Intervention de André Chassaigne

Séance en hémicycle du 2 décembre 2013 à 17h00
Débat sur le rapport d'information sur la proposition de directive relative au détachement des travailleurs

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, quelle Europe voulons-nous pour les travailleurs ? Quelle est notre conception de l’Europe sociale ? Ces questions recouvrent en effet les véritables enjeux de la proposition de directive relative à l’exécution de la directive sur le détachement des travailleurs – statut qui correspond aux travailleurs envoyés par leurs employeurs dans un autre État membre de l’Union européenne pour exercer provisoirement leur activité professionnelle.

La directive 9671 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services a fait émerger le principe d’application du droit du pays d’accueil. Aux termes de ce principe, les entreprises prestataires de services doivent rémunérer les salariés qu’elles détachent aux conditions du pays dans lequel se déroule le contrat, sauf à ce que le droit du pays d’envoi soit plus favorable.

Or ce principe ne correspond pas à la réalité économique et sociale, reflétée par l’émergence sur le marché du travail d’un salarié low cost, à bas coût, figure moderne et européenne de l’exploitation de l’homme. Soyons clairs, ce phénomène est le pur produit du déficit du droit social européen, si tant est même qu’il existe.

La réalité, c’est que le droit de l’Union garantit la libre circulation des travailleurs comme élément constitutif du marché commun, mais n’harmonise pas et ne coordonne pas les législations nationales sur le droit des travailleurs mobiles. Autrement dit, le principe économique de libre circulation n’a pas été complété pas son pendant social, à savoir un salaire minimum européen. Partant, c’est l’ensemble du marché européen du travail qui se trouve déséquilibré : il est injuste pour les travailleurs, mais le patronat a su en tirer profit.

La directive « détachement » de 1996 n’oblige pas, en effet, les États membres à fixer des salaires minimaux. Elle favorise ainsi le développement d’un dumping social fondé sur l’exportation vers certains pays de travailleurs rendus compétitifs par un coût du travail plus faible, en raison du maintien de l’affiliation au système de sécurité sociale du pays d’origine, ce qui représente pour les employeurs un avantage comparatif non négligeable lorsqu’il s’agit des pays où les charges sociales sont les plus faibles.

Comment s’étonner dès lors que son application ait abouti à toutes sortes de dérives que nos salariés payent aujourd’hui ? La directive « détachement » n’a pas évité le dumping social, il l’a au contraire favorisé, grâce, si j’ose dire, à une mise en concurrence de fait des normes sociales en Europe et à un alignement par le bas du coût du travail et de la protection sociale.

La directive a ouvert la voie aux travailleurs low cost, dont l’existence et l’exploitation sont rendues possibles par l’absence de salaire minimum dans certains pays européens. Le rapport de notre ami sénateur Éric Bocquet sur les normes européennes en matière de détachement des travailleurs a mis en lumière le développement délétère de l’emploi de salariés low cost par le biais de la fraude au détachement.

L’absence de véritables dispositifs de contrôle administratif et coercitif favorise, en effet, le développement de détachements qui n’en sont pas, un abus de droit lui-même favorisé par un dispositif de contrôle minimaliste et inefficace. En effet, les années de RGPP sont passées par là et ont ravagé les conditions de contrôle de l’inspection du travail et l’exercice des missions des DIRECCTE sur le territoire national, effets dévastateurs parmi d’autres de la réduction des dépenses publiques.

Le statut de travailleur détaché est devenu ainsi un instrument de la compétition économique et de la concurrence sociale en Europe, notamment dans les secteurs de la construction, du BTP et de l’agroalimentaire.

Ces pratiques systématiques et délibérées d’optimisation sociale se sont accrues avec l’adhésion de pays d’Europe de l’Est présentant par rapport à notre propre système de très fortes disparités de conditions salariales et de couverture sociale. La crise économique qui frappe durement les pays d’Europe du Sud, accroissant plus encore les disparités sociales au sein de l’Union, est venue alimenter ces optimisations sociales.

La forte augmentation du nombre de travailleurs détachés en France, entre 150 000 et 300 000, met en lumière ces abus en tous genres. Prenons le secteur du bâtiment, qui concentre un nombre considérable de travailleurs détachés. Les annonces d’agences d’intérim de Pologne ou de Roumanie fleurissent sur internet et inondent les boîtes mail des clients potentiels, avec des arguments de vente sans ambiguïté dont voici un exemple : Vous recherchez de la souplesse, des faibles coûts, de la qualité et la légalité ? La solution pour vos recrutements : les travailleurs polonais et roumains en intérim. Nous sommes en mesure de vous proposer, dans les métiers du bâtiment, des carreleurs, plaquistes, maçons, couvreurs, plombiers, électriciens. Et suit évidemment l’énumération de nombreux avantages. Parmi eux, les coûts horaires très attractifs, entre 12 et 18 euros TTC selon les qualifications, contre 24 euros au moins en France.

À Clermont-Ferrand, par exemple, comme l’a très bien rappelé Danielle Auroi, on a eu recours pour le méga-projet d’aménagement urbain le Carré de Jaude à des travailleurs guinéens, polonais et portugais, et ce au taux horaire de 2,86 euros, comme l’indiquent les bulletins de paie de ces ouvriers. Logés à prix fort dans des bungalows, ils travaillaient jusqu’à cinquante-cinq heures par semaine, et la convention collective n’était pas respectée, notamment sur les primes de précarité et d’intempérie.

Qu’il s’agisse du vaste réseau de sociétés d’intérim qui envoient des salariés roumains, polonais ou autres travailler dans les abattoirs allemands ou français, ou du détournement des règles en vigueur concernant le détachement interentreprises, la logique à l’oeuvre est dévastatrice : conditions de travail dégradées, salaires minables amputés de retenues pour frais de logement, un logement le plus souvent indigne, non-paiement des cotisations sociales, et fraude.

Pour les entreprises, c’est le jackpot assuré, et ce n’est pas un hasard si les organisations syndicales n’arrivent pas à informer les salariés détachés de leurs droits, pas un hasard si l’accès aux chantiers publics est interdit aux militants syndicaux par les responsables des entreprises. En plus du gain sur le coût du travail, le patronat avance aussi sur un terrain très politique, la mise en concurrence des travailleurs entre eux sur un moins-disant social au sein d’une même entreprise. Comment s’étonner ensuite, comme on vient de le voir pour l’entreprise Gad, que des salariés qui n’ont presque rien se battent contre ceux qui ont encore moins ? Terrible dérive !

Non seulement ce dumping social déstabilise notre propre marché de l’emploi, mais il pèse directement sur le financement de nos systèmes de sécurité sociale. La directive « détachement » consacre, en effet, le fait que le pays d’accueil ne perçoive pas les cotisations liées au salaire du travailleur détaché.

Ce n’est certainement pas la directive d’application de la directive 9671CE qui risque de remédier à la dérive à laquelle les États assistent avec une sorte d’impuissance volontaire, dirais-je.

Compte tenu des dérives que connaît le statut de travailleur détaché, il serait illusoire de considérer que les États membres puissent les combattre avec l’arsenal juridique limité préconisé par la Commission. En cela, non seulement nous partageons le scepticisme des rapporteurs vis-à-vis de la proposition de directive la Commission européenne, mais c’est plus que du scepticisme qui nous anime dans ce dossier, c’est du rejet, un rejet en bloc tant cette proposition de directive incarne l’inefficacité sociale de l’Europe, plus prompte à prodiguer des soins palliatifs qu’à apporter de véritables solutions aux problèmes de nos concitoyens. Nous la rejetons parce qu’elle continue de porter en elle le principe de la mise en concurrence des travailleurs des pays d’origine et des travailleurs des pays d’accueil.

Les dérives et autres abus autour des travailleurs détachés confortent le désamour et la défiance de nos concitoyens à l’égard de l’Europe, de plus en plus perçue comme régressive et responsable, au moins en partie, de la crise et du déclin national.

Repenser le projet européen et reconstruire l’Union européenne passe par l’adoption d’un « traité social » porteur de valeurs et normes protectrices de nos travailleurs, socle d’une Europe sociale et démocratique libérée de la tutelle des marchés financiers, des dogmes du néolibéralisme et de l’orthodoxie budgétaire.

Nous, députés du Front de gauche, c’est à cette Europe-là que nous continuons à croire, c’est pour cette Europe-là que nous nous battons.

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