Le 28 septembre 2011, la Commission européenne a adopté une proposition de directive du Conseil établissant un système commun de taxe sur les transactions financières (TTF). Cette proposition de directive avait pour objectif, dans un contexte où nombre d'Etats membres prenaient des mesures fiscales non coordonnées pour lutter contre la crise financière, de faire en sorte que les établissements financiers participent de manière équitable au coût d'une crise qu'ils avaient largement contribué à faire naître, ainsi que de garantir une égalité de traitement fiscal par rapport aux autres secteurs. Beaucoup ont oublié la responsabilité de départ du secteur financier dans la crise où nous débattons encore aujourd'hui.
Soutenue par le Parlement européen, qui a émis à son sujet un avis favorable le 23 mai 2012, ainsi que par le Comité économique et social européen et le Comité des régions, cette proposition n'a malheureusement pu voir le jour faute d'accord au Conseil européen.
Dans ces circonstances, onze Etats membres – France, mais aussi Belgique, Allemagne, Estonie, Grèce, Espagne, Italie, Autriche, Portugal, Slovénie, Slovaquie – ont adressé à la Commission européenne une demande officielle visant à la mise en place d'une coopération renforcée aux fins de l'établissement d'un système commun de taxe sur les transactions financières, et invitant la Commission à soumettre au Conseil une proposition en ce sens. L'Irlande, qui ne fait pas partie de la coopération renforcée, se montre toutefois bienveillante.
Nous ne pouvons que nous en réjouir, car cette taxe est attendue depuis longtemps par une partie des forces politiques, mais aussi de l'opinion européenne.
Juste un rappel concernant la procédure même de coopération renforcée avant d'en venir au fond même du sujet. C'est un instrument de justice fiscale qui va être mis en place.
Comme vous le savez, la coopération renforcée est une procédure relativement nouvelle, qui n'a été utilisée que deux fois depuis son introduction par le traité d'Amsterdam en 1997 : une première fois, en juillet 2010, pour la détermination de la juridiction compétente en matière matrimoniale pour les couples binationaux, et, une deuxième fois, très récemment, pour le brevet unitaire.
« Intégration différenciée », la coopération renforcée permet de faire avancer la construction européenne en cas d'opposition de la part d'un certain nombre d'Etats membres dans le champ des compétences exigeant l'unanimité, en offrant aux Etats membres désireux d'aller plus loin et plus vite la possibilité de le faire sans avoir à recourir à des accords intergouvernementaux extra-communautaires.
Cette procédure est encadrée par un certain nombre de conditions juridiques, imposées aux articles 20 du traité sur l'Union européenne (TUE) et 326 à 329 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), que la présente proposition de décision du Conseil remplit.
En effet, et notamment, la coopération renforcée contribuera bien « à favoriser les objectifs de l'Union, à préserver ses intérêts et à renforcer son processus d'intégration » en matière d'harmonisation fiscale. Elle ne contreviendra en rien aux « traités et [au] droit de l'Union » ni aux « compétences, droits et obligations des États membres qui n'y [participeront] pas, et elle a bien été choisie « en dernier ressort », une fois établi « que les objectifs recherchés […] ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable par l'Union dans son ensemble ». Enfin, les États membres désireux de s'engager dans cette coopération renforcée sont au nombre de onze, soit deux de plus que le nombre minimal exigé. Il y a fort à parier qu'une fois mise en place, d'autres Etats la rejoindront.
Qu'en est-il sur le fond ?
La mise en place d'une taxe sur les transactions financières, héritière de la taxe Tobin que j'avais à titre personnel défendue avec Harlem Désir lorsque j'étais députée européenne, présente en effet, même à l'échelle de onze pays et non de l'Union entière, une avancée considérable en ce qu'elle constitue une juste manière de taxer les principaux « fauteurs de crise », à savoir le secteur financier au sens large. Point besoin d'épiloguer sur la crise et ses effets ; je rappellerai simplement que, de son fait, la dette publique des États membres a bondi de 60 à 80 % du PIB et que les États ont consacré plus de 4 600 milliards d'euros à la sauvegarde du système financier, et ce alors même que la spéculation financière bénéficie d'une quasi « franchise fiscale », qui explique sans doute en partie la progression exponentielle des volumes d'échange sur les marchés financiers au cours du dernier quart de siècle. Certes, les banques ont vite remboursé les Etats : cette rapidité même doit nous interroger sur la réalité de leurs difficultés.
La taxe sur les transactions financière repose sur un mécanisme simple : celui du prélèvement d'une taxe sur toutes les opérations sur instruments financiers – actions, obligations, devises étrangères, produits dérivés – effectuées entre institutions financières – banques, bourses, sociétés d'investissement, compagnies d'assurance, hedge funds –, aussi bien sur les marchés organisés que dans le cas de transaction de gré à gré, soit environ 85 % des transactions financières. En ce sens, elle constitue une véritable « TVA financière ». En renchérissant le coût de chaque échange, elle cible spécifiquement la spéculation de court terme, qui repose sur un très grand nombre d'opérations dégageant chacune une marge infime. Une taxe, même à très faible taux – et ce sera le cas – pénalise fortement ces pratiques d'une finance automatisée, informatisée et déconnectée de l'économie réelle, et donc vécue comme très injuste par nos concitoyens.
La TTF revêt une double dimension : elle est à la fois un instrument de lutte contre la spéculation et un moyen de dégager des ressources nouvelles, qui peuvent préfigurer un budget autonome.
De fait, les arguments politiques en faveur de la TTF, dont le taux demeurerait minime – la précédente proposition de directive envisageait des taux maximum allant de 0,01 à 0,1 % – sont forts. La TTF permet en effet de lutter contre la spéculation qui déstabilise l'économie réelle et crée une économie « casino », où l'argent devient le principal objet d'échange, et où le risque de développement de bulles spéculatives est trop fort. Elle permet en outre de réduire le pouvoir social de la finance et des détenteurs de capitaux, qui peuvent en un instant déplacer des millions d'euros d'une place financière à une autre et déstabiliser les économies des Etats qu'ils mettent en concurrence les uns avec les autres. Elle est enfin un moyen de créer une ressource nouvelle à l'échelle des pays qui vont mettre en place la coopération renforcée, dans un contexte budgétaire tendu. À 27 pays, elle permettrait de lever 57 milliards d'euros par an, ce qui est évidemment considérable. La recette à onze pays est, quant à elle, évaluée par la Commission à 34 milliards d'euros, ce qui demeure conséquent.
Le texte que nous examinons aujourd'hui vise à autoriser la mise en oeuvre d'une coopération renforcée et ne contient pas d'éléments techniques sur les modalités de mise en oeuvre de la taxe – assiette, taux, affectation du produit. Il ne contient d'ailleurs qu'un article unique.
On peut toutefois penser que la proposition de directive qui sera présentée par la Commission suite à l'autorisation de la coopération renforcée s'inspirera largement de la proposition de septembre 2011, et qu'elle visera à établir une taxe ayant vocation à avoir le champ le plus large.
De fait, les onze États à l'origine de la coopération renforcée ont clairement fait part à la Commission de leur souhait que son champ d'application et ses objectifs soient fondés sur sa proposition de septembre 2011, et fait mention de la nécessité d'éviter les possibilités de contournement de la taxe, les distorsions de concurrence, et les transferts vers d'autres juridictions.
Vous goûterez l'esprit d'à propos de la Commission européenne qui, dans son document de présentation de la proposition de directive, précise que la proposition initiale répondait à un triple A : « All markets– tous les marchés ! All instruments – tous les produits ! All actors – tous les acteurs du marché ! ».
Mais à onze pays, tous les marchés ne seront pas concernés, et certaines questions demeurent pour lesquelles nous ne devrons le moment venu faire preuve de vigilance.
Quels seront le taux et l'assiette de la taxe ? A priori, la proposition de la Commission ne devrait pas fondamentalement différer de la proposition initiale sur ces deux points, mais il conviendra d'y être attentif. Nous ne devons pas « lâcher » sur ce sujet.
Quelles seront les règles de territorialité ? Le principe dit « de résidence » (au moins une des deux parties doit résider dans un des Etats partie à la coopération renforcée) ne doit pas être exclusif mais bien accompagné du principe dit « d'émission », afin de bloquer tout risque de contournement. Il faut en effet se méfier: pour être efficace, la taxe sur les transactions financières ne doit pas pouvoir être contournée, et les produits émis dans un pays soumis à la taxe doivent être taxés quel que soit le lieu où ils sont échangés.
Comment les recettes seront-elles affectées ? La « manne » relative que représentent les 34 milliards d'euros évalués par la Commission européenne devra, bien sûr et en premier lieu, permettre d'alléger la pression sur les finances publiques des Etats, en allégeant leurs contributions nationales au budget européen. C'est évidemment dans la logique européenne. Les débats risquent d'ailleurs d'être nourris entre les partisans de la création d'une ressource propre de l'Union et ceux, comme l'Allemagne, qui souhaitent pouvoir garder le contrôle national de l'affectation du produit de la taxe.
N'oublions pas toutefois que la taxe Tobin a aussi été pensée à l'origine comme un moyen permettant de lever des ressources au profit de l'aide au développement des pays du Sud, que ce soit en terme d'aide à l'adaptation au changement climatique, d'alphabétisation ou de promotion de la place des femmes, qui sont des engagements européens. Le contexte budgétaire actuel, qui invite à affecter le produit de la taxe à la résorption des déficits, ne doit pas nous faire oublier l'historique de cette taxe et sa légitimité. Au vu de ce qui se passe actuellement en Afrique, nous avons intérêt à avoir des moyens à consacrer à l'aide au développement, pour bien rappeler notre solidarité avec les pays du Sud.
En conclusion, je rappellerai que les onze pays déterminés à appliquer une TTF commune devront encore s'entendre à l'unanimité sur le détail de leur projet. Espérons qu'ils y parviendront et que cette coopération renforcée, heureux premier pas, ouvrira la voie à une coopération à l'ensemble des pays de l'Union, puis à une TTF à l'échelle mondiale.
Je vous propose de donner un avis favorable au nom de notre commission sur cette proposition de décision du Conseil.