Intervention de Arnaud Leroy

Réunion du 6 février 2013 à 16h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaArnaud Leroy, rapporteur :

Monsieur le Président, mes chers collègues, nous avons déjà eu l'occasion de débattre du sujet du démantèlement des navires en séance publique, en juillet dernier, j'y reviendrai. Il s'agit aujourd'hui de l'examiner sous l'angle du droit communautaire.

Le marché du démantèlement des navires a connu une croissance soutenue, au point que, depuis 2009, plus de 1 000 unités sont envoyées annuellement à la casse. Ce phénomène est dû à plusieurs facteurs : l'évolution de la législation internationale et européenne, particulièrement l'interdiction des pétroliers à coque simple ; la course à la compétitivité, qui tend à réduire le seuil à partir duquel un propriétaire juge trop élevé le coût d'entretien ou de remise en état de son navire ; la surcapacité dans le secteur du transport maritime, chez de nombreuses compagnies, comme l'opérateur français CMA CGM, en conséquence de la pénurie de marchandises à transporter ; l'explosion du cours des métaux, qui dope la valeur des carcasses ; l'accroissement tendanciel de la taille des bâtiments mis en circulation, qui confine à une course au gigantisme.

Le marché se concentre sur un oligopole asiatique : en 2011, l'Inde a trusté 458 coques à démanteler, devant le Bengladesh, la Chine, le Pakistan et la Turquie – seul pays proche géographiquement de la France à continuer de pratiquer un recyclage de taille industrielle. Ces cinq pays recyclent invariablement autour de 95 % du tonnage mondial total, profitant de coûts de main-d'oeuvre imbattables et de lacunes criantes en matière de droit du travail et de l'environnement, mais aussi d'un volontarisme pour développer la mise en place de filières spécifiques propres, notamment en Chine et en Turquie, bien loin du beaching pratiqué sur certaines plages d'Asie.

Compte tenu du degré d'occupation des sols sur le littoral, des arbitrages économiques et des exigences réglementaires, liées en particulier à la protection des sites Natura 2000, aucun site industriel n'est disponible, dans les ports français, pour déconstruire les navires de taille importante. Une filière industrielle, spécialisée dans ce que je qualifierai de « pré-nettoyage », est tout de même en cours de constitution dans la région bordelaise.

Juste après le scandale du Clemenceau et des ghost ships traversant l'Atlantique pour être démantelés en Grande-Bretagne, le Grenelle de la mer exprima en effet clairement la volonté politique de développer une filière européenne de recyclage et surtout de « pré-nettoyage ». Il s'agit, avant d'envoyer les navires à la casse pour récupérer les matières premières nobles comme l'acier, de traiter les déchets toxiques de manière responsable, ce que les pays comme le Bangladesh ne sont pas en mesure de faire aujourd'hui. Cette préoccupation reste d'actualité et il est à espérer que la filière bordelaise pourra prospérer et atteindre la taille critique.

Dans les pays dominants sur ce marché, à tous les stades de la déconstruction, les mesures les plus élémentaires de protection de la sécurité et de la santé des ouvriers, ainsi que de préservation de l'eau, du sol et de l'air, sont le plus souvent négligées. La liste des améliorations indispensables à apporter est longue : le confinement des sites pour empêcher la diffusion d'émanations ou d'écoulements, qu'il s'agisse de particules d'amiante, de gaz toxiques ou de liquides chargés en métaux lourds ; la collecte, le tri, le stockage et le recyclage des hydrocarbures et des matériaux pollués ; l'équipement des chantiers en engins de levage et des hommes en matériels individuels de protection pour réduire les risques d'accidents corporels ; la ventilation des installations pour réduire les risques d'incendie, d'explosion ou d'asphyxie.

Dans l'état actuel du droit international, la déconstruction des navires en fin de vie n'est pas encadrée, le sujet n'étant abordé que tangentiellement. La convention de Bâle, qui proscrit les exportations de déchets industriels vers les pays en développement, ne constitue pas non plus un outil efficace pour améliorer les conditions de démantèlement des navires.

C'est pourquoi la convention de Hong Kong relative au « recyclage sûr et écologiquement rationnel des navires » a été adoptée, le 15 mai 2009, au terme d'une conférence diplomatique de l'Organisation maritime internationale (OMI). Ce texte couvre la totalité du cycle de vie des navires d'un tonnage supérieur ou égal à 500 gigatonnes, à l'exclusion des navires de guerre et des navires d'État – exception classique en droit maritime international. Il entend combler les insuffisances du cadre juridique international et promouvoir, de la conception des navires à leur démantèlement, en passant par leur construction et leur entretien, des méthodes compatibles avec les impératifs de droit international de protection de la santé humaine et de l'environnement.

La convention de Hong Kong entrera en vigueur vingt-quatre mois après sa ratification par quinze États dont les flottes marchandes représentent 40 % de la flotte mondiale et dont les propres capacités de recyclage s'élèvent à au moins 3 % de leurs flottes. Ces conditions cumulatives constitueront sans doute un frein à une entrée en application rapide.

Usuellement, dans les normes du droit maritime international, seul le critère du tonnage est pris en compte ; il convient de souligner cette innovation importante de la convention. J'estime, à titre personnel, que cela ne doit pas devenir un précédent.

Les navires de commerce appartenant à des sociétés européennes représentent quelque 40 % de la flotte mondiale. Toutefois, lorsque leur démantèlement commence à devoir être envisagé – autour de vingt-cinq ou trente ans après leur construction –, la plupart des bâtiments ne battent plus pavillon d'un État membre et sont même passés sous propriété d'un opérateur extra-européen.

En outre, l'Union européenne n'étant pas un État, il ne lui est pas permis, intuitu personae, d'adhérer à la convention.

Elle n'en a pas moins intérêt à agir et a donc lancé, en 2007, un processus de réflexion et de concertation, en vue de légiférer sur ce sujet. La Commission européenne, depuis 2007, a donc produit trois travaux exploratoires : un livre vert en 2007, puis deux communications en 2008 et 2010.

Au terme de ce processus, le 23 mars 2012, elle a déposé deux propositions d'actes, visant à ouvrir deux « fronts » législatifs pour donner une impulsion communautaire au dossier : une proposition de décision du Conseil « exigeant des États membres qu'ils ratifient la convention internationale de Hong Kong […] ou qu'ils [y] adhèrent » ; une proposition de règlement européen « relatif au recyclage des navires », destinée à anticiper la ratification et l'entrée en vigueur de ladite convention.

La proposition de décision invite le Conseil à contraindre les États membres à prendre sans délai – en tout état de cause sous trois ans au plus –, les mesures nécessaires pour déposer leurs instruments de ratification de la convention.

Ce texte apparaît désormais au second plan, au point qu'il n'est pas même évoqué dans le programme de la présidence irlandaise, pour deux raisons : les conditions d'entrée en vigueur de la convention, très strictes, dépendent moins du volontarisme européen que de l'adhésion des grandes puissances maritimes mondiales, comme le Liberia et Panama, et des gros recycleurs, comme l'Inde, le Bengladesh ou la Chine ; la mise en oeuvre concrète de ses dispositions par l'Union européenne sera assurée par le second texte, le futur règlement, jugé, de ce fait, prioritaire.

Sans attendre la ratification et l'entrée en vigueur de la convention de Hong Kong, cet acte législatif a pour objectif général de réduire de manière significative et durable, à l'horizon 2020, les effets dommageables du recyclage des navires sur la santé humaine et l'environnement, en particulier en Asie du Sud, sans imposer pour autant de nouvelles charges économiques inutiles à nos armateurs.

Le texte tend à incorporer en droit européen les dispositions de la convention, en couvrant l'ensemble du cycle de vie des navires battant le pavillon d'un État membre de l'Union européenne. Au-delà de la mise en oeuvre anticipée des exigences de la convention, il imposerait des critères plus stricts aux installations de recyclage de navires, conformément à une possibilité prévue par la convention. Pour les navires concernés, le futur règlement se substituera à celui de 2006 sur les transferts de déchets : les navires battant le pavillon d'un État membre de l'Union européenne devront établir et tenir à jour, durant la totalité de leur durée de vie utile, un inventaire des matières dangereuses présentes à bord ; des visites de contrôle seront assurées ; un plan de recyclage propre à chaque navire sera élaboré avant toute opération de démantèlement ; des autorisations d'activité seront accordées aux seules installations respectant les exigences sanitaires et environnementales retenues par la convention.

Trois dispositions, enfin, vont au-delà des prescriptions de la convention de Hong Kong : les États parties devront dresser la liste des installations de recyclage des navires qu'ils auront autorisés conformément à la convention ; chaque installation de recyclage devra élaborer et faire approuver un plan spécifique décrivant son fonctionnement ; pour chaque navire à recycler, son propriétaire devra passer un contrat spécifique avec l'installation de recyclage.

Du côté du Parlement européen, la proposition de règlement pourrait être soumise au vote en Commission Environnement le 19 février puis en séance plénière courant avril, sous réserve que soient levés une série de blocages, le rapporteur Carl Schlyter ayant formulé plusieurs propositions contestées.

La présidence irlandaise, dans son programme de travail, a indiqué qu'elle entendait conduire ce dossier à son terme, ce qui supposerait un accord en première lecture. Entre janvier et février, pas moins de quatre groupes de travail se sont tenus ou sont programmés.

La France est le premier pays à avoir ratifié la convention de Hong-Kong : le projet de loi a été adopté le 25 juillet – j'étais d'ailleurs intervenu dans le débat, tout comme la Présidente Danielle Auroi –, et le Président de la République a promulgué la loi le 22 novembre. Il reste à déposer l'instrument de ratification auprès du secrétariat de la convention.

Mais la plupart des autres pays, y compris des autres États membres de l'Union européenne, ne sont pas prêts de s'engager sur la voie de l'adoption de ce texte, qui n'a encore été paraphé que par cinq pays dans le monde.

Le service juridique du Conseil a soulevé le problème de la compatibilité de la convention de Hong Kong avec la convention de Bâle et le risque de conflit entre ces deux textes. D'un point de vue strictement juridique, les navires sont réputés exclus du champ de la convention de Bâle. La question du « retoilettage » de la proposition de règlement ne saurait toutefois être complètement éludée, ne serait-ce que parce qu'un certain nombre d'États membres la mettent en avant pour freiner l'examen du texte, brandissant la menace de la constitution d'une minorité de blocage.

Le rapporteur Schlyter a proposé d'ajouter un dispositif incitatif, à travers un fonds permettant de subventionner les armateurs européens qui opteront pour les sites respectant les normes les plus élevées. Il importe au préalable de mesurer l'impact qu'aurait une telle mesure sur les tentatives européennes de constituer des filières modernes de recyclage, comme celle, dont j'ai déjà fait mention, initiée dans la région bordelaise. Au total, même si l'idée est intéressante, je ne vous cache pas que je reste dubitatif quant à la possibilité de la mener à terme, tant la machinerie à élaborer risque de s'avérer extrêmement complexe. J'examinerai avec intérêt l'étude d'impact que le Parlement européen a décidé d'élaborer. Il serait en tout état de cause maladroit d'introduire un nouveau désavantage comparatif pour les pavillons et les ports européens, avec une nouvelle charge pesant sur leurs résultats.

Les bâtiments d'État et de guerre étaient exclus du texte de départ de la Commission européenne. Le Conseil, le 25 octobre, a souhaité inclure une « clause d'effort ». Sans ajouter de disposition injonctive, il s'agirait d'inciter les États à rapprocher leurs pratiques, pour ce qui concerne leur propre flotte, de celles préconisées dans la convention de Hong Kong pour la marine commerciale. Le trilogue sera amené à se prononcer, sans doute en mars, sur cette proposition de dernière minute, à laquelle je suis plutôt favorable. Il est en effet important que les pouvoirs publics, à tous les niveaux, promeuvent les meilleures pratiques, afin d'éviter des péripéties comme celles de l'affaire du Clemenceau, dont personne n'est sorti grandi.

M. Schlyter suggère aussi que l'inventaire des matières dangereuses soit imposé à tous les navires faisant escale dans un port de l'Union, y compris ceux battant pavillon d'un pays non membre. Cette mesure, qui mettrait tous les bâtiments sur un pied d'égalité, contribuerait à dissuader les armateurs de procéder à des dépavillonnements.

Dernière innovation, le rapporteur Schlyter propose que l'établissement d'un plan de recyclage du navire soit obligatoire tout au long de sa durée de vie et ne se limite pas à sa période ultime d'activité. Ce plan serait réactualisé au fur et à mesure du vieillissement du bâtiment et approuvé régulièrement par les autorités. Je préconise pour ma part que ce plan de recyclage permanent fasse partie des documents à fournir aux sociétés de classification lors de chaque réévaluation de la certification des navires.

Je vous propose donc d'adopter les conclusions suivantes : approuver la proposition de règlement et la proposition de décision ainsi que le choix d'adopter en priorité le premier de ces deux textes, afin de débloquer le processus de mise en oeuvre des dispositions de la convention de Honk Kong par les États membres de l'Union ; ne pas se servir de prétexte de l'« interdiction de Bâle » frappant les exportations de déchets vers les pays en développement pour bloquer la ratification de la convention ; soutenir l'idée d'une étude d'impact sur le fonds incitatif, à propos duquel il serait prématuré, à ce stade, de se prononcer ; juger légitime l'introduction d'une « clause d'effort » concernant les bâtiments d'État et de guerre ; donner un avis favorable à l'amendement concernant l'obligation d'inventaire des matières dangereuses ; préconiser que le plan de recyclage permanent des navires proposé par le rapporteur de la Commission environnement du Parlement européen soit exigible par les sociétés de classification lors des réévaluations de certification.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion