Le conflit est effectivement exemplaire et met aux prises des acteurs exceptionnels. Étant en négociation avec les parties, je n'ai ni à évaluer leurs responsabilités ni à juger leur action. J'ai toujours considéré que le combat des salariés qui défendent leur travail est légitime. Quant à savoir jusqu'où peut aller un syndicat, c'est une question qui relève de la conscience de chacun. J'appartiens à un Gouvernement qui cherche à faire reprendre le site et à protéger l'emploi. À ce titre, je m'abstiendrai de mettre qui que ce soit en cause. Mon travail est seulement de faire que tous les acteurs du dossier puissent se parler.
L'affaire commence en avril 2007. Pour améliorer la compétitivité d'Amiens-Nord et d'Amiens-Sud, Goodyear Dunlop Tires France envisage de produire des pneus à plus forte valeur ajoutée, ce qui suppose des investissements et le passage aux 4x8. En 2008, ce projet, qui avait fait l'objet d'un référendum favorable, est rejeté par certaines organisations syndicales, et ne voit pas le jour.
Peut-être la direction conçoit-elle le désir de punir le site qui refuse sa proposition. Toujours est-il qu'en 2008, elle prévoit le licenciement collectif de 400 salariés. L'année suivante, elle double le nombre de postes concernés par la procédure et songe à céder l'activité agricole, pourtant en croissance. La direction aurait pu cependant choisir une autre voie que le désengagement et tenter de discuter pour convaincre les syndicats.
En 2009, le conflit se porte sur le terrain judiciaire. Le plan social est suspendu pour défaut d'information. La première offre de Titan intervient en décembre 2010. Après discussion, Goodyear propose un plan de départ volontaire (PDV) aux salariés qui travaillent dans le pneu de tourisme, tandis que Titan pense reprendre 537 salariés du secteur agricole. On éviterait ainsi le plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) et l'on dédommageait les salariés qui vont perdre leur travail. C'est dans cet état que je trouve le dossier.
La discussion associe trois parties. Les organisations syndicales butent sur le fait que Titan ne souhaite pas s'engager au-delà deux ans. Elles soupçonnent la défaisance, craignant que le groupe ne veuille acheter l'usine pour s'en débarrasser en conservant les brevets, scénario peu vraisemblable, compte tenu de la personnalité de M. Taylor. Goodyear n'a peut-être pas tout fait pour les convaincre. Quoi qu'il en soit, la CGT et Titan ne font pas affaire. Je défends en vain l'idée d'un accord, mais, après des années de conflit, les parties ne se font pas confiance. Les salariés craignent que la direction ne tienne pas ses promesses, et celle-ci qu'ils ne multiplient les difficultés. Bref, les conditions ne sont pas réunies pour dialoguer, faire des concessions et aboutir à un accord satisfaisant pour tous.
Le rôle de mon ministère est non de donner raison à tel ou tel mais de trouver des solutions industrielles. En l'espèce, les parties doivent renoncer à la position sur laquelle elles sont arc-boutées et trouver un compromis où chacun serait gagnant. Les salariés sauveraient leur emploi. Goodyear préserverait sa réputation en partant dans des conditions honorables. Titan reprendrait l'activité.
Après l'échec de septembre 2012, Goodyear choisit de fermer l'usine, c'est-à-dire de passer en force, en affrontant de multiples procédures judiciaires. Au PDV et au projet de reprise succède la décision de fermer aux termes de la convention collective. Jugeant cette issue moins avantageuse qu'une solution industrielle, j'écris à M. Taylor qu'après nous être ratés, nous pouvions peut-être nous retrouver.
Avec sa verve et son sens inné de la provocation, il m'envoie publiquement une lettre insultante, dans laquelle il reproche aux Français de ne pas travailler plus de trois heures par jour, soit le temps auquel se réduit désormais l'activité d'Amiens-Nord. Je lui rappelle notre grande admiration pour les États-Unis, le fait que nous soyons la première destination européenne des investissements américains et que ses compatriotes ne se plaignent pas des travailleurs français. Si j'entends réparer notre honneur offensé, je veux surtout maintenir le dialogue et inviter M. Taylor à venir me voir, ce qu'il fait un an plus tard, en août 2013.
Entre-temps, l'AFII cherche un repreneur, frappant, dans le monde entier, à la porte des principaux groupes industriels du pneu. En Chine, en Inde, au Canada comme en Tchéquie, elle contacte cinquante-sept entreprises. Huit se déclarent intéressées. Cinq signent un accord de confidentialité. Deux offres sont présentées.
Un groupe très sérieux se plaint, à cette occasion, de l'attitude de Goodyear, qui refuse de transmettre des informations, comme si, ayant choisi de fermer l'usine, il n'envisage pas réellement de réouverture. Souhaite-t-il toujours punir les salariés ? J'engage les dirigeants à plus de transparence, mais les offres sont retirées en raison de l'extrême conflictualité du dossier, imputable tant à la dureté, à l'intransigeance de Goodyear qu'à la CGT, qui refuse toujours de comprendre qu'on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre.
Titan, qui a repris l'ensemble des activités de Goodyear dans le monde, me demande d'organiser la paix des braves. Pour éviter toute surprise, je rends publique la position de M. Taylor. Celui-ci souhaite un accord entre Goodyear et les syndicats afin qu'il puisse reprendre l'activité agricole. Sa proposition est non plus de deux ans mais de quatre. Elle porte non plus sur 537 emplois mais sur 333. L'investissement prévu se monte à 40 millions d'euros. Je le remercie de cette offre, qui montre que la France, par son charme, a su désamorcer ses critiques. Je me réjouis qu'il souhaite embaucher des travailleurs français. Enfin, je lui souffle qu'un mot de regret serait le bienvenu. Dans un entretien avec un journaliste du Monde, il se dit désolé à l'idée qu'il aurait pu en blesser certains. Je le remercie de cette parole d'apaisement.
Pour qu'il puisse reprendre le site, un accord doit intervenir entre Goodyear et la CGT. Autrement dit, tout le monde doit mettre de l'eau dans son vin, après des années extrêmement conflictuelles. L'offre s'inscrit dans la politique générale de reprise par Titan, au plan mondial, de l'activité agricole de Goodyear. Goodyear y est favorable, comme la CGT, pourvu que Titan fasse un pas vers elle. Chaque partie peut donc s'accorder avec les deux autres avant de signer, mais toutes doivent consentir un effort.