Intervention de Jean-Michel Clément

Séance en hémicycle du 7 janvier 2014 à 21h30
Agriculture alimentation et forêt — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Michel Clément :

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, messieurs les rapporteurs pour avis, chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui s’inscrit dans le droit fil de la longue histoire législative qui a accompagné l’évolution du monde agricole et de son environnement, qu’il soit européen ou national. Le texte que vous nous proposez, monsieur le ministre, constitue véritablement un acte fondateur, comme peu d’autres précédemment l’ont fait. Les orientations sont claires. Il s’agit avant toute chose de préserver la ressource qu’est la terre, tout en donnant aux agriculteurs les moyens d’assurer la pérennité de leurs exploitations. Mais il faut aussi faire émerger de nouveaux modèles et accueillir de nouvelles générations, que le monde agricole à lui seul ne peut plus renouveler.

Je reprendrai un bref historique pour orienter mon propos sur cette nécessité permanente d’installer des agriculteurs, quel que soit, si j’ose dire, leur âge désormais. Les premières lois fondatrices, qui suivirent l’entrée en vigueur du traité de Rome, en 1960 et en 1962, furent à juste titre qualifiées de lois d’orientation, tant elles donnaient à la France et à son agriculture, des objectifs clairs. Il nous fallait des exploitations en capacité d’assurer au pays son indépendance alimentaire et de mieux développer sa capacité exportatrice. Pour y parvenir, on choisit un modèle d’exploitation – l’exploitation familiale à responsabilité personnelle – et, pour assurer son succès, on fit un choix politique audacieux, celui de l’interventionnisme étatique. Étant donné que deux canaux permettent d’accéder à l’exploitation – le statut du fermage et le faire-valoir direct –, on décida de la création de deux outils.

Le premier visait au contrôle des mutations de jouissance. Le faire-valoir indirect étant déjà important, ce fut le contrôle des cumuls et des réunions d’exploitations devenu plus tard le contrôle des structures. Le second, la SAFER, contrôlera l’accès à la propriété pour ceux désireux d’exploiter en faire-valoir direct. Cinquante ans plus tard, reconnaissons que ces orientations ont abouti à maintenir l’idée de l’exploitation de type familial. Elle existe encore aujourd’hui et l’article 5 de votre projet de loi, confortant le statut des GAEC, est là pour en témoigner. Mais combien en reste-t-il ? Nous sommes passés de 3 500 000 exploitants en 1960 à 350 000 aujourd’hui. Les outils créés à l’époque l’ont été pourtant en concertation avec la profession agricole et ils ont été mis à sa disposition pour dessiner le paysage de l’agriculture d’aujourd’hui. Force est de constater que les résultats ne sont pas tout à fait ceux escomptés et les responsabilités sont très largement partagées, me semble-t-il, entre ceux qui ont voté les lois et ceux qui les ont appliquées.

En effet, l’interventionnisme s’est essoufflé et on a voulu promouvoir l’entreprise agricole. La loi du 5 janvier 2006 a marqué un virage libéral de notre modèle. Cette loi assouplit le contrôle des structures pour accompagner le développement des formes sociétaires, crée le fonds agricole et institue le bail cessible. C’est l’époque aussi où les droits à paiement unique, conséquences de l’évolution de la politique européenne, deviennent marchands. L’agriculture se financiarise et emprunte au monde économique et financier toutes les formes de sociétés possibles, pour lever ou gérer des capitaux de plus en plus lourds : recours à des structures de type holding, à des SAS ou à des organisations multisociétaires.

Conscients de cette chute rapide du nombre d’exploitants et de ses conséquences en termes d’aménagement du territoire, les gouvernements qui se sont succédé, au cours de ces deux dernières décennies, ont pourtant adopté à chaque législature des lois dites tantôt d’adaptation, tantôt d’orientation, tantôt de modernisation. Toutes ont un dénominateur commun : faire de l’installation un objectif prioritaire pour tenter d’enrayer la chute brutale du nombre d’exploitants. Les outils sont les mêmes, mais c’est manifestement leur mise en oeuvre qui a péché, quand ils n’ont pas été détournés ou contournés. Dans le même temps, le phénomène sociétaire s’est éloigné du modèle historique, voulu par et pour le monde agricole. Aujourd’hui, l’agriculture n’est plus en mesure d’assurer le renouvellement des générations.

Que voulons-nous ? Laisser plus encore l’agriculture se libéraliser ou réorienter cette dernière et corriger les dérives constatées, pour aller vers d’autres modèles qui conjuguent agriculture et environnement, emploi et territoire ? Si tel est le cas, il faut redonner des moyens d’action à la SAFER et renforcer le contrôle des structures. C’est votre choix, monsieur le ministre, et je le soutiens. Il faut adapter les outils d’intervention imaginés hier à la réalité d’aujourd’hui, parce que le phénomène sociétaire ne cessera de prendre de l’ampleur et que le patrimoine foncier sera de moins en moins considéré comme un élément patrimonial et de plus en plus comme un outil d’exploitation. Faiblir sur ces deux derniers points serait donner un signe fort aux plus habiles, qui trouveront les espaces utiles pour s’agrandir toujours plus, pour ne prendre dans les mailles du filet que ceux qui devraient plutôt y échapper. Un certain nombre d’amendements, que nous sommes ici plusieurs à porter, expriment et confortent ce choix décisif pour l’avenir, choix qui est aussi le vôtre, monsieur le ministre, j’en suis convaincu.

Je conclus en paraphrasant une triade mongole qui, parlant des trois obscurités de l’univers, évoque la nuit sans lune, l’homme sans savoir et l’enclos sans moutons. Je ne voudrais pas que soit transposé à l’agriculture de demain ce qu’il m’a été donné d’observer récemment lors de l’inauguration d’un comice agricole : un tracteur sans chauffeur, piloté à distance ; un avion sans pilote, survolant les plaines agricoles ; et un enclos sans moutons – soit, pour le dire autrement, les trois obscurités de l’agriculture.

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