgente que nous traversons une crise budgétaire sans précédent. La défense coûte chaque année 31,4 milliards d’euros à l’État, donc au contribuable. Il s’agit du troisième poste de dépenses publiques après l’éducation et la dette. La dissuasion nucléaire engagera à elle seule 23,3 milliards d’euros de crédits pour la période 2014-2019. Cette facture pourrait d’ailleurs être plus élevée si l’on en croit les conclusions d’un rapport de 2010 de la Cour des comptes, qui dénonce une tendance à la « budgétisation à la baisse » dans de nombreux programmes de dissuasion nucléaire. Selon ce document, un sous-marin nucléaire lanceur d’engins peut ainsi voir son coût unitaire varier de plus de 58 % entre le jour où il est inscrit au budget et le jour où il est livré. Il faut donc non seulement réfléchir à la pertinence de ces investissements, mais également mesurer le risque déficitaire auquel ils nous exposent à long terme.

Enfin, la question d’une rationalisation de nos capacités de dissuasion nucléaire s’impose eu égard aux engagements internationaux qui sont les nôtres. Je rappelle que la France est signataire du traité de non-prolifération des armes nucléaires qui stipule, dans son sixième article, que les parties s’engagent à « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire ». En 2009, dans une tribune commune, les anciens premiers ministres, Michel Rocard et Alain Juppé, l’ancien ministre de la défense, Alain Richard, et l’ancien commandant des forces aériennes de combat, le général Norlain, appelaient de leurs voeux des « initiatives urgentes et beaucoup plus radicales » destinées à « engager un processus conduisant de manière planifiée au désarmement complet ». De toute évidence, la modernisation de notre arsenal nucléaire, telle qu’elle est prévue dans cette loi de programmation, est incompatible avec ce processus de désarmement qui doit retrouver toute sa place dans notre diplomatie, l’actualité iranienne le montre.

Pour les écologistes, ces considérations stratégiques, budgétaires et diplomatiques auraient mérité que la reconduction de notre arsenal nucléaire fasse l’objet d’un débat. Je constate d’ailleurs que certains collègues de la majorité en ont aussi appelé à un débat, comme Gwenegan Bui tout à l’heure. Lorsque j’ai exprimé cette volonté au moment de la publication du Livre blanc, on m’a rétorqué que le débat avait eu lieu dans le cadre de la commission chargée de rédiger ce document, dans laquelle seuls les deux principaux groupes de notre assemblée étaient représentés, ni les autres groupes, ni les autres partis n’ayant été auditionnés, comme cela s’était fait précédemment. Par la suite, lorsque j’ai demandé que cette question soit posée dans le cadre du budget, on m’a répliqué que les discussions avaient eu lieu au moment du Livre blanc. Enfin, lorsqu’en commission, il y a quinze jours, j’ai insisté pour que cette loi de programmation serve à rouvrir ce débat, on m’a objecté que celui-ci s’était tenu lors du budget.

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