Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du 4 décembre 2013 à 9h30
Commission des affaires économiques

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

C'est avec plaisir que je rendrai compte ici de l'activité de l'Autorité de la concurrence en outre-mer, d'autant que, créée par la loi de modernisation de l'économie (LME), en remplacement de l'ancien Conseil de la concurrence, l'Autorité est entrée en fonction le 2 mars 2009, au moment où les départements d'outre-mer étaient le théâtre de vives manifestations provoquées par le coût de la vie.

Avant de commencer, je vous renvoie au fascicule édité par la Documentation française et intitulé Outre-mer : Dynamiser la concurrence au service de tous, qui offre un bon résumé de notre activité dans les départements d'outre-mer. Il témoigne de notre investissement actif et résolu pour lever les obstacles à la concurrence dans les départements d'outre-mer, en utilisant tous les pouvoirs que nous confère la loi.

Au-delà des questions strictement économiques, j'insiste sur l'aspect psychologique et politique de notre action, qui a consisté à démontrer à des populations ultramarines, qui ont souvent le sentiment d'être les oubliées de la régulation économique, que le droit commun de la concurrence s'applique aussi outre-mer.

Les départements d'outre-mer souffrent de handicaps structurels, liés à leur éloignement géographique, à l'insularité, à la petite taille de leurs économies qui rend plus difficiles les économies d'échelle ; il ne faut pas que, à ces handicaps structurels, les entreprises ajoutent, par leur comportement, des obstacles supplémentaires. C'est pour cela que, après avoir rendu deux avis d'importance, en juin et en septembre 2009, l'Autorité de la concurrence s'est engagée à traiter d'un certain nombre de cas, pour montrer que son action pouvait changer la donne dans ces départements.

C'est ainsi que, chaque fois que nous avons décelé des comportements anticoncurrentiels, nous avons pris des décisions de sanction – cinq au total –, dans des secteurs aussi différents que l'énergie, les télécoms ou le fret maritime.

Des perquisitions à La Réunion, à Paris et même à Londres, où nous avons demandé à notre homologue britannique d'intervenir aux sièges des compagnies soupçonnées, nous ont permis d'obtenir les preuves d'une collusion entre pétroliers pour s'entendre sur le prix facturé à Air France pour le carburéacteur à l'escale de La Réunion. Malgré de multiples recours, la cour d'appel et la Cour de cassation ont, jusqu'à présent, confirmé notre décision de sanction.

Dans le domaine des télécoms, nous avons sanctionné, aux Antilles comme à La Réunion, le comportement anticoncurrentiel des opérateurs de téléphonie mobile, infligeant, pour la zone Antilles-Guyane, une amende de 63 millions d'euros à Orange Caraïbe et France Télécom.

Enfin, nous avons aussi sanctionné une entente dans le domaine de la manutention portuaire à La Réunion.

Nous jouons également de notre pouvoir de persuasion pour négocier des engagements et convaincre les entreprises de rectifier leur comportement, lorsque cela est nécessaire. Ainsi, nous avons récemment fait en sorte d'ouvrir à la concurrence la route maritime entre l'Europe du Nord et les Antilles. Bien qu'il s'agisse d'une route fort rentable, puisque nombre des importations antillaises se font en provenance de l'Europe du Nord et que, au retour, les navires repartent chargés de bananes, cette liaison était curieusement exploitée, pour l'essentiel, par la compagnie CMA-CGM, aucun autre armateur n'ayant ouvert de ligne. Notre enquête ayant révélé, d'une part, que les autres compagnies maritimes louaient des « slots », c'est-à-dire des capacités de stockage, sur les navires de la CMA-CGM et, d'autre part, que les contrats contenaient des clauses limitant fortement la concurrence, nous avons obtenu de la CMA-CGM et des autres compagnies maritimes la levée de ces restrictions. Nous espérons que cela favorisera la concurrence par les prix sur cette liaison maritime.

Nous avons également négocié des engagements dans le domaine de la distribution, notamment dans les cas où les opérateurs sont verticalement intégrés.

Parallèlement, nous menons une action de prévention, via le contrôle des concentrations. Appliquant les nouveaux seuils fixés par la loi Lurel, nous avons ainsi rendu onze décisions, dont quatre ont donné lieu à des engagements de la part des entreprises. Quatre autres opérations sont en cours d'examen, dont une dans le secteur audiovisuel et une autre dans le secteur des télécoms. J'ajoute enfin que l'Autorité de la concurrence a publié sept avis contenant des recommandations aux pouvoirs publics sur les moyens de renforcer la concurrence.

Ces chiffres étant posés, il faut savoir que, si nous avons soutenu une loi qui a accru nos pouvoirs de contrôle, sa mise oeuvre s'est plutôt accompagnée d'une baisse de nos ressources, en emplois et en budget. Nous ne disposons pas d'antennes locales dans les départements d'outre-mer, et devons travailler avec les directions des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIECCTE), en ayant recours aux pouvoirs d'enquête dont disposent les services de l'État.

J'insiste par ailleurs sur le fait qu'on ne doit pas tout attendre de la politique de la concurrence. Pour dynamiser l'offre sur le long terme et desserrer les goulets d'étranglement qui rendent les économies ultramarines moins compétitives, elle doit être combinée à d'autres politiques publiques. Il convient en particulier d'encourager la production locale, par des politiques préservant la compétitivité-prix. En effet, s'il faut subventionner la production locale, il faut aussi inciter les producteurs locaux à pratiquer des prix compétitifs, notamment par rapport aux produits importés de métropole. Est-il normal que l'eau minérale et les yaourts produits sur place soient vendus au même prix que ceux qui sont importés, lesquels intègrent pourtant des coûts de fret bien supérieurs ? Pour empêcher les producteurs de céder à la tentation d'augmenter leurs marges par cet alignement des prix, l'État doit donc négocier avec eux des contreparties non seulement en termes de qualité, mais aussi en termes de prix.

Il faut également encourager les circuits courts et la mutualisation des plateformes logistiques, qui y gagneraient en efficacité, tout comme il est essentiel de promouvoir l'attractivité du territoire – l'apparition, en 2008, d'un concurrent d'Air France en Guyane est, à ce titre, une bonne nouvelle. J'ajouterai à ces recommandations le choix d'une politique fiscale adaptée et la recherche d'accords commerciaux avec les zones économiques voisines.

Si le contrôle des prix de détail et la mise en place d'un bouclier qualité-prix peuvent calmer la fièvre, il ne s'agit que de mesures transitoires permettant de contenir la hausse des prix ; en aucun cas elles ne peuvent tenir lieu de politique à long terme. Les problèmes de fond qui minent les économies ultramarines ont souvent leur origine en amont, sur les marchés de gros. C'est pourquoi l'article 1er de la loi Lurel permet au Gouvernement, après avis de l'Autorité de la concurrence, de réglementer le fonctionnement de ces marchés de gros pour remédier à leurs dysfonctionnements – concentration ou intégration verticale excessive des opérateurs, par exemple.

Je voudrais, pour conclure, signaler, au-delà des départements d'outre-mer, deux actualités d'importance. La première concerne la Nouvelle-Calédonie, où nous ne sommes pas compétents, mais où une convention tripartite a été signée en 2011 entre le territoire, l'État et l'Autorité de la concurrence, dans le dessein de dresser un bilan concurrentiel du marché néo-calédonien. Le statut du territoire ne permet pas la création d'une autorité administrative indépendante, mais le Parlement vient d'adopter une loi organique qui lève ces obstacles, et le Gouvernement a soumis au Conseil d'État une loi de pays qui permettra la création, dès le printemps prochain, d'une autorité locale de la concurrence, sur le modèle de l'autorité métropolitaine.

D'autre part, en Polynésie, un projet de loi prévoyant la mise en place d'une autorité de la concurrence a été soumis à l'assemblée territoriale. Comme en Nouvelle-Calédonie, nous apporterons notre aide à cette nouvelle autorité, par le biais d'une convention d'assistance technique.

Permettez-moi, enfin, de dire un mot sur les nouveaux pouvoirs que la loi Lurel octroie à la puissance publique en matière de concurrence et qui sont partagés entre le Gouvernement, l'Autorité de la concurrence et les régulateurs sectoriels. Au Gouvernement revient l'initiative des projets de décret qui réglementeront les marchés de gros. Un seul projet de décret a jusqu'à présent été préparé, qui concerne les carburants. Nous avons émis, lundi dernier, un avis favorable à ce projet de décret, qui ne constitue pas une révolution et ne justifie sans doute pas un mouvement de grève. Il a simplement pour objet d'introduire plus de transparence dans la chaîne de formation des prix des carburants. Il s'agit notamment, pour mieux contrôler les marges des pétroliers, de faire apparaître, dans la formule de calcul des prix, le coût réel auquel est acheté le pétrole auprès des plateformes de Singapour, pour La Réunion, ou de Rotterdam, pour les Antilles, sans y agréger le coût, pour les compagnies pétrolières importatrices, du fret et de l'assurance.

Le décret impose par ailleurs, pour les entreprises qui exercent à la fois des activités en monopole et d'autres en concurrence, de séparer leurs comptes. Cela concerne notamment la Société réunionnaise de produits pétroliers (SRPP), qui exerce à la fois une activité de stockage en monopole et une activité de distribution. Nous sommes pour notre part favorables à une séparation plus complète encore, afin de mettre un terme aux conflits d'intérêts qui peuvent exister entre ces deux activités.

Le projet de décret impose enfin aux entreprises qui disposent d'installations essentielles de stockage de carburants non réglementés jusqu'à présent, comme le carburéacteur, de proposer des prix orientés vers les coûts, ce qui va dans le bon sens.

L'ensemble de ces mesures devrait pousser les compagnies pétrolières à restituer aux consommateurs ultramarins les gains d'efficacité qu'ils auront obtenus dans la négociation de leurs propres prix d'approvisionnement.

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