Madame la Présidente, mes chers collègues, le présent rapport examine la proposition de résolution européenne déposée par M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois, M. Guy Geoffroy et moi-même, afin de prendre position sur la proposition de règlement du Conseil portant création du parquet européen (COM[2013] 534), déposée par la Commission européenne le 17 juillet 2013.
La proposition de règlement est apparue décevante sur plusieurs points aux personnes auditionnées ainsi qu'à moi-même. Les attentes étaient grandes mais la proposition de règlement a laissé en suspens certaines questions essentielles et s'est parfois bornée à réglementer sommairement certains aspects clés.
Les personnes auditionnées ont notamment toutes souligné l'impossibilité d'adhérer à la structure proposée, reposant sur un procureur unique aux pouvoirs étendus, secondé par des adjoints et des procureurs délégués. Le champ de compétences proposé, limité, pour des motifs pragmatiques, à la seule protection des intérêts financiers de l'Union soulève également des interrogations. À titre liminaire, il convient donc de souligner que la proposition de la Commission européenne est éloignée des positions défendues depuis plus de dix ans par l'Assemblée nationale au travers de deux résolutions adoptées, la première le 22 mai 2003 (texte adopté no 139), et la seconde le 14 août 2011(texte adopté no 726) à l'initiative de notre collègue Guy Geoffroy et de votre rapporteure.
Cependant, pour la première fois depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui avait ouvert la possibilité de créer un parquet européen, une proposition se trouve sur la table des négociations et il convient donc d'adopter une démarche qui, bien que critique, doit demeurer constructive et réaffirmer le soutien de principe à la création d'un parquet européen. L'institution d'un parquet européen constituera un pas en avant considérable, faisant passer la coopération judiciaire pénale au stade de l'intégration européenne, car l'action publique serait enclenchée au niveau européen par un organe européen.
Il convient également en introduction de rappeler que la proposition a fait l'objet d'un carton jaune par quatorze chambres des parlements nationaux de l'Union. L'Assemblée nationale n'a pas jugé la proposition contraire au principe de subsidiarité, tout en ne méconnaissant bien entendu pas les difficultés, notamment en termes de proportionnalité, soulevées par ce texte. La Commission européenne a réexaminé son projet et décidé de le maintenir malgré les fortes réserves émises, ce qui n'est sans doute pas la meilleure méthode possible pour avancer sur un tel dossier.
La proposition de résolution européenne examinée rappelle en son point 1 le soutien constant apporté par l'Assemblée nationale à la création d'un parquet européen, indispensable pour renforcer la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière et la délinquance financière au détriment de l'Union européenne. Le point 2 accueille favorablement la présentation par la Commission européenne d'une proposition de règlement visant à créer un parquet européen mais l'Assemblée nationale estimerait, en point 3, que certaines des modalités retenues par la Commission européenne devraient être revues afin d'assurer l'efficacité et l'indépendance du parquet européen.
Quelles seraient les compétences du parquet européen ? La proposition de la Commission européenne tend à établir un parquet européen dont la compétence matérielle serait limitée à la protection des intérêts financiers de l'Union. Pour des motifs pragmatiques, parce que l'unanimité requise au niveau du Conseil européen semble en l'état actuel inatteignable, la Commission européenne limite l'ambition du texte et se situe en deçà des possibilités offertes par l'article 86 TFUE du traité de Lisbonne.
Il convient de relever que cette position diffère de l'ambition continuellement réaffirmée par l'Assemblée nationale de voir un parquet européen édifié, non seulement pour la protection des intérêts financiers de l'Union, mais aussi pour la criminalité grave transnationale, au sujet de laquelle les attentes de réponses européennes sont grandes de la part de nos concitoyens. La traite des êtres humains, le trafic de drogue et le terrorisme sont autant de pans de la grande criminalité qui appellent une réponse européenne intégrée.
La proposition de résolution rappelle donc (point 4) que l'Assemblée nationale souhaite que la compétence du parquet européen soit étendue à la criminalité grave ayant une dimension transnationale.
La Commission européenne propose que le parquet européen dispose d'une compétence exclusive en matière de protection des intérêts financiers de l'Union et s'agissant des infractions connexes qui y sont inextricablement liées. Des problèmes juridiques et pratiques ne manqueraient pas d'apparaitre si la compétence du parquet européen devait être celle-ci. Notamment, le parquet se trouverait à traiter nombre d'infractions de faible portée pour lesquelles son implication n'est pas justifiée.
La proposition de résolution propose donc (point 5) que le parquet dispose d'une compétence partagée avec les États membres, assortie toutefois d'une obligation d'information du parquet européen de la part des autorités judiciaires nationales de toute infraction susceptible d'entrer dans son champ de compétences, et d'un droit général d'évocation qui permettrait au parquet européen de se saisir de toute affaire.
Quelle structure pour le parquet européen ? La proposition de résolution rappelle (point 6) que le parquet européen devrait être créé à partir de l'unité Eurojust, en application du TFUE. Cela emporte des conséquences sur sa structure ainsi que sur la localisation du siège du parquet, qui devrait être situé aux côtés de celui d'Eurojust.
La principale difficulté relevée dans la proposition de la Commission européenne réside dans la figure du procureur européen tel qu'elle le propose. En effet, dans le projet de la Commission européenne, le parquet européen est composé d'un procureur européen, de quatre procureurs adjoints et des procureurs européens délégués dans les États membres.
Le parquet européen serait un organe de l'Union doté d'une structure décentralisée. Il disposerait de la personnalité juridique.
Le procureur européen dirigerait le parquet européen et en superviserait les travaux. Les enquêtes et poursuites seraient menées par les procureurs européens délégués sous la direction et la surveillance du procureur européen et celui-ci pourrait mener lui-même l'enquête si cela apparaissait nécessaire pour l'efficacité de l'enquête ou des poursuites. Le procureur européen serait nommé par le Conseil de l'Union, statuant à la majorité simple, avec approbation du Parlement européen pour un mandat de huit ans non renouvelable. La sélection serait effectuée à partir d'un appel à candidatures ouvert, la Commission européenne établissant ensuite une liste restreinte de candidats, après avis d'un comité mis en place par la Commission européenne. Sans détailler plus avant les prérogatives du procureur européen, il convient de relever qu'il disposerait de pouvoirs étendus en matière de nomination et de révocation des procureurs européens délégués. Ces éléments ont été jugés disproportionnés par de nombreux États membres. L'atteinte à la souveraineté nationale apparait excessive. À cet égard, la résolution propose (point 16) que le gouvernement saisisse le Conseil d'État d'une demande d'étude sur ce projet afin qu'il indique si des dispositions lui semblent contraires à des principes ou règles constitutionnels.
Contrairement à la proposition de règlement, l'Assemblée nationale souhaite depuis 2003 un parquet de forme collégiale. La proposition de résolution précise (point 7) que le parquet serait composé de membres nationaux ancrés dans leurs systèmes judicaires respectifs et élisant en leur sein un président. Une telle structure collégiale conférerait une plus grande légitimité au parquet européen, faciliterait son acceptation et la prise en compte de la diversité des traditions juridiques. Son efficacité s'en trouverait nécessairement renforcée (point 8). Le point 9 porte sur la formation du collège en chambres restreintes regroupant les membres nationaux des États membres concernés par un dossier et chargées de prendre les décisions opérationnelles courantes, seules les décisions les plus importantes étant renvoyées au collège. Par ailleurs, la résolution propose en son point 10 que les procédures de nomination et de révocation, ainsi que le statut des membres nationaux s'inspirent de ceux prévus pour les membres de la CJUE et par le statut de la CJUE. Le rapport examine ces questions. En tout état de cause, les procédures proposées par la Commission européenne ne peuvent être maintenues.
Sans détailler ici l'ensemble des problématiques soulevées par la proposition de règlement, il convient de souligner que :
- les garanties procédurales prévues par la proposition de règlement, à travers le renvoi aux directives européennes en cours de transposition ainsi qu'au droit interne des États membres peuvent être approuvées (point 11) ;
- les insuffisances relatives au contrôle juridictionnel de la légalité des actes d'enquête et de poursuite, qui est confié en totalité aux juridictions nationales, doivent être soulignées (point 12). Par ailleurs, la proposition restreint l'obligation des juridictions nationales d'adresser à la CJUE des questions préjudicielles. Ce sont autant d'éléments qui paraissent juridiquement hasardeux ;
- la proposition de résolution s'interroge sur les modalités de contrôle de la décision prise par le parquet européen de renvoyer l'affaire devant les juridictions nationales et celle relative au choix de la juridiction de renvoi, au regard du droit à un recours effectif. Ces décisions emporteront de lourdes conséquences pour les justiciables, notamment en l'absence d'harmonisation plus avancée des droits nationaux et doivent pouvoir faire l'objet d'un recours ;
- enfin, la proposition suggère que les règles relatives à l'admissibilité des preuves et aux règles de prescription soient complétées afin d'éviter tout risque de forum shopping, une harmonisation minimale étant nécessaire au bon fonctionnement du parquet européen.
En conclusion, la proposition de résolution invite la Commission européenne à revoir son projet afin de pouvoir y rallier le plus grand nombre d'États membres, s'il le faut dans la perspective d'une coopération renforcée, qui serait la première marche vers un parquet européen auquel l'ensemble des États membres participeraient.
La Présidente Danielle Auroi. Ce sujet est très important, d'autant que cela fait une dizaine d'années que la délégation, puis la commission des affaires européennes, se sont montrées favorables à l'institution d'un parquet européen. Les derniers travaux ont été menés sous la présidence de Pierre Lequiller, que je tiens d'ailleurs à remercier aujourd'hui. Je rappelle notamment que, sous la précédente législature, le Conseil d'État a réalisé, en 2011, sur la demande de notre commission, une étude de grande qualité, suivie par l'adoption d'une résolution européenne par notre commission, sur le rapport de M. Guy Geoffroy et de Mme Marietta Karamanli. En outre, sur le plan procédural, nous avons aujourd'hui un excellent exemple de la coopération entre notre commission et la commission des lois, qui nous permet d'examiner une proposition de résolution du Président Urvoas, de Mme Karamanli et de M. Geoffroy.
Sur le fond, je partage pleinement les critiques formulées par la rapporteure à l'encontre du texte présenté par la Commission européenne, qui propose la création d'un « Procureur » européen surpuissant, qui n'est absolument pas dans la tradition européenne. C'est ce qui explique notamment l'avis motivé émis au titre de la subsidiarité par nos collègues du Sénat. Cependant, il ne faudrait pas, à l'inverse, se contenter de créer un parquet européen, en quelque sorte « intergouvernemental », composé de représentants des États, chacun étant compétent pour les affaires qui concernent son pays, sans qu'existe aucune autorité interne. Au contraire, le chef du parquet européen devrait disposer d'un pouvoir d'arbitrage réel.
Un parquet européen compétent pour lutter contre la grande criminalité internationale, comme nous le souhaitons, doit, pour être efficace, fonctionner de manière collégiale. Il apporterait ainsi une réelle plus-value par rapport à la coopération judiciaire classique entre les États membres.
Enfin, j'approuve pleinement les dispositions de la proposition de résolution prévoyant l'institution de normes élevées de procédure pénale et de garanties des droits dans le cadre de la création du parquet européen, le texte de la Commission européenne étant particulièrement lacunaire en ce domaine.
Je vous propose donc de soutenir largement cette résolution.