Intervention de Eva Sas

Réunion du 15 janvier 2014 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaEva Sas, rapporteure :

Cette proposition de loi organique vise à introduire une évaluation de l'ensemble des réformes présentées dans les principaux projets de loi à caractère financier au regard d'indicateurs de richesse distincts du produit intérieur brut (PIB) – variable dont la progression ne saurait constituer qu'un objectif intermédiaire. Ce texte permettrait d'évaluer notre politique économique et budgétaire à l'aune de ses véritables ambitions : l'amélioration de l'emploi et de la qualité de vie de nos concitoyens, ainsi que la soutenabilité de notre modèle de croissance, entendue comme la capacité de notre pays à répondre aux besoins du présent sans compromettre les chances des générations futures.

Il ne s'agit pas de contester le PIB, qui reste un indicateur essentiel de richesse de notre pays, mais de le désacraliser et de le mettre à sa juste place. En effet, les travaux menés dans ce domaine montrent que, malgré son caractère prépondérant, cette variable présente deux limites importantes : d'une part, elle ne témoigne que partiellement de l'évolution du bien-être de nos concitoyens ; d'autre part, elle ne prend pas en compte la soutenabilité des politiques menées, notamment en matière environnementale.

Les critiques relatives à la notion de PIB pour mesurer le bien-être et la soutenabilité ne sont pas nouvelles ; développées dans les années 1970 aux États-Unis par Nordhaus et Tobin, elles ont conduit les Nations unies et l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à travailler sur une série de nouveaux indicateurs de richesse, dont le plus connu est sans doute l'indice synthétique de développement humain (IDH) créé, dans les années 1990, par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

Quelles sont les principales critiques faites au PIB, mises en exergue en France par Jean Gadray, Florence Jany-Catrice, Patrick Viveret et Dominique Méda ? En valorisant les biens et services marchands au regard du prix de marché, le PIB ne rend pas compte de l'amélioration de la qualité des produits ou des services rendus. Le PIB mesure les flux, et peut donc conduire à valoriser un accident ou des dégâts liés à une catastrophe naturelle en raison de la richesse créée par la reconstruction, sans évaluer les aspects négatifs de ces événements, comme le capital détruit. Le PIB ne prend pas en compte la répartition des nouvelles richesses créées, et donc les inégalités : en France, en 2011, le niveau de vie médian est resté stable alors que le taux de pauvreté a augmenté et le niveau de vie des plus riches a progressé. Enfin, le PIB est un indicateur de court terme qui ne prend pas en compte l'amélioration ou la dégradation du capital naturel et l'épuisement des ressources, et ne mesure donc pas la soutenabilité de nos politiques.

Depuis 2008, la France a engagé un grand débat pour améliorer les instruments de mesure de la richesse de notre pays – objectif qui a réuni un consensus au-delà des clivages partisans. La commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social a été installée en 2008 par le président de la République Nicolas Sarkozy. Les travaux de cette commission – présidée par Joseph E. Stiglitz et composée de spécialistes armés d'un large éventail de compétences allant de la comptabilité nationale à l'économie du changement climatique – furent éclairés par Amartya Sen et coordonnés par Jean-Paul Fitoussi. Les services nationaux de la statistique – l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et le service de l'observation et des statistiques du Commissariat général au développement durable (CGDD-SOeS) – comme l'Association des régions de France se sont depuis saisis de ses propositions pour élaborer une batterie de nouveaux indicateurs. De son côté, le Gouvernement en suit désormais plus d'une vingtaine dans le cadre de la stratégie nationale pour le développement durable 2010-2013. Une partie de ces indicateurs sont d'ailleurs commentés dans le rapport sur l'économie française, qui accompagne chaque année le projet de loi de finances, et repris dans le volet statistique du rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances.

Les tableaux de bord de nouveaux indicateurs existent donc déjà, même s'ils doivent être améliorés ; l'objectif de cette proposition de loi n'est pas d'en produire un autre, mais de donner à ces variables la même visibilité que celle dont bénéficie le PIB. Pour cela, il nous est apparu nécessaire d'en exposer l'évolution au moment clé de la discussion budgétaire, dans l'exposé des motifs du projet de loi de finances, de façon à analyser l'impact des différentes réformes proposées sur ces indicateurs. Ce choix implique de modifier la présentation de la loi de finances et justifie le dépôt d'une proposition de loi organique, malgré les contraintes de cette procédure.

Il nous a également semblé indispensable de proposer des indicateurs synthétiques, seuls à même de constituer des vecteurs de communication comparables au PIB. Ainsi, faire apparaître que l'empreinte écologique d'un Français est de 2,7 Terres, c'est-à-dire excède de 2,7 fois la biocapacité par habitant de la Terre, offre un élément d'objectivation simple de l'épuisement des ressources produit par nos modes de vie. Ces indicateurs synthétiques ne s'opposent pas aux tableaux de bord d'indicateurs multiples, mais les complètent utilement. La présente proposition de loi organique propose donc d'évaluer l'impact global des réformes prévues par les principaux textes financiers à l'aune de quatre indicateurs de richesse, dont la définition est largement détaillée dans mon rapport : l'indice d'espérance de vie en bonne santé, l'indicateur de santé sociale, l'empreinte écologique et l'empreinte carbone.

Les auditions que j'ai menées avec les services de l'INSEE et de la direction générale du Trésor, ainsi qu'avec le cabinet du ministre de l'Économie, m'ont convaincue que cette proposition de loi organique pouvait être améliorée sur différents points. L'INSEE m'a ainsi démontré qu'il serait plus pertinent d'instaurer une évaluation des principales réformes à l'aune d'indicateurs de qualité de vie et de développement durable, sans toutefois spécifier ces derniers. En effet, sur le plan technique, les outils statistiques de l'INSEE ne lui permettraient pas, par exemple, d'évaluer, à ce jour, de manière pertinente l'indice de santé sociale – un indicateur composite combinant quatorze variables dont certaines ne sont plus mesurées ou le sont à des périodicités très différentes. De plus, l'INSEE m'a indiqué qu'une nouvelle commission était en cours d'installation pour définir les indicateurs les plus pertinents dans le cadre de la stratégie nationale de développement durable pour les années 2014 à 2020.

Nous estimons dès lors que, s'il est fondamental de disposer d'indicateurs synthétiques tels que l'indice de santé sociale ou l'empreinte écologique, il pourrait être plus prudent de ne pas définir, a priori, dans une loi organique, les variables à retenir, car les travaux de recherche sur ce sujet sont en constante évolution. Par ailleurs, les discussions menées avec l'INSEE et la direction générale du Trésor nous ont persuadés de la nécessité de produire une analyse rétrospective de ces indicateurs sur le long terme – dix à vingt ans –, et non sur trois ou quatre années seulement, comme le suggère le dernier alinéa du texte actuel.

Enfin, dès lors que le moment crucial pour apprécier et évaluer l'impact des réformes proposées à l'aune de ces nouveaux indicateurs est le débat budgétaire – la préparation du projet de loi de finances et du projet de loi de financement de la sécurité sociale –, il serait plus juste, du point de vue strictement juridique, de modifier en ce sens la loi organique relative aux lois de finances plutôt que la loi organique relative à la programmation et la gouvernance des finances publiques.

Plusieurs amendements que je vous présenterai à la suite de la discussion générale cherchent à améliorer la proposition de loi organique suivant ces indications.

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