C'est un honneur pour moi de partager avec vous les réflexions de la Fondation Jean-Jaurès sur l'Union politique en Europe. Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, notre contribution compte de nombreux points communs avec celles de la Fondation Robert Schuman et de l'Institut Montaigne. J'irai donc à l'essentiel.
Notre premier message est que la relance du rêve européen doit passer par une Europe à plusieurs vitesses. Notre ambition, en effet, ne peut que dépendre du cercle dans lequel elle s'inscrit : ainsi, dans une Europe à vingt-huit, l'aspiration à l'intégration est nécessairement plus modeste. Les ambitions, en termes d'harmonisation fiscale et sociale, ou de politique de la défense, par exemple, sont plus réduites dans un tel format, d'autant que l'Union européenne a encore vocation à s'élargir à certains pays des Balkans ou de l'ex-Yougoslavie, passant ainsi à trente, voire à trente-cinq États membres.
Spontanément, c'est dans le cadre de la zone euro – l'exemple le plus emblématique d'une coopération renforcée – que la réflexion est la plus active. Mais cet ensemble comprend tout de même dix-huit États membres, et on peut s'interroger sur le degré d'ambition que nous pourrions partager avec, par exemple, nos amis lettons ou chypriotes. Il faut donc partir d'une avant-garde – pour reprendre l'expression de Joschka Fischer lorsqu'il était ministre allemand des affaires étrangères –, celle constituée par tous les pays de la zone euro qui le souhaiteront.
Deuxième message : s'il est tentant de faire de l'Europe et de l'euro un bouc émissaire, en raison de la panne de croissance que nous connaissons depuis 2008, la Fondation Jean-Jaurès estime au contraire que nous avons besoin de plus d'Europe, de plus d'intégration. C'est de cette façon que nous pourrons surmonter une grande partie de nos difficultés.
Ainsi, nous regrettons l'absence d'une politique de change au sein de la zone euro, seule zone monétaire à avoir oublié l'existence de cet instrument, ou du moins à avoir renoncé à en faire usage. Or, compte tenu de la situation conjoncturelle de l'économie européenne, le taux de change de l'euro nous semble surévalué par rapport aux principales devises.
Par ailleurs, il est nécessaire de parvenir à une meilleure harmonisation fiscale. Certes, le principe de subsidiarité doit être respecté, mais chaque fois que l'échelon européen paraît le plus pertinent – et c'est bien le cas en matière de régulation financière, notamment pour ce qui concerne la taxe sur les transactions financières –, il faut favoriser l'intégration.
Reste à déterminer la méthode à suivre pour y parvenir, ce qui implique de faire ces deux constats lapidaires : les agences fédérales, ça marche ; la coopération intergouvernementale, ça ne marche pas, du moins pas dans une Europe à vingt-huit.
Parmi les exemples d'agences fédérales qui fonctionnent, on peut citer la Banque centrale européenne. Certes, son action peut faire l'objet de critiques, être jugée trop lente, par exemple. Mais nous pensons que, pendant la crise exceptionnelle que nous avons vécue depuis 2008, elle a été à la hauteur de ses responsabilités, même si l'on pourrait souhaiter que son mandat englobe plus explicitement les questions d'emploi et de croissance.
Un autre exemple est la politique de la concurrence, confiée à la Commission, agence fédérale par excellence. Là encore, on peut critiquer le manque de champions européens, et regretter certaines décisions relatives aux aides d'État. Il reste que des décisions sont justement prises et que cette institution fonctionne.
Un dernier exemple est la Cour de justice de l'Union européenne, dont les arrêts nous déplaisent parfois – dans le secteur de l'assurance, l'un d'entre eux a conduit de fait à majorer les cotisations versées par les jeunes conductrices, au nom de l'égalité entre hommes et femmes –, mais qui fait ce que l'on attend d'elle.
À l'inverse, la coopération intergouvernementale ne marche plus, du moins avec vingt-huit États membres. Sans doute a-t-elle fonctionné à six, à neuf, à douze, ou même à quinze – une configuration que j'ai connue lorsque je travaillais dans un cabinet ministériel, aux côtés de Dominique Strauss-Kahn et de Laurent Fabius. Mais, de fait, une union composée de vingt-huit pays ne peut que sombrer dans l'enlisement. C'est le triomphe de la vision britannique, qui considère avant tout l'Europe comme un grand marché dépourvu d'ambitions. On ne parvient pas à trouver des consensus, ou bien, quand on y parvient enfin, ils ne sont plus d'actualité.
Dès lors, deux voies sont possibles. On peut, au nom de l'efficacité, développer les agences fédérales, par exemple en renforçant la Banque européenne d'investissement et en créant un institut européen pour mieux coordonner les politiques budgétaires. Mais cela pose aussitôt la question du contrôle démocratique : on s'exposerait alors à relancer les accusations de dérive technocratique portées contre l'Europe.
Pour éviter cet écueil, une autre voie consisterait à conserver la méthode de la coopération intergouvernementale, mais à condition, alors, de développer le vote à la majorité qualifiée. En effet, compte tenu de l'organisation actuelle, tout progrès en matière de fiscalité de l'épargne, par exemple, est bloqué par le Luxembourg, et toute tentative de modifier la fiscalité des entreprises, par l'Irlande. Depuis quinze ou vingt ans, les entreprises se localisent en Irlande pour bénéficier d'un taux d'impôt sur les sociétés de 12,5 %. Même le fait d'avoir sauvé ce pays lors de la crise économique n'a pas conduit à remettre en cause ce dumping fiscal.
Bien sûr, l'adoption du vote à la majorité qualifiée signifie que la France pourrait, un jour, être mise en minorité. Sommes-nous prêts à en accepter les conséquences ?
Notre conclusion principale est donc qu'il faut développer l'Europe à plusieurs vitesses. Quel que soit le nom – avant-garde, noyau dur – donné aux États membres souhaitant se différencier des autres, il faut reconnaître l'existence de différents cercles. Nous ne regrettons pas l'élargissement de l'Union aux pays de l'Europe centrale et orientale. D'une certaine façon, les dérives que connaissent certains pays comme la Hongrie montrent que les vieux démons n'ont pas entièrement disparu et qu'il est donc très important d'ancrer ces nouveaux membres dans nos valeurs démocratiques. On peut donc admettre de nouveaux élargissements, mais faute d'approfondissement, une extension à trente ou trente-cinq pays se traduirait par la dilution de l'Union.
C'est pourquoi les réflexions se concentrent spontanément sur la zone euro. Nous avons ainsi lu avec beaucoup d'intérêt le document publié par des économistes allemands, le groupe de Glienicke, intitulé : « Vers une union de l'euro ». Une fois de plus, après l'appel de Wolfgang Schaüble et Karl Lamers à constituer un « noyau dur », et celui de Joschka Fischer en faveur d'une « avant-garde », ce sont nos amis allemands qui prennent l'initiative en proposant des intégrations renforcées. Saisissons, cette fois-ci, l'occasion d'entamer un dialogue sérieux sur le sujet.
La zone euro doit s'intégrer davantage. J'ai déjà évoqué la nécessité d'une politique de change, mais il faut également procéder à une harmonisation fiscale, au moins pour faire converger les assiettes quand la matière est facilement délocalisable. De même, nous devons aller vers une harmonisation sociale, même si l'on sait – et Mme la présidente plus que beaucoup d'autres – combien c'est difficile.
Par ailleurs, la zone euro doit s'affirmer sur la scène internationale. Comment se fait-il que les pays membres se présentent en ordre dispersé au sein du Fonds monétaire international, plutôt que d'y envoyer une représentation unique ? Les statuts de l'institution précisent que son siège est situé sur le territoire de son principal actionnaire. Or, si les pays de la zone euro fusionnaient leur représentation, ils se retrouveraient justement dans cette situation et auraient toute légitimité à réclamer l'installation du siège du FMI en Europe.
Toutefois, comme je l'ai rappelé en introduction, une zone euro comprenant dix-huit pays est encore bien large. S'ils doivent tenter d'accroître leur intégration – à cet égard, nous approuvons l'idée de créer une sous-commission ad hoc au sein du Parlement européen, devant lequel un président de l'eurogroupe nommé à plein-temps devrait rendre des comptes –, les déboires récents connus par Chypre ont montré combien les cultures des pays ayant adopté l'euro pouvaient demeurer différentes. C'est donc peut-être au sein d'un cercle encore plus restreint, et bien évidemment en se fondant sur le moteur franco-allemand, que nous sommes susceptibles de faire des progrès décisifs en matière d'union politique. Outre la fiscalité, il existe de nombreux domaines dans lesquels une politique commune pourrait être adoptée, et de nombreuses organisations internationales au sein desquelles une position commune pourrait être présentée. En matière d'aide au développement, par exemple, nos points de vue sont-ils si différents ? Dans les pays où nous avons peu d'intérêts stratégiques, ne pourrions-nous pas partager des ambassades ?
Beaucoup reste à faire, cependant, pour relancer le moteur franco-allemand. De part et d'autre du Rhin, aucune élection législative ne devrait avoir lieu pendant les années à venir : espérons, dès lors, que de belles initiatives pourront être prises.