Je souhaite souligner au préalable l'excellent climat qui a régné au sein de la Mission d'information. Nous avons beaucoup échangé entre nous, y compris en dehors des auditions qui nous réunissaient, dans un esprit très consensuel. Je remercie aussi la commission des Affaires étrangères d'avoir accepté de mettre en place une mission aussi essentielle pour la francophonie que stratégique pour la France.
La réorganisation du monde percute les identités et que d'autres aires géolinguistiques, arabophone, hispanophone, lusophone, pour ne citer que celles-là, s'affirment autour de leur langue, vecteurs de rayonnement de puissance, y compris économique. Or, nous avons très peu, pas assez en tous cas, réfléchi à ce que pourrait représenter l'espace francophone. Nous nous sommes retrouvés pris entre deux écueils. D'une part, une France négligente, y compris dans les organisations internationales – et dans son rapport au Président de la République de 2007, Hubert Védrine dénonçait déjà l'attitude scandaleuse des élites françaises, cette désinvolture, dont aucune autre nation ne ferait preuve à l'égard de sa propre langue. D'autre part, de mauvais avocats défendant une langue française supposée avoir des valeurs intrinsèques que d'autres n'auraient pas. Comme si la démocratie, les libertés ne se pensait pas en espagnol, en anglais ou même en arabe, à l'heure du printemps arabe… Il y a donc un impensé stratégique sur la francophonie.
2014 est une année importante, avec le Sommet de Dakar et le départ du Président Abdou Diouf, qui a certes su installer une OIF pesant diplomatiquement, mais sur laquelle on s'interroge, car elle donne le sentiment d'une dilution avec les élargissements successifs à des pays très peu francophones. Nous connaissons bien en Europe cette difficulté de combiner élargissement et intégration.
Pour faire vivre un sentiment d'appartenance à un ensemble mondial et mettre en mouvement une communauté d'intérêts, il nous faut probablement passer par une stratégie conduite par un noyau dur d'États francophones, dont hormis la France, tous sont plurilingues.
Cette diversité linguistique se ressent dans la trentaine de pays francophones par une appropriation différente de la langue française. En Belgique, elle est perçue comme très politique ; dans certains pays d'Afrique sub-saharienne elle est une langue de liaison, au Maghreb, elle est une langue sociale, avec cet effet à double tranchant d'être la langue de la réussite, mais aussi une langue de classe, se traduisant par ricochet par une mise en cause de la France.
Nous nous sommes donc attachés à déterminer comment la communauté linguistique pouvait faire sens en formulant un certain nombre de propositions.
À mon tour, je veux mettre en garde contre des facilités de raisonnement, à commencer par celle de l'effet positif de la démographie africaine sur l'avenir de la francophonie. Compte tenu de l'état actuel des systèmes éducatifs, cette démographie abouti à une diminution de la qualité de l'instruction et donc une diminution du nombre de francophones. Nous avons donc l'ardente obligation, comme le rappelle souvent Jean-Paul Bacquet et d'autres collègues, de mettre en place une stratégie éducative qui garantisse une éducation de base et un maintien des élèves dans le système scolaire le plus longtemps possible pour pérenniser le français. Il s'agit aussi de mettre en place une stratégie éducative mondiale, incluant la mise au point de formation communes, de co-diplomations, oeuvrant à la convergence des contenus, qui est tout à fait possible dans un certain nombre de matières. En France même, nous devrions y réfléchir, pour mettre fin par exemple à la prédominance voire l'exclusivité de la littérature française dans les programmes. Nous devons faire nôtre le patrimoine de l'ensemble de la littérature d'expression française, car le projet francophone n'est pas possible s'il ne se fonde pas sur un rapport d'égalité entre les cultures, les arts et les littératures francophones.
Toujours concernant les contenus, un effort doit être fait pour que les outils éducatifs, les manuels, les didacticiels, soient adaptés aux contextes locaux, et la stratégie des Éditions Belin nous a paru à cet égard très pertinente, afin que chacun se sente aussi respecté dans son identité et se reconnaisse dans ce qui lui est proposé à étudier. J'insiste à nouveau sur cette diversité parce qu'elle me semble essentielle. Dans tous ces pays plurilingues, nous devons penser à organiser d'abord la cohabitation des langues et non à imposer le seul français. Imaginer que demain les Maghrébins iront à l'école uniquement en français n'a aucun sens. La stratégie éducative à déployer doit favoriser le bilinguisme et le développement des filières francophones, en s'appuyant aussi sur nos écoles françaises à l'étranger.
Le deuxième axe d'une nouvelle ambition francophone a trait aux mobilités. Il ne peut y avoir d'espace francophone sans mobilité des oeuvres, des savoirs et des personnes. S'agissant des personnes, la réglementation française a évolué, mais il n'y a pas eu une seule audition, y compris de représentants de notre réseau, des acteurs de la vie culturelle et du monde économique, au cours de laquelle n'ait été évoquée la question des visas. Soit on nous citait des exemples de refus de visa, soit des délais de délivrance qui dissuadent ceux qui ont pourtant beaucoup à apporter de venir en France, qui optent pour les États-Unis, l'Allemagne ou d'autres pays, beaucoup plus réactifs et conscient de l'intérêt à les accueillir. La France donne l'image d'une citadelle assiégée et il faut vraiment que cela change.
Cela concerne aussi les jeunes, d'où l'idée d'un Erasmus francophone, de campus d'été régionalisés, de réseaux reliant la jeunesse francophone, d'un visa francophones, pour que de plus en plus de jeunes ayant eu des liens avec les pays francophones portent cette ambition et contribuent à la constitution de cet espace.
La mobilité des oeuvres est aussi un véritable enjeu. Le rapport formule plusieurs propositions sur l'accès, la coédition qu'il nous faut développer, la promotion des oeuvres notamment et souligne l'importance des lieux de création. La circulation des idées est quant à elle permise d'abord par les media. Les chaines de radio et de télévision font beaucoup pour la francophonie, pour installer dans le décor quotidien des auditeurs, des téléspectateurs, la langue française. On apprend en français, on débat en français, on conteste en français. Cette dimension est structurante car il n'y a pas de francophonie durable qui ne soit populaire. Elle ne peut pas être uniquement institutionnelle ou réservée à des élites. Il faut la démocratiser si l'on veut qu'elle ait du sens à l'échelle mondiale. Cela passe aussi par les outils modernes qui peuvent permettre de faire vivre un « bain francophone » de véhiculer des mots, des concepts, des contenus francophones : Internet, les nouvelles technologies sont des instruments essentiels, et il faut les investir.
Je veux aborder aussi le domaine des sciences, qui doit relever de notre perspective stratégique. De nombreux chercheurs sont contraints vis-à-vis de l'anglais pour des raisons de carrière, de visibilité. A l'instar d'autres communautés linguistiques qui réagissent et développent leurs publications scientifiques dans leur langue, il nous appartient de définir une stratégie pour que d'ici à dix ans une revue scientifique internationale de référence en français ait vu le jour, qui remette en position ce que les génies francophones, et pas seulement le génie français, sont capables de formuler et de le faire valoir. Il faut sortir de cette démission générale ou de l'absence de croyance en nos propres capacités.
Le fait, y compris en sciences dites dures, de pouvoir travailler et publier en français présente un intérêt manifeste pour la communauté francophone, pour sa créativité qui repose beaucoup sur la maîtrise des concepts, l'accès à des contenus et l'échange, et le rapport argumente beaucoup ce point. Le Québec nous montre la voie : depuis des décennies, l'Acfas regroupe des milliers de chercheurs francophones qui démontrent qu'il est possible de travailler et produire en français, dans tous les domaines scientifiques, pas seulement les sciences humaines ou la littérature, domaines dans lesquels on cantonne le français. L'Acfas s'ouvre sur les chercheurs francophones, notamment africains, qui sont en demande car échanger et faire circuler les concepts dans une même langue est évidemment plus facile que de s'adapter à une autre qu'on maîtrise moins. C'est donc aussi une question de démocratisation du savoir.
Cette francophonie universitaire et scientifique passera aussi par la définition des programmes et cursus, d'une offre de qualité et adaptée, d'une mobilité étudiante, professorale et doctorale facilitée, de pôles d'excellence. Il y a aussi l'outil des MOOCs, comme disent les Anglo-Saxons, que les Québécois appellent les CLOMs, pour Cours en ligne ouverts et massifs. Je vous invite à cet égard à adopter l'acronyme francophone et me donne l'occasion de rappeler le travail de la DGLF, dont l'une des tâches est de traduire les anglicismes, de faire des recommandations remarquables que l'on a trop souvent tendance, en France, à ne pas suivre alors qu'au Québec les propositions de traductions sont retenues ; comme s'il était ridicule ici de soutenir notre propre langue. L'Office québécois de la langue française a à peu près les mêmes missions que la DGLF, avec des pouvoirs de police en plus pour le respect des obligations linguistiques, et cela marche. On pourrait d'ailleurs rapprocher les organismes.
Un autre axe d'actions est celui de la mobilisation des pouvoirs publics notamment sur la scène internationale. Très souvent dans les organisations internationales ou européennes, la part de l'anglais croît au détriment des autres langues et du français. Au-delà de quelques coups d'éclat, sans effet, malgré l'indignation ponctuelle, le volume des documents rédigés en anglais ne cesse d'augmenter. Il faut réfléchir à une stratégie adaptée. Au sein des organisations internationales, la démission est incroyable et se pose en premier lieu la question du respect de notre langue par les Français eux-mêmes, par nos élites, sur la scène internationale. Les exemples sont multiples, André Schneider pourra y revenir. Nous formulons deux propositions sur ce sujet. En premier lieu, imposer la simultanéité dans les langues officielles de toute communication officielle de toutes les institutions européennes dans les langues officielles sur les sites internet et dans les communiqués de presse. Il y a aujourd'hui des délais inacceptables ; la force politique de l'anglais est sa capacité à aller vite dans la communication et si la France, avec l'Allemagne et d'autres, réussissait à imposer cette simultanéité, on pourrait inverser la tendance au sein de l'UE. Sans doute faut-il aussi reconnaître le caractère officiel d'autres langues centrales qui s'inscrirait dans la défense collective du plurilinguisme du monde et dans un combat commun. Il s'agit que le français ne soit pas seulement dans une posture défensive et de recherche d'une grandeur passée, mais de rechercher des alliés sur la scène internationale. Ils existent, je les ai cités en introduction.
Vis-à-vis de l'OIF, de nos partenaires, du gouvernement aussi, nous formulons deux propositions : en premier lieu, la constitution d'un noyau dur de pays francophones, pas forcément membres de l'OIF (je pense à l'Algérie, avec laquelle nous avons beaucoup de choses en partage et beaucoup de choses à construire, d'ores et déjà en cours, en matière de co-diplomation par exemple). A partir de ce noyau dur, on peut avoir une capacité de rayonnement vers l'extérieur, ensemble. Si l'on veut demain une meilleure reconnaissance sur la scène internationale, des brevets, des co-diplomations francophones, comme le font les autres communautés linguistiques, il faut avancer ensemble.
J'en finis avec la francophonie économique, qui était le troisième volet du champ de notre Mission. C'est la grande nouveauté de la réflexion et prochain sommet de l'OIF doit tirer les conclusions d'une réflexion qui a été confiée à Kinshasa à un groupe de travail. Le Québec est en avance sur ce sujet. Jean-François Lisée, ministre de la Francophonie, vient de faire une importante tournée en Afrique avec 100 chefs d'entreprises. C'est peut-être plus facile pour le Québec compte tenu de l'absence de contentieux historique conflit mémoriel, mais il faut reconnaître qu'ils ont su anticiper, en étant à l'initiative du forum francophone des affaires, des rencontres internationales de la francophonie économique, par exemple et en avançant l'idée de convergence des intérêts économiques possibles en matière de normes, de formations comme sur d'autres sujets. En matière de formation professionnelle, élément-clé, il serait envisageable de travailler ensemble, de définir des cursus communs, avec les mêmes contenus, qui intéresseraient des filières industrielles dans plusieurs pays, je pense par exemple au bois, à l'énergie, aux transports ainsi que des stratégies francophones économiques qui permettraient la consolidation d'un espace commun.
Si l'on combine l'ensemble de ces orientations, si l'on réussit à trouver des convergences, à développer des complicités géopolitiques, une conscience commune, alors la communauté francophone pourrait croître sur la scène internationale. C'est possible. Il ne faut pas renoncer au projet francophone. Entre incantation et renoncement, il y a un espace pour une stratégie géopolitique pour la francophonie.