À travers vos trois séries de questions, vous abordez, madame la présidente, l'ensemble de la problématique européenne. Je vais donc essayer de me concentrer sur l'essentiel.
Avant d'entrer dans le vif des problèmes qui nous sont posés en tant que « constructeurs » de l'Union économique et monétaire, j'estime, à titre liminaire, que le débat sur la démocratisation – sujet principal des consultations que vous menez – est traditionnellement très mal posé, que ce soit à Strasbourg, à Bruxelles ou dans les capitales nationales. En particulier, la notion de déficit démocratique me paraît très exagérée. Elle est reprise d'une époque où elle correspondait, en effet, à une réalité, mais nous sommes aujourd'hui confrontés à des problèmes – très graves – d'une autre nature.
Le système institutionnel antérieur à l'Acte unique européen et au traité de Maastricht, que l'on pouvait qualifier de « fédéralisme technocratique », était caractérisé par un véritable déficit démocratique. Il reposait sur une double dépossession : un nombre limité de compétences nationales, dépouillées de leur dimension politique, étaient transférées à des institutions elles-mêmes peu représentatives des équilibres politiques dans les différents États membres. C'était notamment le cas de la Commission, dont les membres étaient désignés – ils continuent d'ailleurs, officiellement, à l'être – sur le fondement de critères d'indépendance et d'expertise opposés à ceux qui prévalent dans le cadre national, où les élus ne sont pas choisis en fonction des diplômes qu'ils ont ou non obtenus, mais parce qu'ils sont représentatifs de la population.
Le système se distinguait, en outre, par l'absence de pouvoir parlementaire : le pouvoir consultatif des députés relevait de la théorie ; la Commission fonctionnait de manière totalement indépendante des élections et de la vie du Parlement. Quant au conseil des ministres, il était le lieu où s'opérait l'équilibre entre le pouvoir technocratique et le pouvoir politique. Ce système a d'ailleurs été très bien accepté par le Général de Gaulle et les responsables de la Ve République.
Les réformes commencées avec l'Acte unique, consacrées par le traité de Maastricht et poursuivies, dans une certaine mesure, par les traités d'Amsterdam, de Nice et de Lisbonne, l'ont profondément démocratisé : le Parlement européen est désormais élu au suffrage universel ; les calendriers de la Commission et du Parlement sont harmonisés ; la Commission est investie en deux temps – on retrouve presque la IVe République ! –, les nominations du Président proposé par le Conseil européen et de chacun des commissaires étant soumises successivement à l'approbation du Parlement.
Le Parlement peut d'ailleurs très bien remettre en cause une nomination : j'ai moi-même contribué, en ma qualité de président de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, à écarter le candidat pressenti par M. Berlusconi pour le poste de commissaire chargé de la justice, des libertés et de la sécurité. L'intéressé estimait que l'homosexualité était un péché et avait voté contre l'inscription de la non-discrimination à raison de l'orientation sexuelle dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Jugeant cela problématique, le Parlement a engagé un bras de fer avec la Commission et contraint M. Barroso à modifier la composition du collège et à demander à M. Berlusconi de désigner une autre personnalité.
En outre, nous avons développé des procédures législatives de codécision, qui ressemblent à la navette entre l'Assemblée nationale et le Sénat, à la différence près que le Parlement et le conseil des ministres de l'Union sont dans un rapport de stricte égalité. Enfin, le Parlement a exercé, ou peu s'en faut, son droit de censure à l'égard de la Commission présidée par M. Santer, qui a – tel Aristide Briand sous la IIIe République – démissionné avant même le vote de la motion.
Cet édifice relativement solide a cependant été profondément perturbé. Ainsi, l'exécutif communautaire a été progressivement démembré à partir du traité d'Amsterdam. Personne n'y comprend plus rien : nous avons une présidence semestrielle, un Président du Conseil européen, un président de la Commission, ainsi qu'un Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, vice-président de la Commission, qui préside une formation du conseil, dispose de moyens importants, mais n'a pas été est doté de compétences réelles. Cette confusion extrême représente un véritable recul fonctionnel et démocratique par rapport à la situation antérieure. Il y avait, du temps de M. Delors, un « Monsieur Europe » bien identifié. Il avait d'ailleurs noué avec le Parlement européen un dialogue précis, constructif et serein. Paradoxalement, ces réformes ont été réalisées au nom d'une nécessité, du moins présentée comme telle aux Français et aux Européens : celle de donner une seule voix à l'Europe. Le résultat va à l'encontre de l'intention affichée.
J'en viens aux problèmes auxquels l'Union européenne est confrontée.
Le premier concerne ses compétences. À la différence de nombreux commentateurs – qui ont inféré, à tort, d'une déclaration de Jaques Delors devant le Parlement européen que 80 % des normes nationales seraient désormais d'origine communautaire –, je maintiens que le domaine de compétence de l'Union est réduit et que l'essentiel des prérogatives demeurent nationales. Ainsi en va-t-il du budget, des impôts, de la sécurité sociale, du droit du travail, de la défense, de la politique étrangère, de l'organisation des collectivités territoriales, de l'éducation, etc. Les contraintes que nous avons tous, citoyens ou élus, l'impression de subir résultent de la mondialisation : nous ne pouvons plus agir à notre guise sous la surveillance des marchés. Ces contraintes ne sont d'ailleurs pas moins fortes, ni les marchés plus indulgents, pour les pays extérieurs à la zone euro, tels que le Royaume-Uni.
Lorsqu'on observe l'histoire de la construction européenne, on se rend compte qu'elle n'a jamais franchi ce que j'appelle la « porte sacrée » du politique. À l'exception de la politique agricole commune, si la Communauté économique ou l'Union ont fait de la politique, c'est plutôt par hasard. Ainsi, la politique commerciale n'a acquis une dimension politique que récemment, avec la mondialisation ; elle était auparavant considérée – notamment le désarmement tarifaire des années 1950 et 1960 – comme de nature technique. Tel est également le cas de la politique structurelle, à laquelle sont consacrés des montants dérisoires – 0,3 % du PIB européen – ou de l'essentiel de l'activité normative de l'Union, même si le droit de la concurrence peut toucher des questions politiques. D'une manière générale, les compétences de l'Union peuvent approcher ou empiéter légèrement sur le domaine politique, mais elles demeurent globalement techniques.
Quant à la création de l'euro, elle a été présentée, à tort – M. Pascal Lamy et moi avons combattu ce point de vue –, comme devant, par un effet d'engrenage ou de spillover, amener l'Europe à mettre en place une véritable politique économique et l'entraîner ainsi dans l'union politique. Il était pourtant clair que le traité de Maastricht dépolitisait la gestion monétaire et que, si l'on souhaitait une relance politique, il fallait la faire parallèlement en créant un choc initial.
Or, au moment même où elle mettait en place une forme de fédéralisme monétaire – avec le Conseil européen de Madrid de décembre 1995, dernier acte politique important de M. Felipe Gonzalez –, toute l'Europe basculait dans « l'euroscepticisme » : M. Aznar remplaçait M. Gonzalez ; M. Schröder succédait à M. Kohl à l'issue d'une campagne très hostile à la monnaie unique ; M. Berlusconi arrivait au pouvoir en Italie et le Président Chirac continuait à manifester, à l'égard des affaires européennes, une plasticité confinant à l'indifférence. Tous ces acteurs ont jugé qu'il ne fallait pas aller plus loin dans la construction européenne, suscitant dès lors un phénomène de ciseaux : d'un côté, l'Europe monétaire se développait rapidement ; de l'autre, la coordination politique et statistique marquait le pas. Bien que le président de la Banque centrale européenne, M. Trichet, ait multiplié, dans les années 2000, les mises en garde à l'attention du Conseil européen sur les difficultés financières dans certains pays ou la dérive des coûts salariaux en Espagne, rien ne s'est passé.
La véritable question consiste donc à savoir si nous voulons ou non faire de la politique. Les critères de Maastricht et le pacte de stabilité et de croissance sont symptomatiques du refus – en particulier allemand – d'instituer un gouvernement économique de la zone euro. La présentation qu'en avait faite M. Bérégovoy en son temps avait été, certes, maladroite : un tel gouvernement était nécessaire, selon lui, pour contrôler la Banque centrale européenne. On ne s'y serait pas pris autrement pour effrayer les Allemands ! Quoi qu'il en soit, ces derniers ont usé et abusé de cet alibi pour refuser tout gouvernement économique.
Voilà pourquoi on a imaginé ce système de critères chiffrés, reposant sur quelques principes très sommaires. M. Pascal Lamy l'avait qualifié de « code de la route qui ne comprendrait que trois articles ». C'était notoirement insuffisant : les problèmes budgétaires ne constituaient qu'un des types de difficulté auxquels pouvaient être confrontés les membres de la zone euro. Ainsi, des pays qui ont respecté ce cadre budgétaire, tels l'Espagne et l'Irlande, n'en ont pas moins subi de plein fouet des crises qui avaient une autre origine : un dérèglement du système bancaire ou une dérive des coûts de production. Deux pays connaissaient, de leur côté, des difficultés budgétaires : la Grèce, parce qu'elle ne parvient pas à recouvrer ses recettes, et la France, parce qu'elle dépense trop.
En réalité, nous avons instauré le pacte de stabilité parce que nous nous méfiions les uns des autres, alors même que la politique est affaire de confiance. Il est impossible de définir une politique économique pour l'éternité sur la base de simples critères. Il convient donc d'instaurer des procédures et de se faire mutuellement confiance. Or, les Allemands n'ont pas confiance dans leurs partenaires – pas nécessairement à tort, compte tenu de leurs performances à ce jour – et s'en tiennent à ces critères.
Cette situation n'est pas satisfaisante. L'Union souffre en réalité d'un déficit de compétence politique et de pouvoir d'arbitrage en matière budgétaire. Nous devrions être capables d'adopter des mesures de solidarité ou de relance conjoncturelle, le cas échéant dans certains pays et pas dans d'autres. Or, ces décisions sont à ce stade interdites dans le cadre de l'Union européenne. Il est essentiel d'attribuer de telles compétences à l'Union.
Le deuxième problème concerne le périmètre d'action de l'Union européenne. Je suis toujours agacé lorsqu'on évoque les coopérations renforcées comme une solution évidente. D'ailleurs, les stipulations des traités ont plutôt été conçues pour les empêcher que pour les favoriser : elles permettent aux États qui ne souhaitent pas s'engager dans une coopération renforcée de contrôler ceux qui en font partie. Le système Schengen, créé avant que n'existent les coopérations renforcées, n'en a pas moins fonctionné de manière plutôt satisfaisante, quoi qu'aient pu en dire certains commentateurs à mon sens exagérément alarmistes.
Surtout, les coopérations renforcées posent problème dans la mesure où elles ne s'inscrivent pas dans le cadre institutionnel normal de l'Union européenne, qui a sa cohérence. Si vous vous engagez dans une coopération renforcée, vous cantonnez non seulement la politique correspondante à une zone donnée – ce qui exclut de fait les parlementaires et les commissaires extérieurs à cette zone –, mais vous recourez à la méthode intergouvernementale, ce qui constitue une régression fondamentale par rapport à la méthode communautaire. Cette dernière repose, je le rappelle, sur quatre mécanismes : une initiative prise par un organisme extérieur aux États – la Commission –, ce qui garantit la cohérence des propositions et leur caractère non suspect ; une décision prise par le conseil des ministres à la majorité qualifiée, non pas pour opposer une moitié de l'Europe à l'autre, mais au contraire pour réduire les divergences entre les deux camps éventuels – la majorité qualifiée s'analysant comme la poursuite du consensus par d'autres moyens que l'unanimité ; une procédure de codécision avec le Parlement ; un contrôle juridictionnel exercé par la Cour de justice.
Si, en revanche, vous cherchez à associer à tout prix les institutions européennes, vous risquez de rentrer dans le jeu de nos amis britanniques, qui rêvent de transformer l'Union européenne en India Office, c'est-à-dire une administration de 10 000 Britanniques qui dirige, à distance, 500 millions d'Indiens. Les fonctionnaires et parlementaires britanniques sont d'ailleurs très présents et font preuve d'une grande habileté au sein des institutions européennes.
En définitive, l'Union européenne dispose d'un système institutionnel très élaboré, mais elle n'est dotée que de compétences limitées. Pour l'Union économique et monétaire, le problème est inverse : les enjeux d'intégration sont très importants, mais les institutions n'existent pas.
Le troisième problème est donc celui de la démocratisation de la zone euro. Je ne comprends pas ceux – excepté les souverainistes, qui sont cohérents – qui s'inquiètent de voir un pouvoir commun décider des grands équilibres budgétaires de chaque État membre. Il est bien évidemment exclu de soumettre les Parlements nationaux – seule autorité compétente en matière budgétaire – à un quelconque oukase d'une institution européenne, pris sur la base de considérations technocratiques plus ou moins fondées. Il nous faut donc inventer des mécanismes de mise en commun beaucoup plus démocratiques. Une percée institutionnelle est indispensable pour permettre le pilotage de la zone euro.
Dans mes rares moments « d'euromélancolie », j'incline à donner de la zone euro la définition qu'Oscar Wilde donnait du mariage : « une tentative de résoudre ensemble les problèmes que vous n'auriez pas eus séparément ». Pour surmonter les problèmes auxquels ils sont confrontés ensemble, les membres de la zone euro doivent faire preuve de volonté politique et de solidarité. Nous n'échapperons pas, en outre, à des débats compliqués, compte tenu des désaccords sur la politique économique à mener en Europe. Alors que la période d'après-guerre avait été caractérisée par un consensus libéralo-keynésien – seuls les communistes se référaient à un système différent et facilitaient par là même l'accord entre tous les autres –, il est très difficile d'arbitrer entre les deux logiques, l'une keynésienne, l'autre ricardienne, qui s'opposent actuellement. Il faut pour cela des institutions et des décisions politiques.
Ce qui rend très difficile le fonctionnement institutionnel, ce sont les deux formes d'opposition qu'il rencontre de la part des souverainistes et de ce que j'appelle les « Bruxellois » qui ne veulent surtout pas que l'on touche à l'Europe à vingt-sept. La Commission est pourtant totalement déséquilibrée depuis le traité de Nice : 33 % des commissaires sont issus des anciens pays communistes tandis qu'ils représentent 19 % de la population et moins de 10 % du PIB européen. Le biais est considérable.
Pour surmonter l'obstacle, nous avons besoin d'un pouvoir de cohérence et d'un pouvoir de délibération démocratique. S'agissant du premier point, je serais favorable à un ministre européen de l'économie, l'équivalent, sur le plan économique et budgétaire, de lady Ashton, même si elle est un contre-exemple absolu car elle n'a pas de pouvoir ; mais le système est cohérent. Le titulaire présiderait la zone euro en remplaçant à la fois M. Juncker, M. Olli Rehn, et même le président semestriel de l'Ecofin. Il faudrait confier le poste à une personnalité très forte qui aurait l'oreille des marchés et de l'autorité sur les États, et sa fonction consisterait à mettre en place une politique commune, un objectif aujourd'hui complètement perdu de vue. Halte aux politiques nationales des membres de la zone euro qui s'ajustent à la marge ! Il faut procéder à des choix lourds de conséquences et très difficiles à mettre en oeuvre. Il faut absolument partir d'un projet global, cohérent, qui serait ensuite modifié par le conseil des ministres. La zone euro a besoin d'une politique économique commune qui serait ensuite déclinée en politiques budgétaires nationales.
Cette fonction n'aurait de sens que s'il existait, en face, des interlocuteurs. Puisque le pouvoir budgétaire appartient aux Parlements nationaux, je suggère donc une assemblée de parlementaires nationaux, composée de représentants des commissions compétentes en matière budgétaire de chacune des deux chambres, et de parlementaires européens, choisis parmi les membres des commissions des budgets, des affaires économiques et monétaires, et peut-être de l'emploi et des affaires sociales, de façon à préserver l'articulation avec les institutions européennes. Savoir s'il faut, ou non, se limiter aux membres de la zone euro est marginal, au fond. Ainsi s'établirait un dialogue entre le ministre et chacun des pays, et entre les pays eux-mêmes : entre Allemands et Espagnols, entre Italiens et Français. Il faut appliquer le précepte du grand poète belge Henri Michaux : « Ne désespérez jamais. Faites infuser. » Les procédures semestrielles laissent la place à des mouvements itératifs très en amont. Cette assemblée, de 150 membres tout au plus, se réunirait quelques jours tous les mois et demi pour suivre la politique de la zone euro.
Comment y parvenir ? Tant que les Anglais ne sont pas sortis, il faudrait procéder par accords inter-institutionnels, même si cette voie n'est pas possible pour instituer le ministre. Pour l'assemblée, on pourrait s'inspirer de ce qui a été fait pour la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l'union des Parlements de l'Union européenne – la COSAC. Et il vaudrait mieux appliquer la méthode retenue pour le TSCG, c'est-à-dire un traité entre États membres, plutôt qu'un traité de l'Union qui s'enliserait.
Cela dit, le problème est avant tout d'ordre politique : les peuples européens ne s'aiment plus même si les Français, malgré leurs rapports compliqués à l'Europe, sont moins affectés que d'autres. D'ailleurs, les partis à l'origine de la construction européenne soit se sont disloqués – telle la démocratie chrétienne et l'UDF – soit sont à la peine, comme les socio-démocrates. Un parti comme Die Linke, à la gauche du parti socialiste allemand, aurait été inconcevable il y a quarante ans. La crise, profonde, se traduit par une radicalisation à droite et à gauche partout en Europe. À la crise de l'euro, qui est économique, se superpose une crise de l'Europe, qui, elle, est politique. Tant qu'on n'aura pas retrouvé la volonté de faire l'Europe, elle devra faire des arbitrages douloureux et délicats entre ses pensées et ses arrière-pensées.