Intervention de Jean-Frédéric Poisson

Réunion du 4 décembre 2013 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Frédéric Poisson :

Je voudrais alerter notre Commission sur un problème – à mon avis sérieux – qui concerne la non-publication des ordonnances relatives à la loi sur le mariage pour tous. Cette loi a été promulguée le 18 mai dernier après que le Conseil constitutionnel en a validé le dispositif. Dans ce texte, aux termes d'un amendement voté au Sénat en première lecture et modifiant l'article 14 adopté par notre Assemblée, le Gouvernement a été habilité à procéder, par ordonnances, à la modification des seize ou dix-sept codes qui déclinaient les conséquences du nouvel article 6-1 du code civil créé par la loi sur le mariage pour tous. Cet article 14 ainsi amendé a été adopté sans modification par l'Assemblée nationale.

Le Gouvernement disposait ainsi d'un délai de six mois pour prendre ces ordonnances. Six mois et quelques jours sont passés et aucune ordonnance n'a été prise. L'habilitation est tombée. Le Gouvernement perd donc le droit de recourir à des ordonnances afin de mettre les codes en cohérence avec le nouvel article 6-1 du code civil. Aujourd'hui, on se retrouve donc dans une situation dans laquelle cet article autorise le mariage pour les couples de même sexe tandis que tous les codes déclinant les droits qui s'attachent au mariage ne comportent aucune précision relative à cette hypothèse.

Vous allez me dire que l'article 6-1 du code civil se suffit à lui-même et qu'il n'est pas besoin d'apporter des précisions ailleurs pour son application.

Cela étant, comment expliquer que le 3 juillet 2013, le directeur du cabinet du garde des Sceaux ait écrit au Secrétaire général du Gouvernement afin de lui rappeler qu'il convenait de solliciter les différents ministères de sorte d'obtenir les précisions nécessaires à l'écriture des différentes ordonnances ? Comment expliquer qu'un projet d'ordonnance ait été adressé au Conseil d'État et enregistré sous la référence IN 387-997 ? On semble être allé assez loin dans l'élaboration et la présentation de ces ordonnances… Comment expliquer que dans le mémoire en défense devant le Conseil constitutionnel saisi de la loi, le Gouvernement ait écrit : « Si le législateur a jugé utile de prévoir ces ordonnances, c'est dans le but d'assurer une meilleure lisibilité des textes qui font référence aux père et mère, aux mari et femme et qui sont rendus applicables, conformément à l'article 6-1 du code civil, aux couples de même sexe. L'objectif est de coordonner des dispositions, des législations et des codes existants. Les modifications sont d'abord d'ordre terminologique. Elles peuvent aussi, le cas échéant, nécessiter des modifications de coordination allant au-delà de la simple modification d'ordre terminologique. En conséquence, le législateur a habilité le Gouvernement, etc. » Ainsi, le Gouvernement reconnaît lui-même que parfois l'article 6-1 du code civil suffit et parfois non et aussi que les ordonnances sont nécessaires. Nous n'avons pas entendu autre chose, Monsieur le Président, lors du débat à l'Assemblée nationale sur ce sujet.

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a eu un changement de méthode entre l'examen à l'Assemblée nationale – devant laquelle on a soutenu que la légistique était formidable, que l'on réécrivait les textes et que l'on faisait disparaître des incohérences – et celui au Sénat – je vois le rapporteur sourire car comme moi, il était présent et a gardé quelques souvenirs – où on a expliqué que les ordonnances, c'était mieux, plus pratique et nécessaire.

Dans le mémoire en défense du Gouvernement, on lit encore, page 17 : « Certains articles nécessitent, pour acquérir une pleine portée, des adaptations. Il en va ainsi notamment des dispositions de l'article 19 qui peuvent être insérées au code du travail applicable à Mayotte et dans la loi n° 52-1322 du 15 décembre 1952. Le Gouvernement devra veiller en outre à la coordination entre les dispositions du projet de loi qui affectent plusieurs codes et les dispositions de ces mêmes codes spécifiques aux collectivités ultra-marines d'une part et, d'autre part, les ordonnances en vigueur à Mayotte, etc. » Enfin, dans le considérant 81 de sa décision sur la loi, le Conseil constitutionnel a estimé qu'il y avait nécessité à habiliter le Gouvernement à prendre les ordonnances nécessaires afin d'adapter l'ensemble des dispositions législatives en vigueur, à l'exception de celles du code civil. Dans ce même considérant, le Conseil a conclu : « Dans ces conditions, les griefs tirés d'une part de ce que la formulation de l'habilitation serait insuffisamment précise et, d'autre part, de ce que l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi s'opposerait à l'application immédiate de la loi doivent être écartés du fait que le Gouvernement a demandé à être habilité à prendre des ordonnances ».

On peut éventuellement concevoir qu'il n'y a pas de problème « massif » en droit, pour ce qui concerne des dispositions dont les conditions d'application découlent presque naturellement de l'article 6-1 nouveau du code civil. Mais qu'en est-il de la manière dont les institutions sont traitées ? J'ai du mal à comprendre comment on peut s'engager à ce point – jusqu'à présenter un projet au Conseil d'État – dans l'élaboration d'ordonnances mais ne pas aller jusqu'au bout ; comment on peut saisir le Premier ministre afin de rédiger des ordonnances – parce qu'on est tenu de les publier dans les six mois qui suivent l'habilitation – et s'arrêter au milieu du gué en ayant, au passage, « promené » le Parlement. On n'a pas beaucoup respecté le travail du rapporteur – c'est une remarque sympathique, il ne m'en voudra pas – et, au total, on a méprisé le travail parlementaire au point de considérer que le Parlement pouvait donner une habilitation à édicter des ordonnances et qu'on pouvait ne pas les prendre sans que cela pose plus de problème que cela. Le Gouvernement ne s'en est pas expliqué. Il n'a pas saisi la commission des Lois pour ce faire.

Il y a là un problème institutionnel, la marque d'un mépris pour le Parlement et, au-delà, sans doute la révélation d'une incapacité du Gouvernement à tenir des engagements d'un point de vue technique.

C'est pourquoi, M. le Président, je souhaite qu'au nom de la commission des Lois, vous puissiez demander des comptes au garde des Sceaux sur les raisons pour lesquelles le Gouvernement n'a pas déféré à l'obligation de prendre des ordonnances dans les six mois qui ont suivi la promulgation de la loi et que nous puissions l'entendre dans cette Commission. Nous devons nous assurer que les déclarations répétées du Gouvernement sur le respect de la démocratie, du Parlement et tutti quanti soient suivies d'effet. Comme disait Camus, « il n'y a pas d'amour ; il n'y a que des preuves d'amour ». En l'espèce, nous en manquons un peu.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion