Intervention de Henri Guaino

Séance en hémicycle du 27 novembre 2013 à 15h00
Loi de programmation militaire 2014-2019 — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHenri Guaino :

Mais je voudrais surtout vous dire que si cette remarque peut être exacte un temps, elle finit par devenir absurde quand on la répète durant quarante ans. Dans l’enveloppe de plus en plus serrée que l’on attribue à la défense, l’arbitrage entre la technologie et les personnels finit par prendre un tour tout à fait injustifiable.

La valeur de notre armée est conditionnée par la qualité de son équipement, soit. Mais elle l’est aussi, elle l’est d’abord, par la valeur de ceux qui ont choisi de servir. Le soldat obéit et risque sa vie ; c’est le destin qu’il s’est choisi. Pour ce destin, il mérite un respect particulier. Une grande nation, une vieille nation comme la nôtre, qui s’est construite sur tant de sang versé, ne peut mépriser ses soldats sans se déshonorer. Et que reste-t-il d’une nation qui n’a plus d’honneur, qui n’a plus la fierté d’elle-même ?

Après les saignées précédentes dans les effectifs, qui ne sont même pas achevées, comment expliquer à ces femmes et à ces hommes qui, si nécessaire au péril de leur vie, ont la charge de défendre notre honneur et notre indépendance, qu’on les tient pour de simples variables d’ajustement budgétaires et comptables, tout en sachant que l’on peut leur demander un jour l’ultime sacrifice, auquel ils ont par avance consenti ?

Car la question est toujours la même : jusqu’où ira-t-on ? Où s’arrêtera-t-on ?

Bien sûr, après la décolonisation, une longue période de reconfiguration de notre appareil de défense s’imposait. Mais ce que nous faisons est-il encore raisonnable ? Est-il respectueux de nos soldats ? Le comptable qui raye d’un trait de plume, sans état d’âme, un régiment, mesure-t-il la perte que cela représente ? Mesure-t-il ce qu’un régiment recèle de traditions, de valeurs et de mémoire ? Mesure-t-il l’atteinte portée à l’identité et à l’équilibre d’un territoire, d’une ville ? Le comptable qui juge que le défilé du 14-juillet ou la garde républicaine coûtent trop cher a-t-il bien conscience de ce que ferait perdre leur suppression ? Quel prix accorde-t-il à l’âme d’un peuple ? Comprend-il même ce que cela signifie ?

Quand on a supprimé le service militaire, le comptable s’est réjoui de ce qui, à ses yeux, représentait une économie considérable. Y a-t-il depuis plus d’argent pour les militaires professionnels ? Il y en a moins. L’État est-il plus riche ? La société va-t-elle mieux ? Le comptable n’avait pas mesuré ce que la suppression du service militaire allait coûter à notre cohésion sociale. Il mesure l’économie immédiate et directe, il ne compte jamais les coûts futurs et diffus.

Quand on réduit les commandes de matériel, quand on revoit à la baisse les engagements pris envers les industriels, le comptable a le sentiment du devoir accompli : il a encore réussi à réduire le budget. Mais a-t-il compté le coût pour l’industrie ? S’est-il seulement posé la question de savoir comment espérer vendre à l’étranger des technologies que nous répugnons à acheter pour nous-mêmes ? Comment les efforts de recherche et de conception pourraient-ils rester soutenus lorsqu’ils sont confrontés à une telle incertitude sur les débouchés futurs ? Le comptable en a-t-il mesuré les effets négatifs sur l’innovation technologique, qui dépassent largement le périmètre de nos industries de défense ?

Certes, les experts répondent à ces inquiétudes par les perspectives ouvertes par la coopération internationale, et d’abord européenne. Mais combien de programmes de ce genre ont-ils réellement porté leurs fruits ? Qui ne voit que l’Europe n’a pas la volonté de se défendre ?

Le budget de la gendarmerie n’est pas inclus dans notre discussion, mais je ne peux pas m’empêcher de penser, à cet instant, à ces colonels de gendarmerie qui, dans toute la France, m’expliquent qu’ils sont obligés de cannibaliser la moitié de leur parc de véhicules pour faire rouler l’autre moitié, parce qu’on ne leur permet plus d’acheter de nouveaux véhicules. Jusqu’où allons-nous descendre ?

Nous sommes arrivés à un point critique où nous ne pouvons plus éluder cette question : quand nous aurons tout liquidé, les bateaux, les avions, quand nous aurons fermé les bases et les régiments, serons-nous plus riches, plus prospères, nos finances publiques seront-elles rétablies ? La réponse est non, car l’économie et la société n’obéissent pas à une arithmétique comptable. Depuis que nous taillons aveuglément dans les budgets de la défense, nos déficits publics se sont-ils réduits ? Non, ils ont augmenté.

Le problème, jamais vraiment posé, jamais vraiment étudié, parce qu’il est à l’opposé de la logique comptable, et qu’il est pourtant désormais vital de résoudre si nous voulons continuer d’avoir une défense nationale, une armée capable de remplir toutes les missions d’une armée digne de ce nom, si nous voulons, plus généralement, ne pas nous condamner à devenir un pays en voie de sous-développement, ce problème, comme l’ont dit nos collègues Alain Marty et François Cornut-Gentille tout à l’heure, peut être formulé ainsi : comment rendre la dépense de défense productive ? Comment la rendre davantage créatrice de richesses au lieu de ne la regarder que comme un coût ?

Nous n’avons pas les moyens d’un effort de défense à la hauteur de nos ambitions si le budget de la défense est considéré isolément. Comment en faire un outil de politique de recherche, d’innovation, de politique industrielle, de politique commerciale, de politique d’aménagement du territoire ? Comment en faire un instrument de formation, de cohésion et d’influence ? Comment la faire participer à la productivité et à la compétitivité globale de la nation ? Voilà le problème.

La plus grave erreur, monsieur le ministre, celle qui nous conduit dans l’impasse et que vous devez, comme vos prédécesseurs, au règne sans partage de l’administration du budget, c’est d’isoler la défense de tout le reste, c’est d’isoler l’armée de la nation, de la société, de l’économie. C’est une vieille histoire. C’est un vieux dilemme. L’armée comme un monde clos ou comme un monde ouvert, l’armée repliée sur son métier ou l’armée assurant aussi un rôle social reconnu et valorisé. Ce n’est pas nouveau, c’était déjà Lyautey défendant le rôle social de l’officier.

Monsieur le ministre, je ne peux pas terminer sans rappeler quelques leçons du passé, qui devraient tous nous faire réfléchir. Souvenez-nous de ce que répondit Pierre Laval, alors président du Conseil, en 1935, à la commission de la défense du Sénat, qui lui demandait d’augmenter les crédits de la défense : « Je le voudrais bien mais la situation financière de la France ne le permet pas ». Rappelez-vous la lutte acharnée de Churchill contre toute la classe politique britannique, à une époque où personne d’autre que lui ne voyait la montée des périls. Souvenons-nous que les décisions que nous prenons dans le domaine de la défense nous engagent toujours à long terme. Aucun d’entre nous, aucun expert ne sait ce que seront les menaces de demain.

Voulons-nous continuer dans l’avenir à nous défendre contre ce qui pourrait nous menacer, menacer notre indépendance, l’idée que nous nous faisons de la civilisation, de l’homme, du rôle de la France et de l’Europe dans le monde ?

Si nous voulons conserver ce rôle, l’Histoire nous l’a appris, nous n’avons moralement pas le droit de nous donner bonne conscience à bon compte. Si je dis « à bon compte », c’est évidemment à dessein, car nous ne serons à la hauteur de cette exigence morale que si nous nous donnons les moyens de nous défendre et de défendre nos valeurs.

Monsieur le ministre, vous avez accepté – mais pouviez-vous faire autrement ? –, comme vos prédécesseurs, d’entrer dans la logique budgétaire et comptable par laquelle, depuis des décennies, le ministère des finances impose son pouvoir à tous les gouvernements. Cette logique, dans laquelle l’Europe a sa part de responsabilité, est suicidaire. Elle l’est dans tous les domaines, mais plus encore pour la défense, car les militaires ne protestent jamais et l’on peut donc aller plus loin avec eux qu’avec tous les autres.

Quand aurons-nous, gauche et droite confondues, le courage et la lucidité de remettre en cause cette manière de voir les choses ?

Monsieur le ministre, vous avez, comme vos prédécesseurs, perdu cette bataille. C’est la raison pour laquelle je voterai contre votre projet de loi. Ce n’est pas la défaite d’un camp, c’est une défaite de tous ceux qui se font une haute idée de la France et de leurs devoirs vis-à-vis des générations futures. Mais si, demain, vous réengagez le combat contre cette funeste dérive…

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