Intervention de Seybah Dagoma

Réunion du 15 janvier 2013 à 16h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSeybah Dagoma, co-rapporteure :

Cette communication a pour objet d'examiner le projet de règlement instaurant le principe de réciprocité dans l'ouverture des marchés publics au sein de l'Union européenne. Elle se situe naturellement dans le cadre de notre futur rapport d'information sur le thème du « juste échange sur le plan international ». Cette notion de juste échange recouvre en effet tout à la fois les concepts de loyauté, de symétrie et de réciprocité dans les relations entre partenaires commerciaux.

Depuis quelques années, le concept de réciprocité dans les relations commerciales émerge au sein des institutions européennes. La bataille idéologique autour de l'adoption de ce principe n'était pas gagnée d'avance dans une Europe très empreinte de libéralisme dont l'ancien commissaire au commerce extérieur Peter Mandelson était un actif défenseur. Face à la montée de la puissance économique des grands pays émergents, l'exigence de réciprocité s'est toutefois peu à peu imposée, d'autant que la crise économique que connaît l'Europe peut trouver une partie de ses solutions dans les marchés extérieurs. Dans sa communication du 9 novembre 2010 sur la stratégie commerciale européenne, la Commission européenne mentionnait expressément la réciprocité et le refus de toute naïveté de l'Europe. Le Conseil européen du 16 septembre 2010 décidait de se doter d'une stratégie commerciale avec les partenaires stratégiques de l'Europe basée sur la réciprocité. Le Parlement européen, dans son initiative « Une politique industrielle à l'ère de la mondialisation » adoptée le 28 octobre 2010 s'est prononcé en faveur de la réciprocité.

Dans le même esprit, le rapport de M. Louis Gallois sur le « Pacte pour la compétitivité de l'industrie française » fait valoir que l'ambition industrielle doit s'appuyer sur une politique commerciale extérieure basée sur une ouverture équitable. La réciprocité est une condition de cette ouverture équitable : elle concerne en premier lieu, les marchés publics.

Rappelons tout d'abord quelques éléments de contexte. Ce projet s'inscrit dans un contexte général de crise économique et d'atonie de la croissance européenne que chacun connaît. Il relève aussi de la logique de la politique commerciale définie par la Commission européenne : un commerce extérieur dynamique constitue un moteur puissant pouvant contribuer à ce que l'économie européenne retrouve des marges de croissance . L'introuvable accord sur les négociations multilatérales du cycle de Doha à l'Organisation mondiale du commerce a par ailleurs amené l'Union européenne à s'engager sur la voie de la négociation d'accords bilatéraux de libre-échange. Ainsi, après la signature de l'accord avec la Corée, les négociations avec le Canada sont très avancées. Des négociations vont s'engager avec les Etats-Unis et le Japon. Ces accords de libre-échange sont dits « de deuxième génération » : il ne s'agit plus de négocier principalement sur des droits de douane-maintenant écrêtés dans le cadre de l'OMC mais sur des sujets plus complexes au nombre desquels figurent les marchés publics. La réciprocité est – au moins dans les textes – au coeur du système commercial international. L'article XXVIII du GATT dispose que les États membres s'efforcent de « maintenir un niveau général de concessions réciproques et mutuellement avantageuses ». L'accord plurilatéral sur les marchés publics s'appuie aussi pleinement sur ce principe.

Or les États européens sont profondément divisés sur ce concept de réciprocité. Certains, comme la Grande Bretagne sont idéologiquement contre une notion qu'ils estiment constituer un signal protectionniste négatif à l'égard des partenaires commerciaux de l'Union. D'autres dont la balance extérieure est positive, comme l'Allemagne dont l'excédent commercial a été de 142 milliards d'euros pour la période de janvier à septembre 2012 craignent des représailles.

Pour autant, comme je le rappelais précédemment, le Conseil européen du 16 septembre 2010 a considéré que « l'Europe devrait défendre ses intérêts et ses valeurs … dans un esprit de réciprocité et de bénéfice mutuel ». En conséquence, le Conseil du 23 octobre 2011 a demandé à la Commission européenne de présenter une proposition d'instrument de l'Union européenne « visant à ouvrir les marchés publics, en précisant que l'Europe continuera à favoriser des échanges commerciaux libres, équitables et ouverts tout en défendant avec force ses intérêts dans un esprit de réciprocité et de bénéfice mutuel ». Tel est l'objet de la proposition largement portée dans un premier temps par le commissaire chargé du marché intérieur et des services, Michel Barnier, appuyée par la suite par le commissaire chargé du commerce extérieur, Karel De Gucht, avant de recevoir le soutien actif du Président Barroso. Cette proposition s'inscrit par ailleurs dans un ensemble de propositions visant à moderniser la commande publique dans l'Union européenne qui devront faire l'objet d'une attention particulière de notre Commission européenne.

Quelques mots maintenant sur la visibilité juridique et l'enjeu économique que constituent les marchés publics. Faute d'instrument concret, le principe de réciprocité risque de n'être qu'un voeu pieux. Les marchés publics constituent un support juridique tangible de ce principe. L'Europe pourra ainsi discuter avec ses partenaires de la réciprocité sur des pratiques effectives.

Ce texte touche à un enjeu essentiel : les achats publics constituent une part importante du commerce international, de l'ordre de 1000 milliards d'euros par an. Ils représentent entre 15 et 20 % du PIB de la plupart des Etats et sont estimés à 19 % dans l'Union européenne. Or plus de la moitié des marchés publics seraient actuellement fermés à la concurrence du fait de diverses mesures protectionnistes. Seulement 10 milliards d'euros d'exportations en provenance de l'Union européenne trouvent un débouché sur les marchés publics mondiaux. La perte d'opportunités commerciales pour l'Europe peut être évaluée à 12 milliards d'euros. Les marchés publics touchent en effet des secteurs dans lesquels l'Union européenne, et plus particulièrement la France, a un avantage de compétitivité : construction, transports publics, production d'électricité, appareils médicaux ou produits pharmaceutiques.

Quelles sont les raisons d'une telle asymétrie dans l'ouverture des marchés publics entre l'Union européenne et ses partenaires commerciaux ?

Cela tient au fait que le cadre juridique applicable aux marchés publics est actuellement lacunaire. Ils ne font pas l'objet d'une réglementation internationale au niveau de l'OMC. Le seul engagement international est l'accord plurilatéral sur les marchés publics (AMP) de 1994 . Sur les 156 membres que compte l'OMC, cet accord plurilatéral n'en concerne que 41. En application de cet accord plurilatéral, l'Europe garantit aux autres signataires, la réciprocité, c'est-à-dire un traitement équivalent à celui accordé au niveau national aux produits, services et fournisseurs étrangers. Par ailleurs, l'Union européenne est liée par ses accords de libre échange qui comprennent des chapitres d'ouverture réciproque des marchés publics sur une base bilatérale : c'est le cas des accords avec la Corée, la Colombie ou le Pérou. Pour autant, le périmètre de ces engagements internationaux n'a jamais été transposé au niveau communautaire. Ainsi, des entreprises de grands émergents ou autres pays ne faisant pas partie de l'AMP peuvent soumissionner à des appels d'offres sur les marchés publics européens. La seule différence est que cette ouverture est une ouverture de facto qui ne leur est pas garantie juridiquement à la différence des pays membres de l'AMP. Il en résulte que les marchés européens sont largement ouverts à la concurrence : entre 85 et 90 %, pour un montant estimé à 352 milliards d'euros. Deux affaires sont particulièrement emblématiques de cette ouverture. En 2006, l'entreprise Bombardier, opérateur canadien, a remporté un contrat de 4 milliards d'euros pour la rénovation du réseau transilien, au détriment de l'entreprise Alstom. Cette dernière entreprise avait en revanche été empêchée de soumissionner pour la rénovation des métros canadiens. En fait, le Canada a inséré dans les notes générales de l'AMP, des dérogations excluant certains secteurs du champ d'application de l'accord, dont le transport urbain. Pour la construction de l'autoroute entre Varsovie et Lodz en Pologne, la société chinoise Covec a devancé deux grandes sociétés européennes de Bâtiment et travaux publics car elle proposait des prix deux fois inférieur au budget prévu.

Ce souci d'ouverture de l'Union européenne est loin d'être partagé par ses partenaires commerciaux. Cela tient largement aux spécificités de ce type de marchés financés sur fonds publics et sur lesquels les autorités publiques ont un large pouvoir discrétionnaire. De plus, si les règles de passation de ces marchés sont encadrées dans les pays de l'OCDE, elles sont beaucoup plus floues dans nombre d'Etats, s'agissant des modalités destinées à assurer la publicité, la transparence ou la non-discrimination…En principe, les États parties à l'Accord plurilatéral sur les marchés publics se sont engagés à ouvrir mutuellement leurs marchés. Mais peuvent être maintenues des restrictions horizontales par secteurs et les pays font un large usage de ces facultés. En conséquence, les marchés publics des Etats-Unis sont ouverts à 32 % , pour un montant de 178 milliards d'euros), ceux du Japon à 28 % , pour un montant de 27 milliards d'euroset ceux du Canada, à 16 %. Aux États-Unis, le Buy American Act (BAA) institue un système général de préférence nationale qui se traduit par l'application de mesures discriminatoires aux commandes publiques. Le Japon fait une interprétation restrictive de ses engagements au titre de l'AMP, ce qui lui permet de bloquer l'accès à certains secteurs stratégiques comme le marché ferroviaire, les marchés de la construction et les marchés publics locaux.

Les marchés des émergents sont quant à eux quasiment inaccessibles. Le cas de la Chine est particulièrement emblématique. Elle pratique une politique « Buy Chinese » réservant, sauf exception, aux seuls soumissionnaires chinois la participation aux appels d'offres. Il s'agit d'un principe inverse à celui de la politique européenne en matière de marchés publics : le marché chinois est en principe fermé avec des ouvertures potentielles quand le bien ou le service ne peut être obtenu ou dans des conditions commerciales acceptables. Encore cela se fait-il dans des conditions discriminatoires comme l'obligation d'entreprise commune (« joint-venture ») ou de transfert forcé de technologie ! Cette forte asymétrie existe également avec l'Inde. Alors que les entreprises indiennes ont un accès relativement facile aux marchés publics européens (par exemple dans le secteur de l'informatique, la société indienne Tata Consultancy Services intervient pour le General Register Office en Ecosse), l'Inde pratique le patriotisme économique et s'oppose à l'arrivée d'opérateurs économiques étrangers. Si les européens ont la possibilité d'intervenir, cela se fait de façon ponctuelle et pour le gouvernement central.

En pratique, ces différents pays n'ont aucun intérêt à ouvrir leurs marchés puisque ceux de l'Europe sont largement ouverts. La crise économique a largement accentué le recours à ces mesures discriminatoires dans le cadre des différents plans de relance. Je laisse Mme Marie Louise Fort présenter le dispositif de cet instrument de réciprocité.

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