Intervention de Nicolas Hulot

Réunion du 2 avril 2013 à 8h45
Commission des affaires européennes

Nicolas Hulot, président de la fondation Nicolas Hulot pour la nature et l'homme :

Tout d'abord, merci de votre invitation. Nous ne pouvons que nous réjouir de l'intérêt de la représentation nationale pour la réforme de la politique agricole commune. Il est important qu'elle ne s'opère pas en catimini et que les élus et la société civile y soient associés.

Avant d'en venir aux orientations que beaucoup de nos concitoyens souhaiteraient pour cette nouvelle PAC, permettez-moi de brosser un rapide tableau des grands défis planétaires aujourd'hui. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, nous sommes confrontés à des enjeux universels et de long terme, qu'il est d'autant plus difficile d'appréhender aujourd'hui que la crise économique pousse à faire prévaloir les enjeux de court terme. Pour beaucoup de nos concitoyens mais aussi d'observateurs, la crise écologique demeure abstraite, dans la mesure où elle n'occasionne pas de souffrances immédiates. En période de difficultés économiques, la tendance naturelle est de se concentrer sur ces souffrances-là, auxquelles on peut sans doute plus rapidement remédier. Pour autant, notre responsabilité individuelle et collective est immense car notre degré de liberté se réduit chaque jour. Plus on tarde à prendre conscience des phénomènes à combattre, plus les solutions à mettre en oeuvre deviennent complexes. Les grands déséquilibres atteignent aujourd'hui un paroxysme sans que l'on voie, hélas, jouer de forces de rappel dignes de ce nom.

Je dirai quelques mots en préalable sur la crise climatique. Elle combine toutes les vulnérabilités auxquelles nous sommes exposés et conditionne toutes nos préoccupations de solidarité. Le diagnostic scientifique est depuis longtemps posé. Il s'agit maintenant d'élaborer des propositions politiques, chacun devant, à sa place, prendre sa part de responsabilité. Aux éventuels sceptiques, je rappelle seulement que la Banque mondiale, peu coutumière du genre, a alerté à l'été dernier sur les dangers de rester sur une trajectoire de réchauffement de 3 à 4 °C, en premier lieu pour les pays du Sud, menacés par la montée des eaux et la multiplication des catastrophes liées à des événements climatiques extrêmes, affectant gravement leur potentiel agricole. L'une des difficultés tient à ce que sous nos latitudes, cette mère de toutes les menaces n'est pas immédiatement perceptible – il en va différemment au Sud, notamment dans la bande sahélienne. L'Europe doit endosser une responsabilité particulière sur ce sujet central, dans la perspective de la prochaine conférence internationale sur le climat de 2015, où elle devra faire entendre sa voix face au bloc des pays émergents et aux deux géants que sont la Chine et les États-Unis.

Pour tenir l'objectif de division par quatre de nos émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2050, il faut réviser, de façon tranquille mais radicale, certains fondamentaux de notre modèle économique. Compte tenu de l'augmentation prévisible du PIB, national et européen, cet objectif peut en effet équivaloir à une division par sept à dix, voire douze. Cela ne se fera donc pas dans l'épaisseur du trait et quelques ajustements à la marge n'y suffiront pas.

Un autre élément, duquel on n'a pas encore tenu compte, est que l'on est passé très vite, sans s'en apercevoir, d'une ère d'abondance des ressources naturelles et des matières premières – ou du moins d'illusion d'abondance – à une ère de rareté. Lorsque les ressources se raréfient, sans même que se profile de pénurie, les tensions entre États ne peuvent que s'aviver. Il suffit de voir l'attitude de l'Europe et des États-Unis face aux restrictions d'exportations de terres rares pratiquées par la Chine. La compétition sera rude et gérer la rareté exige d'adapter notre modèle économique.

En matière de préservation de la biodiversité, l'Europe a sa propre responsabilité. Aujourd'hui, à peine 16 % des écosystèmes se trouvent dans un bon état écologique. C'est dire les marges de progrès possibles !

Nous nous trouvons à un carrefour de civilisation. Il nous faut redéfinir collectivement une vision et un projet. Ce peut être une opportunité, à un moment où l'Europe est en panne de projet et en quête de sens. La contrainte écologique, entendue au sens large, nous contraint à restaurer une ambition européenne. Il est temps, sans dogmatisme, de « revisiter » certaines certitudes, notamment les objectifs du traité de Maastricht qui nous ont peut-être conduits là où nous en sommes : grand marché unique, monnaie unique, concurrence libre et non faussée, libre-échange, indépendance de la Banque centrale européenne… En toute objectivité, il faut reconnaître que le bilan de ces dernières années n'est pas glorieux, marqué par la désindustrialisation de l'espace européen et l'appauvrissement de nos technologies.

L'Europe est au pied du mur. D'autres blocs géopolitiques ont anticipé, à leur manière, les contraintes du XXIe siècle, qui ne sont plus celles du siècle passé. Tout le paradoxe de notre époque est qu'il nous faut assumer les dettes démographique, économique et écologique, consécutives aux « succès » des XIXe et XXe siècles. Il y a là un chantier considérable et passionnant pour l'Europe. Encore faut-il s'accorder sur les priorités.

Deux rendez-vous importants se profilent, qui seront l'occasion de tester la volonté sur tous ces sujets et seront déterminants sur le plan économique et social. Il ne faut pas séparer la crise écologique et la crise sociale. La crise écologique, que ce soit dans son volet alimentaire ou dans son volet énergétique, a déjà de lourdes conséquences sociales dans nos pays. Tout est lié, ce qui exige une approche holistique.

L'une des étapes importantes dans notre pays sera le débat en cours sur la transition énergétique, qui doit se conclure par la présentation d'un projet de loi d'orientation. Le sujet est important, l'énergie étant le premier facteur de production. J'espère sincèrement que l'on parviendra, de façon apaisée, à faire le moins mauvais choix, c'est-à-dire celui nous conduisant au plus petit risque. Chaque modèle énergétique comporte ses propres risques –ruptures d'approvisionnement, accidents industriels, accentuation des dérèglements climatiques. Le préalable est de définir collectivement nos besoins en ayant à l'esprit que nous disposons de marges de manoeuvre considérables en matière d'efficacité énergétique. Outre que le secteur des économies d'énergie est fortement créateur d'emplois, viser à l'efficacité énergétique est le meilleur moyen de protéger nos concitoyens contre la hausse inévitable du prix de l'énergie, quel que soit le modèle énergétique retenu.

La deuxième étape importante est la réforme de la politique agricole commune. Les citoyens n'ont pas nécessairement conscience qu'ils ont leur mot à dire sur ce sujet, jusqu'alors plutôt réservé aux initiés. Beaucoup ignorent que le budget de la PAC, même revu à la baisse, constitue, avec quelque 50 milliards d'euros, le premier budget européen – cela représente une dépense d'environ 100 euros par an et par citoyen européen.

Le bilan des dernières décennies comporte bien sûr des points positifs. L'agriculture européenne a répondu à l'objectif de sécurité alimentaire qui lui avait été assigné mais le modèle encouragé a eu de lourds impacts sur l'environnement. Et, en dépit des prises de conscience, on n'est pas parvenu à inverser la tendance. Ainsi n'en est-on qu'à la moitié du chemin pour les objectifs fixés à l'horizon 2015 concernant la ressource en eau. On en est loin également pour la préservation de la biodiversité. Et en matière d'emplois, il faut savoir qu'en France, 200 exploitations disparaissent chaque semaine – dans l'Europe tout entière, c'est une toutes les deux minutes. Cent mille hectares de terres agricoles sont artificialisées chaque année – en France, environ l'équivalent d'un département le serait tous les six ans. Sur cette pente, si l'on n'y prend pas garde, les terres arables seront vite les nouvelles terres rares.

Notre modèle agricole est largement tributaire d'importations, notamment de soja pour l'alimentation du bétail, sachant que ce soja provient principalement de terres gagnées sur la forêt amazonienne. Il serait donc bon, à plusieurs égards, que nous retrouvions de l'autonomie en ce domaine. La FAO a clairement dit qu'il était possible, avec l'agro-écologie – qui englobe plusieurs types d'agriculture – de nourrir sept, voire neuf milliards de Terriens, à condition de réviser nos habitudes de consommation, notamment de réduire la consommation de viande dans les pays occidentaux et d'équilibrer protéines animales et protéines végétales dans notre alimentation.

Aujourd'hui, nous payons souvent trois fois notre nourriture, chez le commerçant bien sûr, mais aussi par le biais de nos impôts qui financent le budget de la PAC, et par le prix des externalités négatives environnementales. Le seul traitement des algues vertes coûte 500 000 euros par an en France, ce qui signifie que depuis le début de ce phénomène d'eutrophisation, nous avons déboursé pas loin d'un milliard. Le coût de l'ensemble des externalités négatives dépasse un milliard d'euros par an. Une rationalisation est donc possible.

Le réseau d'ONG françaises et européennes qu'anime notre fondation, soutenu par plusieurs milliers de citoyens, souhaite que la réforme de la PAC soit l'occasion d'impulser quatre nouvelles orientations.

L'agriculture de l'avenir doit être plus fortement créatrice d'emplois. Selon le modèle agricole, on peut gagner 30 % d'emplois supplémentaires. Dans le contexte actuel, il est important de soutenir en priorité les exploitations les plus petites : alors que le ministre de l'agriculture, Stéphane Le Foll, propose de « surprimer » les cinquante premiers hectares, nous préférerions, nous, que cette « surprime » s'applique aux trente premiers. Aujourd'hui, moins de 8 % des agriculteurs ont moins de 35 ans. Mieux vaudrait donc faciliter la transmission des exploitations que leur agrandissement constant.

En deuxième lieu, l'agriculture doit être plus écologique. Il faudrait conditionner les aides du premier et du deuxième pilier au verdissement, avec plus d'ambition. Trente pour cent des aides directes devraient rémunérer les agriculteurs européens appliquant trois mesures, qui devraient toutes être obligatoires. La première d'entre elles serait la pratique d'une rotation des cultures, avec quatre cultures différentes, dont une plante légumineuse. Les légumineuses permettent en effet de fixer l'azote dans le sol et donc de limiter l'apport d'intrants pour les cultures suivantes. La deuxième mesure serait de maintenir des prairies et pâturages permanents. La dernière serait de tendre vers 10 % d'infrastructures agro-écologiques – haies, talus, bois… –, ne serait-ce que pour préserver l'habitat d'insectes capables de neutraliser les prédateurs des récoltes.

Ensuite, la PAC devrait être plus équitable. Nous serions favorables à ce que les aides soient plafonnées à 200 000 euros, et non 300 000. Il faut aussi revoir leur répartition entre pays et selon les types d'agriculture. Dans notre pays par exemple, il y a peu à voir entre la situation d'un céréalier et celle d'un maraîcher ! Il est profondément regrettable que comme sur les marchés financiers, l'augmentation du produit global ne profite qu'à quelques-uns.

Enfin, la PAC devrait être plus solidaire, ce qui suppose que soient définitivement supprimées les subventions aux exportations qui déstructurent l'agriculture des pays du Sud. Contrairement à ce que beaucoup pensent, ces subventions existent encore pour le poulet et la poudre de lait.

Nous soutenons plutôt la position du ministre de l'agriculture dans les négociations futures. Cela n'a pas toujours été le cas, mais elle nous paraît aujourd'hui aller dans le bon sens. Rien n'est joué ni à Bruxelles ni à Strasbourg. Puis, une fois le budget voté, les États et les régions auront un rôle déterminant dans l'affectation des sommes allouées au titre du deuxième pilier.

Notre fondation préconise depuis longtemps de privilégier la qualité, la saisonnalité et la proximité, de façon que les paysans soient rémunérés à la qualité de leur travail. Au moment de l'élaboration de notre Pacte écologique, nous avions proposé d'exiger de la restauration collective, qui représente quelque trois milliards de repas par an, qu'elle s'approvisionne auprès de circuits courts respectant cette triple exigence. Cela permettrait de structurer la filière des agricultures de qualité, biologiques ou agro-écologiques, mais surtout de « changer de braquet » dans la conversion des exploitations. L'État et les collectivités territoriales ont une responsabilité pour faire jouer ce levier.

Nous appelons à partager notre ambition collective. Alors qu'en cette période, la tentation est d'imposer l'austérité – ce que nous tenons pour une erreur –, nous pensons, nous, qu'il faudrait investir massivement dans la transition énergétique et écologique. L'investissement nécessaire a été évalué à 200 milliards d'euros à l'échelle européenne. Comment le financer en ces temps de difficultés budgétaires, demandera-t-on ? Les banques centrales, à travers des banques publiques d'investissement, devraient investir prioritairement et massivement dans cette transition.

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