Intervention de Jean-Paul Tran Thiet

Réunion du 14 janvier 2014 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Paul Tran Thiet, membre du comité directeur de l'Institut Montaigne :

Vous avez pu constater, en comparant nos contributions, qu'il existe de nombreux points de convergence entre nous. Je me contenterai donc de compléter les propos précédents et de souligner certaines nuances.

J'évoquerai peu les institutions, un domaine dans lequel l'Institut Montaigne manque d'expertise et donc de légitimité pour s'exprimer. Mais j'insisterai sur la nécessité de refonder le projet européen, afin que de nouvelles politiques communes lui redonnent un nouveau souffle.

Depuis 1958, l'Europe a adopté une politique agricole commune, instauré une union douanière, installé les prémices d'une union économique et monétaire, réalisé le grand marché unique, créé l'euro, mais, depuis vingt ans, elle n'a rien fait.

Certes, je caricature : en réalité, certaines choses ont été faites, de nombreux textes ont été adoptés, on a fait progresser le troisième pilier – en partie à l'initiative de Mme la présidente, lorsqu'elle était garde des sceaux. Mais ces avancées s'adressent aux catégories sociales supérieures, c'est-à-dire à une petite partie de la population, et elles parlent assez peu à l'électeur moyen. Sans une refondation du projet européen, la construction européenne risque donc de perdre son souffle, ou plutôt de ne pas le retrouver.

Dans cette perspective, les institutions sont un moyen et non une fin. Or, à l'Institut Montaigne, l'idée d'une relance de la querelle institutionnelle nous fait un peu peur.

Les orateurs précédents ont déjà cité des exemples de domaines sur lesquelles cette refondation pourrait s'appuyer. L'énergie en est un, et faisait d'ailleurs, avec le traité Euratom, partie des politiques européennes clairement identifiées – ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.

En matière économique et budgétaire, il convient également de progresser dans la voie déjà tracée, y compris dans des domaines aussi controversés que la fiscalité. Peut-être faudrait-il, dans un premier temps, harmoniser les assiettes avant de penser aux taux. Une assiette commune pour l'impôt sur les sociétés serait déjà un progrès considérable.

Il en est de même en matière de diplomatie et de défense. L'image que donne l'Europe lors de chaque intervention des forces françaises sur des théâtres extérieurs est catastrophique, pour les citoyens européens comme pour le reste du monde. Nous souffrons par ailleurs d'une dispersion de nos efforts diplomatiques et consulaires. Je compte beaucoup d'amis dans la diplomatie, qui se plaignent à juste titre d'une paupérisation du Quai d'Orsay. Pourquoi, dès lors, ne pas mettre des moyens en commun, en commençant par fusionner certains services consulaires ? L'Institut Montaigne fait cette proposition depuis au moins une douzaine d'années. On me rétorque que c'est impossible, en raison des différences de législations en termes d'état civil, par exemple. Et alors ? Dans ma profession, je peux m'appuyer sur une équipe comprenant des spécialistes français, polonais, espagnols, capables de résoudre sans difficulté des problèmes juridiques transnationaux !

Enfin, l'absence de politique européenne dans les domaines de la sécurité et de l'immigration constitue un scandale politique et humanitaire, car elle conduit à faire n'importe quoi. Les drames qui surviennent régulièrement en Méditerranée ne devraient pas être possibles en Europe.

De nombreux projets peuvent donc être mis en place sans pour autant modifier les institutions. Il faut « faire de l'Europe » à géométrie variable et de l'Europe de projets, et il faut même être prêt à bousculer les traités européens. De fait, le mécanisme de la coopération renforcée, par exemple, a été conçu pour ne pas fonctionner : les conditions qu'il prévoit en termes de quorum et de majorités sont si difficiles à remplir qu'il n'a été employé jusqu'à présent que pour le brevet et le divorce. Il faut donc mettre en oeuvre la coopération renforcée avec un nombre d'États inférieur à ce que prévoient les traités. Ainsi, pour l'espace Schengen, trois États ont décidé d'alléger les contrôles aux frontières : la Commission européenne les a menacés d'une procédure d'infraction au motif qu'ils empiétaient sur ses prérogatives, mais le projet a eu un tel succès que tous les autres États ont voulu le généraliser. Dans le domaine de l'énergie comme dans ceux de la politique diplomatique et de sécurité, de l'intégration économique et budgétaire et de l'intégration fiscale, il faut, pour relancer les projets européens, que quelques États membres – moins de huit – les rendent crédibles et leur donnent du corps.

Cela suppose aussi d'accepter des partages de souveraineté. Nous ne ferons rien, en effet, si chacun se cantonne à son territoire et à ses compétences. J'en donnerai deux exemples.

Dans le domaine de l'énergie, tout d'abord, la déclaration qui conclut la plupart des sommets européens précise que la détermination du bouquet énergétique est une décision qui relève de la souveraineté nationale et dans laquelle l'Europe n'a rien à voir. Tant qu'on en restera là, aucune politique de l'énergie ne sera possible : chacun fait ce qu'il veut sans même se rendre compte que ses décisions dans ce domaine ont un impact sur ses voisins. Tant qu'on refusera la souveraineté partagée – laquelle signifie du reste « souveraineté retrouvée », car les marges de manoeuvre y sont plus importantes –, les projets ne pourront pas progresser.

Le deuxième exemple est très polémique : dans une récente interview, le dirigeant d'une entreprise très connue dans le domaine des industries de défense déclarait, en réponse à une question sur les activités européennes de son entreprise, qu'« on n'oblige pas des ingénieurs à travailler ensemble ». Mais ne peut-on pas le faire lorsque les produits qu'ils fabriquent sont payés essentiellement par des fonds publics ?

Enfin, il est choquant que certains considèrent la Commission européenne comme une agence fédérale et n'acceptent plus de lui reconnaître un rôle politique. Peut-être la Commission elle-même est-elle responsable de cette situation, du fait de la politisation de ses décisions et du nombre excessif des commissaires, ou parce qu'elle est sûre de remplir sa salle de presse quand elle inflige une amende de plusieurs centaines de millions d'euros, qu'elle privilégie de telles actions par rapport à son rôle politique, mais peut-être aussi les États ne sont-ils pas prêts à accepter une instance politique qui serait plus qu'une agence.

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