Ma présentation s'intitule : « Cotisations familiales, faut-il les supprimer pour créer des emplois ? » Je m'appuierai ici surtout sur un texte d'Antoine Math publié à la fin de l'année 2013 dans la Revue de droit sanitaire et social.
Les charges ou cotisations patronales mettraient les entreprises en difficulté face à la concurrence mondiale, les empêchant de recruter une main-d'oeuvre trop chère. On a déjà accordé des avantages aux entreprises, parfois assortis de contreparties – vous avez évoqué les trente-cinq heures –, parfois non – ce fut le cas du CICE créé en 2013 et qui équivaut à une baisse des cotisations sociales sous forme de réduction d'impôts de l'ordre de 20 milliards d'euros pour 2014. Il est donc aujourd'hui question de supprimer les cotisations sociales des employeurs qui financent à hauteur des deux tiers la branche famille – à savoir 35 milliards d'euros à l'horizon 2017 en incluant le CICE –, ce qui représenterait in fine 15 milliards d'euros d'économies ou 15 milliards d'euros à trouver.
Cela se traduit par une perte de légitimité de la cotisation – ainsi Michel Sapin estime qu'il n'y a pas de raison que les cotisations sociales des employeurs financent la branche famille. L'idée est que la baisse du coût du travail pourrait jouer le rôle d'une dévaluation monétaire impossible au sein de la zone euro, stimulant par ce biais la création d'emplois. Il conviendra, dans cette optique, de comparer la France et l'Allemagne dont le modèle est très souvent cité pour avoir si bien rebondi après la crise de 2009, l'emploi ayant très bien résisté.
J'examinerai d'abord, d'un point de vue théorique, la question de la baisse des cotisations sociales des employeurs destinée à stimuler l'emploi. On s'interrogera ensuite sur le fait de savoir si cette baisse est favorable à l'emploi et quelles leçons on peut tirer des évaluations. Un troisième point sera consacré au principe d'une contribution des employeurs au financement de la politique familiale. Puis il s'agira de savoir si les employeurs sont écrasés par les charges patronales. Enfin on se demandera ce qui se passera si l'on supprime les cotisations sociales des employeurs ?
Les arguments favorables à la baisse des cotisations sociales des employeurs destinée à stimuler l'emploi sont surtout économiques et sans doute plus fragiles qu'il n'y paraît. On peut les résumer en un syllogisme – libéral en l'occurrence – dont les prémisses seraient les suivantes : les cotisations sociales employeur pèsent sur le coût du travail ; or celui-ci nuit à la compétitivité coût ou à la compétitivité prix des entreprises, et nuit donc à l'emploi, la baisse du coût du travail réduisant le coût de la main-d'oeuvre et permettant aux employeurs de recruter davantage. Conclusion : il faut diminuer les cotisations sociales des employeurs pour abaisser le coût du travail et accroître la compétitivité des entreprises et créer des emplois.
Ces arguments sous-tendant une politique de l'offre sont discutables. On sait, depuis longtemps, que les liens sont lâches entre les cotisations sociales des employeurs et le coût du travail, de même qu'entre le coût du travail et la compétitivité des entreprises – la Commission européenne a démontré que les performances commerciales des pays européens entre 1997 et 2007 ne dépendaient pas de l'évolution des coûts unitaires du travail dans l'industrie. Les liens sont lâches, enfin, entre le coût du travail et l'emploi.
On sait, depuis les années 1990, que le taux des cotisations sociales des employeurs n'est pas un déterminant significatif du coût du travail, comme l'a montré en 2008 une étude d'Yves Chassard et Jean-Louis Dayan menée pour le CEE dans les trente pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Selon les auteurs, « si le financement de la protection sociale engendre un handicap compétitif, ce n'est donc que pour les bas salaires et dans des proportions limitées ».
Les cotisations sociales employeur ont un lien également lâche avec la compétitivité. En effet, la compétitivité prix des entreprises ne dépend pas du seul coût du travail. Une étude, au chiffrage controversé, de Laurent Cordonnier et d'autres membres du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSÉ), montre que le coût du capital pèse de plus en plus lourd dans le coût total, les auteurs évoquant à ce sujet le surcoût du capital imputable aux dérives des normes de rendement financier imposées aux entreprises. Ils estiment ce surcoût à 95 milliards d'euros en 2011, soit la moitié de la formation brute de capital fixe (qui sert à l'investissement productif) et 15 % du coût du travail. Dans son article précité, Antoine Math relève que ces 95 milliards d'euros représentent près de trois fois les cotisations sociales employeur pour la branche famille et la totalité des mêmes cotisations pour les branches famille et maladie réunies.
La compétitivité prix dépend aussi et surtout d'autres facteurs que les seuls coûts : la qualité des produits, l'innovation, l'adaptation à la demande. Si l'on compare la France et l'Allemagne, les faibles performances de la première en matière de compétitivité sont essentiellement liées à des facteurs de compétitivité hors coûts.
L'absence de lien univoque entre coût du travail et emploi se retrouve même dans la théorie économique. Dans une perspective néoclassique, libérale, la baisse des salaires et des cotisations stimule la demande de travail des entreprises et, éventuellement, l'offre de travail des travailleurs diminuera, car ils ne voudront pas travailler à bas prix. Dans une perspective keynésienne, à l'inverse, une hausse des salaires, lorsqu'elle stimule la demande et notamment la consommation, peut avoir des effets positifs sur la production et sur l'emploi. Selon la théorie néokeynésienne des salaires d'efficience, une hausse des salaires peut améliorer la productivité des salariés, plus motivés.
La baisse des cotisations sociales employeur peut donner l'apparence d'une synthèse entre ces courants en permettant d'abaisser le coût du travail, donc de stimuler la demande de travail des entreprises, dans une perspective libérale, sans forcément diminuer les salaires et donc sans peser sur la demande – quoique tout dépende de l'impact d'une telle mesure sur les prestations familiales, par exemple.
Deuxième point de cette présentation : quelle est la leçon des évaluations, après vingt ans d'exonérations de cotisations sociales employeur sur les bas et moyens salaires ? Dès 1993 en effet, un dispositif prévoyait l'exonération totale des cotisations d'allocations familiales jusqu'à 1,1 salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC), et une exonération de moitié entre 1,1 et 1,2 SMIC. Une série de réformes, dont le « dispositif Fillon » à partir de 2003, ont ensuite eu tendance à élargir ces exonérations à d'autres cotisations, allant jusqu'à des salaires inférieurs à 1,6 SMIC.
Les évaluations du « dispositif Fillon » ont donné des résultats contrastés. Certaines estiment qu'il a créé entre 400 000 et 800 000 emplois en cinq ans, mais elles ne tiennent pas compte des effets induits, comme la nécessité de compenser la baisse des recettes et l'éventualité d'une réaction de nos partenaires commerciaux.
Selon la simulation macroéconomique réalisée pour l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) par Éric Heyer et Mathieu Plane en 2012, le nombre d'emplois créés en cinq ans est d'environ 500 000. Il convient néanmoins, selon eux, de relativiser ce chiffre, puisqu'il ne tient pas compte du financement du dispositif. Si la baisse des recettes de cotisations est financée par des recettes supplémentaires, selon le mode de financement, il va falloir revoir à la baisse le nombre d'emplois créés pour aboutir au chiffre de 250 000 à 300 000 emplois en cinq ans. Dans l'hypothèse d'une réaction de partenaires commerciaux qui adopteraient un dispositif similaire, on tombe à une fourchette de 70 000 à 170 000 emplois créés.
L'estimation de l'OFCE, qui fait autorité, tourne autour de 300 000 emplois créés.