Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant d’aborder plus précisément les mesures de ce projet de loi d’avenir pour l’agriculture et la forêt, je voudrais revenir sur le contexte européen dans lequel il s’inscrit.
L’Europe, comme la France, vient de perdre 25 % de ses exploitations agricoles et de ses actifs agricoles en seulement dix ans. Dans le même temps, pour les 500 millions d’Européens, la question alimentaire redevient une préoccupation centrale, en lien direct avec les conséquences de la crise financière, la perte d’emplois et de revenus, et l’explosion de la précarité.
Une analyse territoire par territoire conduirait même à démontrer que des populations entières en Europe sont désormais touchées par la sous-alimentation et la malnutrition, comme c’est le cas de la Grèce. Partout les politiques d’austérité font des ravages, y compris sur la satisfaction d’un besoin primaire de l’humanité : se nourrir.
En disant cela, je ne cède pas à un catastrophisme mais je parle d’une réalité : celle d’une Europe qui, au lieu de regarder les conséquences politiques du libéralisme, se complaît à proposer une politique agricole dite nouvelle avec des yeux tournés vers le passé.
Je dirais même que la Commission européenne et nombre de chefs d’État et de gouvernement renouvellent la PAC avec les mêmes réflexes qu’en 1992. Certains rêvent d’ailleurs toujours de la liquider, tant ils sont aveuglés par les sirènes de la finance.
Pour les députés du Front de gauche, les arbitrages retenus pour la politique agricole commune pour la période 2014-2020 ne répondent pas aux enjeux fondamentaux de cette politique essentielle aux Européens. Le projet de la Commission européenne et l’accord intervenu entre les chefs d’État et de gouvernement entendent continuer sur la voie de l’ouverture des marchés et du désengagement des politiques publiques agricoles.
C’est vrai que la France a oeuvré et bien oeuvré pour un maintien – certes, a minima – du budget actuel, mais on est finalement très loin de parvenir à une ambition renouvelée pour l’agriculture européenne.
L’engagement politique de l’Europe pour une PAC en phase avec les besoins d’un nouveau modèle agricole, plus durable, actant un juste partage de la valeur ajoutée au service du maintien et de renouvellement des générations d’actifs agricoles, au service des revenus des travailleurs de la terre, du développement rural, de la qualité des produits, du respect de l’environnement et de la pérennité des écosystèmes, n’est pas au rendez-vous.
C’est un constat bien amer, alors que l’initiative et la construction historique de la PAC furent longtemps le symbole d’une Europe politique sachant se doter de moyens suffisants pour atteindre des objectifs alimentaires au service de tous.
Ce résultat est bien le révélateur d’une politique européenne qui privilégie les intérêts financiers, même quand il s’agit comme ici d’un besoin fondamental, celui de nourrir les Européens.
Je ne souhaite pas verser dans le pessimisme en disant cela. C’est un simple constat, partagé par nombre d’organisations paysannes et par nombre de spécialistes des questions agricoles et alimentaires, notamment de nombreux chercheurs et de nombreuses ONG. Aussi, avant d’examiner les mesures intéressantes de ce projet de loi, ces propos introductifs se veulent comme un rappel : n’oublions pas le fond du contexte agricole et alimentaire européen !
Je réagis ainsi notamment à la lecture de l’exposé des motifs de ce texte, où nous retrouvons les mêmes envolées que pour chaque texte d’orientation agricole, avec, toutefois, un ajout, devenu le nouveau filtre de la pensée du Gouvernement, qui porte le nom de « compétitivité ». Comme si le simple fait de prononcer ce mot suffisait à régler tous les problèmes. Ainsi est-il précisé que l’on pourra, avec les mesures de ce texte, remplir « l’objectif de renouvellement des générations », mais je crois bien sincèrement qu’il faut faire preuve de plus de modestie. Soyons réalistes, en effet, au regard des grandes tendances qui perdurent inéluctablement sans changement structurel de politique européenne, sans rupture avec les politiques de libéralisation et d’abandon des outils de régulation et d’encadrement des marchés. Et elles se prolongeront malgré les inflexions et propositions novatrices que nous pourrons adopter pour l’agriculture française.
De même, si nous continuons de laisser de côté au niveau européen comme au niveau national la question centrale de la répartition de la valeur ajoutée au sein du secteur agricole, la question des revenus et des prix pour les producteurs, nous n’infléchirons pas les tendances à l’oeuvre. Il nous faut avant tout viser et gagner un véritable changement de cap de la politique agricole européenne.
Tout reste donc à faire pour que, dans les années qui viennent, l’Europe donne autre chose à voir qu’une politique agricole et alimentaire sans autre réelle ambition que la mise en concurrence des productions agricoles sur un marché mondialisé. Aussi, il nous faut bien réaffirmer certains principes.
Tout d’abord, si l’on refuse clairement l’austérité pour l’Europe, refusons également l’austérité pour l’agriculture et le monde rural en Europe. Alors, notre tâche est bien de replacer l’importance des politiques publiques agricoles dans un contexte alimentaire, celui du XXIe siècle, et au regard de l’avenir des territoires ruraux. Cela a été dit en introduction, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur de la commission des affaires économiques : soit nous faisons le choix de donner une grande ambition et d’accorder une grande attention, aux femmes et aux hommes qui répondent à nos besoins fondamentaux, soit nous considérons que les marchés le feront d’eux-mêmes ; c’est d’ailleurs l’idée que développait tout à l’heure M. Herth. Soit nous considérons que nous avons besoin d’une agriculture renouvelée, présente sur tous les territoires, produisant en quantité et en qualité l’essentiel de l’alimentation de 500 millions d’Européens, une agriculture relocalisée donc, soit nous considérons que la concentration des exploitations et du nombre d’agriculteurs est la seule règle qui s’impose pour satisfaire les intérêts financiers et le libre-échange mondial ; Antoine Herth allait aussi en ce sens tout à l’heure.
Nous avons tout à gagner, au contraire, à rouvrir systématiquement le débat sur ce fond politique. Le pire serait en effet de laisser croire que ce projet de loi bouclerait, par anticipation, un nouveau cycle pour l’agriculture européenne et française pour les six années à venir. Il nous faut donc, quels que soient nos choix et avant tout, viser et gagner un véritable changement de cap de la politique agricole européenne.
Ce texte aurait pu servir de point d’appui pour pousser cette autre ambition européenne et redonner une vision de la politique agricole commune que compte défendre notre pays pour les années à venir. Je considère qu’il ne le fait malheureusement pas, ou qu’il le fait seulement à la marge. Au contraire, il réaffirme, derrière le récurrent concept de la compétitivité, employé décidément à toutes les sauces, les présupposés d’une agriculture européenne qui doit coûte que coûte se couler dans le moule de la compétition internationale, autant dire dans le moule des marchés et de la finance, adversaires de la souveraineté et de la sécurité alimentaires des pays du Sud, adversaires de la protection sociale et des revenus des agriculteurs, comme des normes environnementales et sanitaires.
N’y a-t-il pas, chers collègues, une contradiction évidente entre cette affirmation monocorde de l’exigence de compétitivité et votre volonté, que je ne mets pas en doute, de maintenir des actifs agricoles en Europe, dans nos régions, sur nos territoires de montagne ? J’ai pour ma part bien du mal à voir comment nous pourrons – je dis bien : nous pourrons – permettre à des exploitations familiales, à taille humaine, de se maintenir tout en les mettant toujours plus en concurrence avec les viandes bradées du MERCOSUR ou des États-Unis. Mais sans doute – je me tourne vers mon ami et voisin Jean-Paul Bacquet en disant cela – ma réticence tient-elle au fait que je n’ai toujours pas succombé aux charmes enchanteurs de la pensée néolibérale et aux vertus intrinsèques du libre-échange sur les marchés agricoles.
C’est donc à la lumière de cette orientation de fond, indispensable à la clarté de nos débats, que les députés du Front de gauche examinent ce texte. Avec les députés d’outre-mer du groupe de la Gauche démocrate et républicaine, nous essaierons d’en améliorer le contenu, d’autant plus que les mesures vont, pour l’essentiel, dans la bonne direction, même si elles restent à nos yeux trop souvent insuffisantes au regard des intentions affichées.
Monsieur le ministre, vous le savez, nous partageons l’objectif du « produire autrement ». Je vais y revenir, mais il faut bien admettre que la seule mise en oeuvre des trente-neuf articles de ce texte ne suffira pas à infléchir les grandes tendances structurelles de l’agriculture européenne et nationale.
J’en viens donc de façon plus précise aux principales dispositions qui nous sont présentées. Le titre préliminaire redéfinit les grandes orientations de la politique agricole et alimentaire de notre pays, et comporte une série de propositions visant à favoriser la réorientation de notre modèle agricole. En ce qui concerne les principes généraux repris à l’article 1er, je regrette qu’il ne soit pas fait référence aux problématiques de fond évoquées précédemment. Je pense en particulier au contenu de la politique agricole en termes d’emplois, de revenus agricoles, de répartition de la valeur ajoutée.
Soyons attentifs à ne pas en rester à une forme de communication politique autour de la double performance économique et environnementale. Ce projet de loi doit afficher clairement la nécessité de s’attaquer à la problématique centrale des revenus agricoles, c’est-à-dire à la question de la répartition de la valeur ajoutée au sein des filières agricoles. Alors que l’article 1er du texte est censé fixer les orientations de notre politique agricole et alimentaire, cette omission sur la répartition de la valeur ajoutée est grave de conséquences pour l’avenir de nos producteurs. Disons-le : une gauche courageuse doit s’attaquer dès maintenant aux intérêts particuliers de la distribution, qui se confortent en vidant les poches des plus pauvres de nos concitoyens et en étranglant nombre de producteurs. J’aurai l’occasion d’y revenir en défendant plusieurs amendements, qui concernent notamment la mise en place effective de l’encadrement des prix et des marges de la grande distribution.