Intervention de Pervenche Bérès

Réunion du 27 novembre 2013 à 17h00
Commission des affaires européennes

Pervenche Bérès, présidente de la Commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement europée :

Mesdames les présidentes, c'est un grand honneur pour moi de participer à cette réunion conjointe de la Commission affaires sociales et de la Commission des affaires européennes.

Je salue tous ceux qui sont présents dans cette salle et avec lesquels je travaille depuis longtemps, d'une manière ou d'une autre. Notre échange de cet après-midi est dans le droit fil des travaux que vous avez engagés au sein de la Commission des affaires européennes – je pense, notamment, aux auditions de M. Michel Sapin ou de Mme Bernadette Ségol.

Avant d'ouvrir le débat, je voudrais rappeler quelques éléments importants. Tout d'abord, l'Europe a adopté en 2010 la stratégie « UE 2020 », ou « Europe 2020 », dont trois objectifs sur cinq relevaient du domaine social. Trois ans plus tard, les chiffres publiés par Eurostat sont sans appel : le taux d'emploi stagne à 68,5 %, alors que la cible de 75 % devait être atteinte en 2020 ; le nombre de personnes menacées par la pauvreté et l'exclusion sociale est passé de 114 millions en 2009 à 120 millions en 2011, alors que le but poursuivi était de sortir au moins 20 millions de personnes de la précarité à l'horizon 2020. Cette évolution dramatique, dont les 26 millions de chômeurs – et parmi eux, des jeunes – sont le reflet, alimente la défiance des citoyens vis-à-vis du projet européen. D'où l'importance de nous saisir de ces questions.

Certains sont tentés de faire porter la responsabilité de cette crise sociale aux compétences limitées de l'Union européenne dans ce domaine. Nous pouvons considérer que les dégâts sociaux sont d'abord causés par certaines politiques économiques menées à la suite de la crise qu'a connue, notamment, la zone euro et dont la troïka est l'incarnation la plus visible et la moins démocratique. Ces politiques révèlent, en creux, le retard qu'accuse le social face à une sphère économique européenne aux prérogatives croissantes – et renforcées par la gestion de la crise. Reste que cette situation est aussi le résultat d'un manque d'initiative de la Commission européenne en dépit du volontarisme du Commissaire László Andor. L'absence d'une nouvelle stratégie dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail est très révélatrice, de ce point de vue, des carences de cette Commission. Selon moi, c'est l'un des exemples les plus flagrants d'un défaut d'ambition d'une institution dont le Président a pourtant déclaré, lors de son discours sur l'état de l'Union en 2012, que le modèle social européen est un des éléments de la compétitivité européenne.

Renouer avec l'emploi demande une vision plus dynamique, inspirée par l'exigence d'une cohésion accrue entre les 28 États membres que compte désormais l'Union européenne, en particulier entre les pays de la périphérie et les pays du centre – plutôt qu'entre ceux du Sud et du Nord. C'est le choix de l'intégration solidaire, qui passe par des outils budgétaires efficients, par l'amélioration de certains mécanismes – ce qui nous renvoie, notamment à la directive relative au détachement des travailleurs – et par une conception nouvelle de l'arsenal social européen. Permettez-moi de développer ces trois points.

Les budgets – outils mis à la disposition de la politique sociale européenne – viennent tous d'être renouvelés, dans le cadre de la négociation sur le cadre financier pluriannuel.

Je citerai d'abord le Fonds européen d'aide aux plus démunis (FEAD) et le Fonds européen d'ajustement à la mondialisation, qui démontrent chaque jour leur efficacité. Le soutien qu'ils ont apporté en France aux Restaurants du coeur ou aux banques alimentaires, s'agissant du FEAD, ou au groupe Renault, s'agissant du Fonds européen d'ajustement à la mondialisation, est l'illustration concrète de la valeur ajoutée apportée par l'Union européenne sur le front de l'emploi et de l'inclusion sociale. Je tiens d'ailleurs à rappeler que le Parlement européen est le premier à s'être prononcé en faveur, non seulement du maintien du FEAD, à un moment où certains, ici, en France, voulaient le supprimer, mais aussi à plaider pour le maintien du budget de 3,5 milliards qui lui est alloué. Ensuite, le nouveau Programme européen pour l'emploi et l'innovation sociale, issu de la fusion des projets PROGRESS, EURES, et de l'instrument de micro-financement Progress, offre un terreau fertile à l'émergence et à la dissémination d'innovation sociale sur l'ensemble des territoires. Enfin, il faut bien évidemment saluer le rôle du principal outil qu'est le Fonds social européen (FSE). Je souligne que le Parlement européen a insisté et obtenu que 20 % des fonds ainsi dépensés ou engagés puissent l'être au service de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Et dans le cadre de cette mission de levier pour la promotion de l'emploi, le FSE se voit désormais confier le cofinancement, à hauteur de 3 milliards d'euros, de l'initiative pour l'emploi des jeunes – sur un total de 6 milliards d'euros.

Cette initiative pour l'emploi des jeunes s'inscrit dans le sillon creusé par les résolutions adoptées par le Parlement européen depuis deux ans, demandant la création d'une « garantie jeunesse », et constitue une avancée significative sur le terrain de la lutte contre le chômage des jeunes, à propos de laquelle je salue le travail engagé ici par votre Commission des affaires européennes. Il s'agit d'une prise de conscience utile des risques d'une génération perdue et d'un désamour de la jeunesse au regard de la construction européenne. Mais les 6 milliards d'euros qui ont été alloués ne doivent pas être considérés comme un solde de tout compte. L'Organisation internationale du travail (OIT) nous rappelle que ce sont 21 milliards d'euros qui seraient nécessaires pour faire face à la situation que l'on connaît.

Vous avez, Madame la présidente Lemorton, évoqué les conclusions du Conseil sur cette « garantie jeunesse », qui concernait les jeunes de moins de 25 ans. À l'initiative du Parlement européen, cette limite d'âge a été portée à trente ans, pour tenir compte de la réalité que connaissent beaucoup d'États membres, notamment ceux où les jeunes sont le plus durement frappés par le chômage. Je sais que cela ne fait pas plaisir au ministre Sapin qui craint la dispersion des moyens, mais c'est la position que nous avons défendue au Parlement européen, et je ne peux que m'en réjouir.

Je voudrais attirer votre attention sur l'innovation que représente cette « garantie jeunesse ». C'est en effet la première fois qu'à l'échelle européenne est instituée une politique visant à compenser les désavantages de tel ou tel territoire dans le domaine social. Cette politique cible très précisément un mécanisme de garantie défini à l'échelle européenne, pour que des jeunes, sortis de l'éducation, de la formation ou d'un emploi, puissent, dans les quatre mois suivants, se voir offrir une nouvelle proposition.

Après les outils budgétaires, j'aborderai le second point : les mécanismes défaillants ou les législations sur lesquelles nous devons progresser.

Le premier sujet – d'actualité – est celui de la législation en matière de détachement des travailleurs, étant entendu que les objectifs affichés par la directive d'application sont de lutter contre le dumping social et d'éviter les fraudes, tout en garantissant la libre circulation des travailleurs.

La directive relative au détachement des travailleurs date de 1996. Elle est devenue une vraie question, non seulement avec l'élargissement de l'Union, non seulement avec la crise, mais aussi du fait de la jurisprudence de la Cour de justice, qui a nié la prévalence de certaines conventions collectives, dans des États membres où elles sont importantes pour définir le droit des travailleurs.

Sur le fond et dans le débat national français actuel, je crois qu'il faut être très précis et dire exactement à quel point nous en sommes. Dire qu'il faut supprimer cette directive est une folie. Car ce serait supprimer le principe selon lequel un travailleur détaché a droit, lorsque la situation est plus favorable, de bénéficier des conditions du pays hôte, à l'exception des dispositions en matière de cotisations sociales. Vouloir supprimer ce dispositif, c'est vouloir officiellement ouvrir la porte à toute forme de dumping social. Par ailleurs, j'appartiens à un groupe politique qui a fait campagne, lors de la dernière élection européenne, pour la révision de cette directive, dont nous avons effectivement besoin. En effet, sans une révision explicite de celle-ci, on ne modifiera pas la source du dumping social que constitue la non harmonisation ou la non prise en compte des cotisations sociales ; on ne progressera pas sur la question de la prise en compte d'un salaire minimum dans le détachement ; on n'avancera pas non plus – et je sais que c'est une des propositions que vous avez fort heureusement reprise au plan national – sur la mise en place d'inspections du travail à même d'intervenir dans des chantiers où il peut y avoir seize ou dix-sept nationalités mobilisées, avec autant de droits de référence. C'est bien l'enjeu d'une révision de la directive qui est à l'ordre du jour.

En attendant, le président Barroso et le collège n'ont pas voulu mettre une telle proposition sur la table durant cette mandature. D'où la proposition de directive d'application de la directive relative au détachement des travailleurs, pour essayer de compenser les principales difficultés rencontrées, notamment dans les moyens de contrôle des États membres.

Le Parlement européen, au sein de la Commission emploi et affaires sociales, a adopté, sur cette directive d'application de la directive, un mandat très ambitieux sur les deux points qui font le plus débat dans notre pays : d'une part, les mesures de contrôle qui peuvent être mises en oeuvre au plan national sans avoir à en demander l'autorisation à la Commission européenne ; d'autre part, la possibilité d'instituer, de manière obligatoire, dans tous les secteurs, le principe de la responsabilité conjointe et solidaire. Sur ces deux points essentiels, le gouvernement français s'est engagé de manière très significative. Cela devrait permettre, non seulement de renverser la majorité telle qu'elle se dessinait jusqu'à présent au Conseil, mais éventuellement de l'emporter, avec une proposition qui, certes, sera moins ambitieuse que ce que le Parlement européen a voté, s'agissant notamment de la responsabilité conjointe et solidaire, mais qui, à tout le moins, permettrait d'engager la négociation.

J'ai compris, lors du sommet qui a réuni, il y a une dizaine de jours à l'Élysée, les chefs d'État et de gouvernement sur les enjeux de l'emploi des jeunes, que si rien ne se passait au Conseil européen des ministres des affaires sociales, le président Herman Van Rompuy était déterminé à évoquer le sujet au niveau du Conseil européen. Mais si rien ne se passe dans l'une ou l'autre de ces réunions, il faudra attendre la mandature suivante. Certes, nous pourrons rouvrir la discussion pour une révision de la directive, mais le peu qui était peut-être à portée de main, nous ne l'aurons pas non plus. Pour ma part, j'espère que le 9 décembre, M. Sapin parviendra à arracher de ses partenaires un accord pour définir une position commune, qui permettrait d'ouvrir avec le Parlement européen une négociation qui pourrait débuter, dans ce cas-là, dès le 17 décembre.

Le troisième point que je voudrais aborder est le plus significatif et le plus important à moyen et long terme : la dimension sociale, à proprement parler, de l'Union économique et monétaire.

Dans cet esprit, le salaire minimum constitue un socle absolument majeur. Au Parlement européen, c'est une question qui divise, comme au Conseil, mais je sens que les positions progressent. De façon très objective, on peut considérer que si l'accord de coalition entre la CDU et le SPD devait être finalisé, ce qui semble aujourd'hui en bonne voie, l'adoption en Allemagne d'un salaire minimum – là où les accords de branche n'en définissent pas – permettrait de progresser, à tout le moins au sein de la zone euro. Si une telle situation se mettait en place, nous serions dans une dynamique du type de celle qui a été créée lorsque l'on a ouvert en France le débat sur les congés payés, quelques années avant que cela devienne possible. Je sens néanmoins que certains de mes collègues s'interrogent sur la définition de ce salaire minimum, dès lors qu'elle serait assise – ce qui semble être un consensus – sur la base de 60 % du salaire médian. En effet, dans plusieurs pays, et notamment ceux où la troïka est intervenue, le salaire médian est devenu si bas que cela pourrait soulever des problèmes.

Au-delà du socle que constituerait le salaire minimum, la Commission européenne, à la suite des conclusions du Conseil européen demandant l'engagement d'une réflexion sur cette dimension sociale de l'Union économique et monétaire, a formulé une initiative. Le tableau de bord proposé, notamment par le Commissaire Andor, sur la dimension sociale de l'Union économique et monétaire, est un élément tout à fait essentiel pour rééquilibrer la grille d'analyse de la Commission et du Conseil quant aux situations de polarisation et de déséquilibre qui peuvent exister, en particulier au sein de la zone euro. Je souhaite toutefois – et nous pourrions peut-être plaider ensemble en ce sens – que les partenaires sociaux soient associés à la définition des indicateurs. En effet, on parle beaucoup de relancer le dialogue social et on oublie parfois qu'il y a là des objets très concrets auxquels ils pourraient être utilement associés. Il n'en demeure pas moins, qu'au-delà de leur définition, l'enjeu est de savoir comment ceux-ci seront utilisés. Quelles seront les conclusions tirées de l'observation retenue sur la base d'indicateurs définis en commun ?

Je terminerai sur l'enjeu de la polarisation, en particulier au sein de la zone euro. En effet, tous les travaux académiques avaient identifié une polarisation de la zone euro avant même le déclenchement de la crise, c'est-à-dire avant 2007. Et depuis 2010, on a observé que les stabilisateurs qui apparaissaient comme étant, d'une certaine manière, la « bouée de sauvetage » de la zone euro, avaient cessé de jouer pleinement leur rôle en son sein. Ce qui conduit à cette situation où, entre les pays où le chômage est le plus important et les pays où le chômage est le moins important, il y a 10 points de différence au sein de la zone euro, et 1 point de différence en dehors de la zone euro, le chômage s'aggravant plus vite au sein de la zone euro qu'en dehors. C'est une vraie source d'inquiétude. Il faut y remédier.

Certaines propositions conduisent à faciliter et à favoriser la simple mobilité des travailleurs. J'y suis favorable, car c'est un des principes clé du Traité de Rome auquel nous ne devons pas renoncer. Simplement, je ne crois pas que cette mobilité puisse être présentée comme étant la seule réponse à la crise sociale et à la polarisation des situations sociales, qui sont tout aussi dangereuses pour la survie de la zone euro que la polarisation en matière de déficit ou de dettes. C'est la raison pour laquelle je crois que les propositions qui ont été faites en matière d'union bancaire ont un intérêt majeur pour le maintien ou le retour de l'investissement dans les pays de la périphérie, et pour la fixation des créations d'emploi.

Face à la destruction des stabilisateurs automatiques, plusieurs propositions sont sur la table, comme la mutualisation de la dette ou la définition d'un budget spécifique pour la zone euro. Une troisième, que je porte avec d'autres, est à l'étude depuis quelque temps. Je veux parler de la mise en place d'une indemnité chômage minimum à l'échelle de la zone euro, destinée à permettre de compenser cette polarisation et de reconstruire, à une échelle pertinente, c'est-à-dire à l'échelle de la zone, les stabilisateurs automatiques qui nous font défaut.

À quelques mois des élections européennes, cette question de l'ambition sociale est un des symboles forts d'une Europe qui avance ou qui recule. Quelles qu'elles soient, les pistes sur lesquelles nous choisirons de nous engager au niveau européen auront un impact sur les législations que vous aurez à mettre en oeuvre. Je me réjouis donc de l'occasion qui m'est donnée d'échanger avec vous sur des propositions que nous pourrions porter ensemble, que ce soit au plan européen ou au plan national.

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