Intervention de Gilles-Pierre Levy

Réunion du 9 janvier 2014 à 10h30
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Gilles-Pierre Levy, président de chambre à la Cour des comptes :

Je vous remercie du commentaire que vous avez bien voulu faire sur nos travaux.

Après avoir rappelé le contenu de ce rapport paru il y a deux ans, j'évoquerai les points qui nous paraissent mériter d'être soit actualisés, soit approfondis. La Cour a en effet l'intention de se pencher cette année de nouveau sur plusieurs sujets relatifs au nucléaire.

Notre rapport répondait à une demande formulée par le Premier ministre en mai 2011, après un entretien entre le Président de la République et les représentants de différentes organisations non gouvernementales. Il était demandé à la Cour d'analyser, non pas les seuls coûts affichés par EDF, mais l'ensemble des éléments qui constituent le coût total de production de l'électricité nucléaire en France. L'exercice avait cependant ses limites : il ne s'agissait pas d'étudier les modes de financement, ni le prix de l'électricité incluant les taxes et les coûts de distribution ; l'analyse s'entendait à production nucléaire constante en volume, et le propos n'était pas non plus de comparer cette production avec d'autres énergies.

Le rapport a été élaboré selon les méthodes habituelles de la Cour : collecte de sources, documents et comptes ; application, dans un délai court, du principe de dialogue contradictoire avec les organismes concernés – EDF, AREVA, CEA, ministère de tutelle, etc. – ; collégialité ; mobilisation d'une quinzaine de rapporteurs et d'un comité d'experts de sensibilités diverses, dont quelques étrangers ; nombreuses auditions, notamment des organisations non gouvernementales, des entreprises, des administrations, des syndicats.

La première conclusion que nous avons tirée est qu'il n'existait pas de coûts cachés, même s'il y avait beaucoup à explorer et, à cette fin, nous avons analysé les coûts passés, présents et futurs, les coûts qui se trouvent dans les comptes des exploitants, les coûts supportés par les crédits publics – financement public de la recherche, coûts de la sécurité et de la transparence –, et la prise en compte, explicite ou implicite, du coût des assurances contre les accidents.

Aux yeux de la Cour, le principal facteur de variation des évaluations réside dans la prise en compte du coût du capital. Selon que l'on applique la méthode du coût comptable, qui constate ce qui est déjà amorti, la méthode Champsaur, qui prend en compte la rémunération du capital non encore amorti, ou la méthode du « coût courant économique », qui retient une rémunération à loyer sur la base d'une évaluation de la valeur du capital, avec pour objectif la restitution, à la fin de la vie des centrales, de la valeur initiale actualisée, le coût du mégawattheure (MWh) varie entre 33 et 50 euros, sans compter 1,50 euro de frais publics complémentaires.

La Cour a estimé que le chiffre le plus élevé était celui qui correspondait le mieux à la réalité des coûts en l'état actuel du parc.

En deuxième lieu, elle a mis en exergue les incertitudes relatives à l'évaluation des charges futures.

D'abord en matière de coûts de gestion à long terme des déchets : théoriquement, l'évaluation doit faire l'objet d'une décision en 2015 car, entre le chiffre de 16 milliards d'euros avancé en 2005 et celui, plus récent et fortement contesté par les exploitants, de quelque 36 milliards d'euros, l'écart est de plus du simple au double.

Ensuite en matière de charges de démantèlement. Le sujet est d'autant plus complexe que les quelques centrales déjà démantelées ne sont pas de même type que celles du parc actuel : on ne bénéficie donc pas de l'avantage de série que met en avant EDF en faisant valoir que le démantèlement de cinquante-huit installations de même type coûterait moins cher grâce à l'expérience progressivement acquise.

Nous avons recensé trois méthodes d'évaluation : une méthode « historique » qui ne nous a pas convaincus ; la méthode « Dampierre », fondée sur l'analyse détaillée des opérations de démantèlement d'une centrale type et qui nous est apparue relativement solide, mais dont nous avons jugé qu'elle exigeait d'être approfondie et davantage expertisée ; enfin, les comparaisons internationales. Alors que l'évaluation d'EDF n'est que de 18 milliards d'euros, on arrive, en transposant les études disponibles, à un montant compris entre 20 et 62 milliards d'euros.

En troisième lieu, le rapport fournit une estimation de la sensibilité du coût moyen à l'évolution des charges futures, afin de donner une idée des répercussions que pourraient avoir d'éventuelles erreurs ou des changements d'évaluation. Il apparaît que cette sensibilité est relativement faible. Un doublement des charges de démantèlement se traduirait par une hausse de l'ordre de 5 % du coût courant économique. Le doublement du devis de stockage profond aurait une incidence limitée à 1 %. La sensibilité à une diminution d'un point du taux d'actualisation, qui est actuellement d'environ 5 % dont 2 % au titre de l'inflation, est de + 0,8 %. En sens contraire, si le taux d'actualisation augmentait d'un point, le coût annuel diminuerait de 0,6 %.

En quatrième lieu, la Cour a insisté sur l'importance stratégique de la durée effective de fonctionnement des réacteurs. Bien entendu, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la part que doit occuper le nucléaire dans le bouquet énergétique français et sur les orientations que le Président de la République a fixées en ce domaine. Elle a simplement constaté que l'âge moyen de nos réacteurs était de vingt-cinq ans en 2010 et que vingt-deux d'entre eux, soit 30 % de la puissance installée, auraient quarante ans avant la fin de 2022. Or il paraît très difficile de remplacer cette capacité à cette date – que ce soit par de nouveaux réacteurs ou par des sources d'énergie renouvelables – sans un effort considérable, étant donné les délais importants que demande l'organisation d'investissements de ce type, et cette situation aurait pour conséquence une augmentation des coûts de maintenance.

En cinquième lieu, une hausse des coûts à court et moyen terme est par conséquent prévisible. Je rappelle que le rapport a été élaboré juste après la catastrophe de Fukushima. Les conclusions de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ont été connues au début de janvier 2012 et notre rapport a été publié à la fin du même mois. Le travail s'est fait en parallèle et en très bonne entente, mais, du fait de cette concomitance, nous n'avons pas pu exploiter l'intégralité des résultats publiés par l'ASN. Nous avons néanmoins indiqué qu'il fallait s'attendre à une augmentation des investissements annuels, que le coût de l'EPR serait vraisemblablement très supérieur au coût actuel de production, et nous avons posé la question des investissements de remplacement. D'autre part, il nous est apparu que l'engagement d'un programme de recherches sur la quatrième génération supposait des investissements considérables. Le programme d'investissements d'avenir prévoyait dans ce domaine quelque 650 millions d'euros pour un premier réacteur d'essai mais, selon les experts, les ordres de grandeur pour les coûts d'une quatrième génération – si quatrième génération il doit y avoir – seront de plusieurs dizaines de milliards d'euros.

La question des investissements de maintenance nous a semblé cruciale. EDF a plus que doublé ces investissements entre la période 2003-2008, où ils étaient en moyenne de 800 millions d'euros par an, et 2010, où ils s'élevaient à 1,7 milliard. Avant que l'ASN ne demande des équipements supplémentaires, l'entreprise prévoyait de passer à une moyenne annuelle de 3,4 milliards d'euros sur la période 2011-2025, soit un programme de l'ordre de 50 milliards d'euros au total. Après les demandes complémentaires de l'ASN, elle indiquait que ce programme passerait de 50 à 55 milliards, estimant qu'une partie des 10 milliards d'euros d'investissements réclamés par l'Autorité était déjà comprise dans les 50 milliards. Selon ce calcul, les dépenses de maintenance atteindraient une moyenne annuelle de 3,7 milliards d'euros.

Ces dépenses ont un effet sur les coûts immédiats bien plus important que les dépenses futures, dans la mesure où ces dernières sont diminuées par l'actualisation.

Le travail que nous avons effectué il y a deux ans déjà peut être actualisé sur plusieurs points. Je citerai les coûts d'exploitation d'EDF ; les dépenses de recherche – qui ont été stables, pendant cinquante ans, s'établissant à un milliard d'euros par an dont 400 millions financés sur crédits publics, si bien que l'on peut se demander si le but premier n'était pas de remplir les laboratoires de recherche du CEA – ; les coûts de la sécurité et de la transparence ; le démantèlement, pour lequel il reste à examiner la suite donnée à la recommandation de la Cour d'affiner la méthode Dampierre pour le calcul des provisions d'EDF. Il conviendrait également de prendre en compte d'éventuels nouveaux chiffrages, réalisés à l'étranger et en France, et plus généralement les éléments de benchmarking disponibles, en matière de démantèlement, de gestion des combustibles usés et de gestion des déchets radioactifs.

La Cour s'était par ailleurs interrogée sur les provisions destinées aux travaux futurs, considérant qu'une partie en était financée par des actifs dédiés qui n'étaient pas totalement indépendants de l'industrie nucléaire.

Les approfondissements possibles devraient d'abord concerner les coûts de l'EPR, compte tenu de deux éléments nouveaux : la réévaluation à la hausse des chantiers en cours et le contrat passé avec l'industrie britannique, qui prévoit un prix d'achat de l'électricité nucléaire de l'ordre de 112 euros par MWh, soit très au-dessus des 49,50 euros du coût courant économique calculé en 2010, mais également de la fourchette de 70 à 90 euros par MWh annoncée à l'époque – sans que la Cour ait pu la valider.

Il sera intéressant également d'observer l'évolution des investissements de maintenance par rapport aux chiffres annoncés, maintenant que nous disposons d'un peu de recul par rapport aux travaux consacrés à l'accident de Fukushima.

Il conviendrait enfin de vérifier s'il n'existe pas d'études nouvelles en matière d'externalités et d'intégrer celles qui ont été publiées en matière d'assurances. À ce dernier égard, la Cour avait constaté que les engagements correspondaient à une « petite » catastrophe, mais que la France devait ratifier une convention les portant au double. En revanche, l'estimation des conséquences d'une catastrophe considérable était et reste insuffisante – il est vrai que celles des trois catastrophes majeures qui se sont produites à ce jour, à Three Mile Island, à Tchernobyl et à Fukushima, sont difficiles à évaluer.

Nous ne disposions, lorsque nous avons rédigé notre rapport, que d'une étude réalisée par une petite équipe de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur l'hypothèse d'une catastrophe « moyenne », évaluée à 70 milliards d'euros. Aussi avons-nous examiné les conséquences qu'aurait sur le prix de l'électricité la constitution en quarante ans d'une dotation couvrant un tel choc. Cela étant, il serait utile d'analyser les éventuels travaux réalisés à la suite de la catastrophe de Fukushima.

La Cour a prévu de travailler sur toutes ces questions en 2014, en faisant appel, comme de coutume en pareil cas, à des experts extérieurs. Il ne s'agit pas, bien entendu, de chiffrer les objectifs et les conséquences d'un changement de composition du parc, question qui relève du politique. L'idée est plutôt d'approfondir la compréhension d'une partie des données concernant les coûts.

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