Nous examinons aujourd'hui une proposition de résolution présentée par M. Denis Baupin et le groupe écologiste en application des articles 137 et suivants de notre règlement, et visant à la création d'une commission d'enquête relative aux coûts de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects financiers de cette production. Transmise à notre commission saisie au fond, la proposition a vu sa recevabilité confirmée par les services de l'Assemblée nationale : son objet porte en effet incontestablement à la fois sur un service et une entreprise publics. En outre, conformément à l'article précité, aucune commission d'enquête sur le sujet n'a été menée par notre Assemblée au cours des douze mois qui précèdent. Enfin, le ministère de la justice a confirmé le 2 décembre dernier qu'aucune procédure judiciaire n'était en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de cette proposition.
Dans son exposé des motifs, ce texte mentionne plusieurs études, parmi lesquelles le rapport Charpin-Dessus-Pellat remis en septembre 2000 au Premier ministre de l'époque, Lionel Jospin. Ce fut le premier rapport à analyser l'engagement historique de la France dans le programme nucléaire et à présenter l'ensemble des externalités induites par la filière ainsi qu'une vision prospective de l'énergie, et en particulier de l'électricité, à l'horizon 2050. Plus récemment, la Cour des Comptes a produit en 2012 un rapport sur les coûts de la filière électronucléaire, chiffrant les coûts passés de construction du parc nucléaire, les montants investis en recherche et développement ainsi que les dépenses actuelles d'exploitation, et esquissant une vision des charges futures liées au parc nucléaire existant. La Cour y souligne également d'importantes incertitudes financières, et notamment la difficulté à chiffrer les externalités positives et négatives de ce mode de production d'électricité, le coût du démantèlement des installations et du traitement des combustibles usés et des déchets, le coût d'un accident majeur ou encore la question de l'assurance du risque d'accidents. Car, en matière financière et économique, l'incertitude a un coût en soi. Enfin, dans le cadre d'une commission d'enquête créée à l'initiative des écologistes et dont les conclusions ont été publiées en juillet 2012, le Sénat a pour sa part étudié les coûts de l'électricité. Le nucléaire occupe une place prépondérante dans cette étude, comparé aux autres modes de production d'électricité.
Depuis la publication de ces deux rapports – pour ne considérer que les plus récents –, des évolutions significatives sont intervenues, tant en termes d'évaluation financière que d'orientations politiques, justifiant que notre assemblée y consacre une commission d'enquête. Ces évolutions ont trait à l'évaluation du coût de l'accident majeur, du stockage et du devenir des déchets nucléaires et des filières de traitement, et des adaptations rendues nécessaires par la catastrophe de Fukushima, notamment.
Le coût de l'accident nucléaire majeur a fait l'objet d'une controverse au début de l'année 2013, lorsque l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) l'a estimé à un niveau situé entre 120 et 430 milliards d'euros, ce chiffre pouvant atteindre jusqu'à 2 000 milliards d'euros selon le contexte, notamment selon la population avoisinante, les dommages portés aux personnes et aux biens et le déficit touristique induit. Or, comme l'avait justement rappelé Mme Delphine Batho, alors ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, devant notre assemblée lors d'un débat en séance publique le 30 mai dernier, après les interventions de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l'IRSN, le provisionnement actuel du risque est bien trop faible et repose en grande partie sur l'État. Il convient donc d'expertiser ces chiffres dans le cadre de cette future commission d'enquête, afin d'évaluer l'impact financier, sur la filière et sur l'État, d'un éventuel accident nucléaire majeur – dont les responsables de la sûreté ont récemment admis la possibilité en France. Lors de cette audition, la ministre avait annoncé une hausse du plafond de responsabilité du producteur, de 91,5 à 700 millions d'euros, ce qui reste bien inférieur aux coûts annoncés. Cette question mérite donc d'être expertisée.
Le coût du démantèlement des installations ainsi que de la gestion et du traitement des déchets nucléaires mérite également une expertise approfondie de notre part. Les centrales n'étant pas éternelles, le démantèlement du parc nucléaire finira bien par se faire un jour. Or, il repose sur des estimations établies par le seul producteur et est assis sur des créances de l'État et sur la capitalisation de la filiale de transport d'électricité – c'est-à-dire sur des fonds difficilement disponibles. La Cour des Comptes a elle-même relevé que 31,9 milliards d'euros étaient ainsi provisionnés, quand un rapport d'information publié en 2011 par notre collègue Michel Grall montrait que le seul démantèlement d'un site nucléaire militaire à Marcoule avait nécessité 6 milliards d'euros. Or, nous disposons actuellement de cinquante-huit réacteurs, pour ne parler que des instruments de production d'énergie en fonctionnement.
S'agissant des déchets, alors que le projet de loi de finances rectificative discuté cette semaine propose l'instauration d'une contribution des producteurs à hauteur de 110 millions d'euros par an pour la préfiguration d'un centre de stockage en grande profondeur, faut-il rappeler que le coût officiel de ce centre reste établi à 16,5 milliards d'euros, alors même que la Cour des comptes estime qu'il faut ajouter au moins 20 milliards d'euros à cette facture ?
Enfin, la production nucléaire est de plus en plus onéreuse. La Commission de régulation de l'énergie (CRE) ne s'y est pas trompée puisque, en juin 2013, elle préconisait une hausse de 7,4 % pour combler le déficit d'exploitation, et une hausse supplémentaire de plus de trois points pour les deux années à venir. Les centrales vieillissantes sont de moins en moins disponibles et nécessitent des travaux de mise à niveau de plus en plus coûteux. Que l'on prolonge les centrales existantes ou que l'on construise de nouvelles installations, le nucléaire futur se révèle lui aussi très onéreux : selon EDF, plus de 50 milliards d'euros sont d'ores et déjà nécessaires pour maintenir les centrales à niveau jusqu'à leur quarantième année. Le coût de l'EPR de Flamanville a plus que triplé entre les projections initiales et la facture annoncée aujourd'hui : il s'élève à 8,5 milliards d'euros quand l'installation la plus onéreuse que nous ayons sur notre territoire en avait coûté 4,75 – sans parler de l'exemple des Îles britanniques, où EDF construit un EPR à 19 milliards d'euros, avec une garantie d'achat plus chère que les énergies renouvelables, de 109 euros par mégawattheure (MWh) pendant trente-cinq ans, quand l'éolien est à moins de 80 euros.
L'État est concerné au premier chef par ces enjeux, non seulement en tant que garant en cas d'accident, mais aussi en tant qu'actionnaire majoritaire d'EDF – à 85 % –, et d'AREVA – dont la propriété est détenue à 83 % au total par l'État, pour partie directement mais aussi par le biais du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). EDF est par ailleurs une société cotée en bourse faisant partie du panier du CAC 40, tandis que l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) et le CEA sont des établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC). Au-delà de l'impulsion politique que l'État peut apporter, force est de constater que le coût de cette technologie est important pour lui puisque EDF est lourdement endettée – à hauteur de 42,5 milliards d'euros en 2009 selon la Cour des comptes. Cette situation est d'autant plus inquiétante que le contexte est incertain : le prolongement de la technologie nucléaire ancienne ou son renouvellement ont des coûts supérieurs à ceux qui sont annoncés et requièrent des investissements de l'ordre de plusieurs dizaines de milliards d'euros. L'agence Fitch a d'ailleurs récemment dégradé la note d'EDF en raison des investissements majeurs à venir, mais aussi des incertitudes actuelles.
In fine, c'est bien l'État qui est concerné, en tant qu'actionnaire et garant du risque, mais aussi en tant que gestionnaire des déchets et responsable de la recherche dans le cadre de plusieurs EPIC. Il est donc nécessaire que notre assemblée se saisisse de la question des coûts du nucléaire et aille au-delà de l'établissement d'un simple rapport parlementaire en créant une commission d'enquête, afin que ceux de nos collègues qui en seront membres disposent de moyens suffisants pour faire la lumière sur le coût total du nucléaire actuel et futur. C'est pourquoi je vous invite à donner un avis favorable à cette proposition de résolution.