Intervention de Pierre de Boissieu

Réunion du 15 janvier 2014 à 8h30
Commission des affaires européennes

Pierre de Boissieu, ambassadeur de France, ancien secrétaire général du Conseil de l'Union européenne :

J'ignore si l'affaiblissement de la Commission remonte à une date précise, mais il est certain qu'elle n'a plus rien à voir avec ce qu'elle était il y a trente ans. Il y a plusieurs raisons à cet affaiblissement, à commencer par l'augmentation du nombre de commissaires. La décision de nommer un commissaire par État membre a fait de la Commission un Comité des représentants permanents (COREPER) au niveau politique, c'est-à-dire un mauvais COREPER. Ce principe « un État, une voix » correspond à la définition même de la coopération interétatique, qui prévaut dans la plupart des organisations internationales. La Commission est ainsi la seule institution de l'Union dont la composition est par essence interétatique : au Conseil, une pondération des voix s'applique ; au Parlement européen, le nombre de représentants de chaque État membre est dans une certaine mesure fonction de sa population. La Commission n'a donc pas la composition requise pour être vraiment le fédérateur de l'intérêt commun. Pouvons-nous revenir sur le principe de la nomination d'un commissaire par État membre ? Le traité le permet. Il conviendrait d'annuler les deux décisions du Conseil européen qui l'ont maintenu. Mais cela ne serait guère correct vis-à-vis de l'Irlande, à qui nous avions fait une promesse en ce sens.

L'affaiblissement de la Commission tient, deuxièmement, à l'accroissement des pouvoirs du Parlement européen, qui a eu deux conséquences. D'une part, les États membres ont adopté les mêmes méthodes que le Parlement européen, si bien que leur intrusion dans le travail de la Commission est aujourd'hui sans commune mesure avec ce qu'elle pouvait être il y a vingt ou trente ans – j'ai été le témoin de cette évolution. D'autre part, plusieurs États membres, notamment l'Allemagne qui dispose de la plus forte représentation dans plusieurs groupes politiques du Parlement européen – au Parti populaire européen (PPE), mais aussi chez les socialistes, les libéraux et les Verts – passent directement par cette institution pour faire prévaloir leurs positions. Selon moi, le Parlement européen se livre à un jeu dangereux en exerçant une pression excessive sur la Commission.

Troisièmement, la fin de la collégialité à la Commission a également contribué à l'affaiblir. Lorsque le président Chirac souhaitait évoquer les affaires du Liban – qu'il connaissait admirablement – au niveau européen, il n'avait rien à apprendre de Mme Ferrero-Waldner, commissaire aux relations extérieures, mais il pouvait avoir intérêt à s'adresser à la Commission en tant qu'institution collégiale comprenant un commissaire compétent pour l'aide financière versée au Liban et un autre pour la politique des visas à l'égard de ce pays. Or ce système collégial a complètement disparu. Il a été progressivement remplacé par un faux régime présidentiel.

Quatrième raison, les commissaires ne se connaissent plus et ne maîtrisent plus les langues étrangères : peu connaissent les autres États membres. Lorsque M. Ortoli était président puis vice-président de la Commission – j'ai été son directeur de cabinet pendant cette seconde période –, les commissaires étaient au nombre de treize et tous – Christopher Soames, Wilhelm Haferkamp, Étienne Davignon – parlaient trois ou quatre langues. Ils se retrouvaient ensemble le soir avec leurs épouses, par exemple au Vieux-Saint-Martin. Aujourd'hui, cette forme d'intimité a disparu.

Une cinquième raison a été la prise en compte catastrophique de l'élargissement par la Commission en termes d'organisation administrative. Lorsque j'étais secrétaire général du Conseil, j'ai moi aussi été confronté à l'arrivée de douze nouveaux États membres. Or j'ai réduit le nombre de directions générales de quinze – une par État membre – à sept. Les nouveaux États membres ont accepté de ne pas voir nommé immédiatement un directeur général de leur nationalité, dans la mesure où les anciens avaient pour certains perdu le leur. Pour sa part, la Commission a décidé d'augmenter considérablement le nombre des directions générales, qu'il est de ce fait impossible de bien coordonner.

Les États membres ont-ils souhaité cet affaiblissement de la Commission ? Je ne le crois pas : on leur fait un faux procès. Cependant, ils croient de moins en moins à la Commission et ont considéré les nominations en son sein comme un moyen non pas de restaurer son autorité, mais d'exister dans leur rapport de force collectif avec le Parlement ou, chacun pour ce qui le concerne, de décider en fonction de considérations purement nationales. Nous serons à nouveau témoin de cet exercice absurde en juin ou juillet. Or il nous faudrait – et à la France sans doute plus qu'à tout autre État membre – une Commission qui exerce vraiment son métier, lequel consiste non pas à empiéter sur les compétences des États, mais à formuler des propositions. Ainsi, par exemple, aurions-nous bien besoin que la Commission fixe une feuille de route réaliste en matière de transition énergétique et d'approvisionnement en électricité.

La question de Mme Guittet est d'une tout autre nature : l'Union européenne est-elle un tas de graisse ou un paquet de muscles ? L'élargissement a-t-il fait augmenter notre poids sur la balance presque malgré nous ou bien nous a-t-il donné plus de force ? Je suis convaincu que nous n'avons à aucun moment et en aucune manière tiré les conséquences de l'élargissement. Les États baltes et même la Pologne ne réagissent pas de la même manière que la France ou l'Allemagne à l'évocation de la Russie. De même, la Grèce et Chypre ne réagissent pas de la même manière que l'Allemagne ou les Pays-Bas à l'évocation de la Turquie. L'élargissement a réduit le champ de l'accord entre les États membres au sein de l'Union. Nous avons en réalité acquis un faux poids : les États sont en désaccord profond sur ce que doit être l'Europe. Par exemple, aux yeux de certains États, l'Afrique ne présente presque aucun intérêt pour « l'Europe ».

Nous aurions dû nous interroger : comment éviter que les intérêts et les priorités des uns et des autres ne se neutralisent ? Mais nous ne l'avons pas fait. Ce qui n'empêche pas certains de tirer plus ou moins leur épingle du jeu : la France en Afrique, l'Allemagne dans ses rapports avec la Russie, l'OTAN pour les questions de sécurité. La réponse aux désaccords actuels n'est pas institutionnelle : la mise en place du Service européen pour l'action extérieure (SEAE) et le « double chapeau » du Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité n'y changeront rien. Les relations entre MM. Solana et Patten n'ont d'ailleurs jamais constitué le fond du problème. L'essentiel, c'est de retrouver un accord de fond équilibré entre la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et d'autres sur certaines questions fondamentales. L'Union à vingt-huit serait aujourd'hui totalement incapable de refaire la déclaration de Venise de 1980 sur le Proche-Orient.

Quant à la politique de voisinage, elle est dépourvue de sens. Elle a surtout consisté à neutraliser les demandes divergentes de la France du Président Sarkozy, qui souhaitait lancer l'Union pour la Méditerranée, et de la Pologne des frères Kaczynski, qui voulait donner la priorité à l'Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie. Ces deux initiatives ont été mises dans un même paquet qu'on a baptisé « politique de voisinage ». Il faut repenser cette politique.

Le Maghreb est une zone fragile et différenciée, très importante à plusieurs égards : approvisionnement en énergie, immigration, environnement. Elle représente un risque indirect de sécurité pour les Européens, mais les États qui la composent tendront à se stabiliser, à se démocratiser, à se normaliser à l'horizon de dix ou vingt ans. Il y a là un espace à la mesure de ce que l'Europe est capable de faire – il ne s'agit pas pour autant d'en exclure les États-Unis.

Le Proche-Orient restera durablement une zone très sensible, d'autant plus que les principales réserves mondiales de gaz sont situées en Iran et au Qatar. Parcourue de tensions, elle est loin d'être sécurisée. L'Europe n'a pas les moyens, à elle seule, de la stabiliser, même s'il est souhaitable qu'elle participe davantage à ce processus.

La situation des anciennes républiques soviétiques pose la question de nos relations avec la Russie. Nous avons connu cette question dans le passé à propos de l'Autriche avant la signature du traité d'État ou avec la Finlande du Président Kekkonen au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il y a un « blanc » dans les relations entre l'Union et la Russie. Moscou ne considère pas l'Union européenne comme un interlocuteur sérieux. Ce qui ne signifie pas qu'elle se désintéresse de l'Europe ou des pays européens.

La Turquie est candidate à l'adhésion, elle ne fait donc pas partie des pays visés par la politique de voisinage.

En ce qui concerne les Balkans occidentaux, nous devrions nous poser une question fondamentale : devons-nous négocier avec chaque pays individuellement ou tenir compte du fait qu'ils ne constituaient qu'un seul pays il y a un peu plus de vingt ans ? Acceptons-nous de poursuivre les négociations avec des États qui, chaque jour, accentuent leurs divergences et leur fermeture l'un à l'autre ? Ou bien, au contraire, conformément à la méthode communautaire que nous avons toujours employée, leur demandons-nous d'atteindre un certain degré d'ouverture et de coopération entre eux, pour prix de leur vocation européenne ? Tel avait été l'une des conditions du plan Marshall : nous avions créé l'Organisation européenne de coopération économique (OECE) en 1948. Lorsque nous avons commencé les discussions d'adhésion avec le Royaume-Uni, l'Irlande, le Danemark et la Norvège au début des années 1970, ils étaient tous les quatre membres de l'Association européenne de libre-échange (AELE), au sein de laquelle s'étaient développées des relations de coopération poussée, notamment une union douanière. De même, lorsque nous avons engagé le processus d'adhésion avec l'Autriche, la Suède, la Finlande et à nouveau la Norvège dans les années 1990, le président Delors a imposé la création de l'Espace économique européen (EEE).

Il est absurde de traiter les quatre ou cinq groupes d'États que je viens de citer dans le cadre d'une même politique. On ne peut pas mettre dans la même catégorie la Serbie, à laquelle nous avons reconnu une vocation à l'adhésion, et les pays du Maghreb, qui ne feront jamais partie de l'Union. Une réflexion plus approfondie est indispensable. Mais les instances européennes ne pourront pas la mener en l'état actuel des divergences entre États membres. Elles ne pourront l'engager – je le répète – que sur la base d'un accord profond entre la « Carolingie » – France et Allemagne – et le Royaume-Uni. C'est la condition sine qua non pour que l'Union joue un rôle plus important sur la scène internationale.

J'en viens au Parlement européen et aux parlements nationaux. Évitons de susciter une querelle institutionnelle entre eux. Le Parlement européen doit évidemment demeurer seul compétent pour les matières qui relèvent de la procédure législative communautaire, en particulier de la codécision, qui fonctionne bien. En revanche, la question se pose depuis longtemps pour les matières où la compétence est partagée – selon des proportions variables – entre l'Union et les États membres. Tel est surtout le cas des décisions concernant la zone euro avant comme après la crise de 2008 : elles continuent à relever principalement des États, les compétences propres de l'Union étant très limitées dans ce domaine. Nous verrons d'ailleurs ce qui se passera pour le traité sur l'union bancaire.

Comment instaurer une complémentarité entre le Parlement européen et les parlements nationaux qui ne se solde pas par des chevauchements de compétence permanents et des luttes de pouvoir ? La réponse n'est pas simple, mais je demeure convaincu qu'il y a là une nécessité. On dénombre en Europe, pour 750 députés européens, environ 10 000 parlementaires nationaux, dont une minorité – 500 peut-être – comprend réellement ce qui se passe à Bruxelles et à Strasbourg. Cette solution de continuité, loin de favoriser le Parlement européen, crée en permanence un sentiment d'hostilité à son égard dans les États membres. D'autre part, les décisions qui concernent fondamentalement et exclusivement un pays donné doivent rester du ressort des parlements nationaux. Par exemple, le programme grec qui vise à réduire le nombre de fonctionnaires de 10 000 en un an ne peut être approuvé que par le parlement grec. Compte tenu de sa composition et de son mode d'élection, le Parlement européen n'a pas la légitimité requise pour prendre une telle décision.

Comment associer, donc, le Parlement européen et les parlements nationaux ? Lors de la négociation du traité de Maastricht, j'avais suggéré de créer un Congrès qui aurait réuni le Parlement européen et des délégués des parlements nationaux. On m'a beaucoup critiqué pour cette idée, qui n'a pas eu de suite. Dans notre rapport, nous proposons tous les quatre – y compris MM. de Bruijn et Vitorino, qui sont « fédéralistes » – de créer une instance consultative des parlements nationaux de la zone euro. C'est la première chose à faire : il est indispensable que les parlements nationaux soient informés des décisions concernant la zone euro.

Vous m'objecterez qu'un traité est nécessaire pour créer une telle instance. Mais ce n'est le cas que si cette décision est prise par les gouvernements. Si les dix-huit présidents des parlements de la zone euro se mettent d'accord pour tenir des réunions périodiques au cours desquelles seront auditionnés le président de l'Eurogroupe, le président de la Banque centrale européenne et tel ou tel commissaire, personne ne trouvera rien à y redire et aucun traité n'aura été nécessaire. Il suffirait en réalité aux dix-huit parlements de se mettre d'accord sur la prise en charge des coûts d'organisation de ces réunions.

Nous proposons que les grands pays tels que la France désignent dix représentants au sein de cette instance, et les plus petits cinq. Ces derniers seraient ravis de voir l'écart de représentativité ainsi réduit. Cela ne poserait aucune difficulté puisque cette instance ne serait pas décisionnelle. Les nombres que nous avons avancés sont indicatifs. Il convient seulement qu'ils ne soient ni trop faibles – afin de garantir aux parlements des grands États membres une représentation équitable des différentes tendances de leur majorité et de leur opposition– ni trop élevé – afin de ne pas alourdir le fonctionnement de cette instance.

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