Intervention de Jean-Louis Falconi

Réunion du 6 février 2013 à 8h30
Commission des affaires européennes

Jean-Louis Falconi, ambassadeur, représentant de la France auprès du Comité politique et de sécurité de l'Union européenne :

Je suis très heureux d'être invité par la commission des affaires européennes, car c'est, pour moi, un signal. La politique de sécurité et de défense commune constitue, au sein de l'Union européenne, un monde à part du monde communautaire, un monde qui est venu s'y greffer ultérieurement. Issue du traité de Maastricht, elle est devenue opérationnelle à travers le traité de Nice et la création du COPS, instance de contrôle politique et de direction stratégique d'opérations civiles ou militaires. D'un point de vue culturel, ce monde des questions de défense et de stratégie n'est pas nécessairement celui des Européens. Le Service européen pour l'action extérieure, créé par le traité de Lisbonne, s'efforce, depuis sa mise en place, de faire vivre et travailler ensemble les deux mondes, sur un mode plutôt imparfait. Le SEAE a pour but de mettre en commun des moyens de développement et de gestion de crise légers avec des moyens plus lourds de gestion de crise, mais c'est une culture qui n'est pas encore développée.

J'ai déroulé toute ma carrière au quai d'Orsay sur les questions européennes, d'abord communautaires, puis stratégiques, je vous parle donc d'expérience. Autant, lorsque je m'occupais de questions de pêche, sous la présidence française de 2000, j'avais le sentiment que les gens autour de la table voulaient arriver, en adoptant des règlements et des textes, à une logique européenne et une forme d'intégration ; autant, je ne suis pas certain que, autour de la table du COPS, tous les participants soient culturellement à même, face à une crise, de dépasser le niveau de la simple analyse pour mettre en oeuvre des instruments pouvant aller jusqu'au déploiement d'opérations militaires. Les pays qui ont cette culture sont ceux qui ont traditionnellement une vision de politique étrangère : la France, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Allemagne et quelques autres États membres. Parmi les vingt-sept membres du COPS, certains viennent évoquer la situation, d'autres cherchent seulement des informations, d'autres encore viennent dire leur façon de voir et d'autres enfin proposent d'agir. Le dernier cercle, celui où l'on a le sentiment d'être là pour utiliser des instruments d'action, comme on le fait dans des domaines dits communautaires, est plutôt restreint. Malgré tout, cette culture est en train de s'installer grâce au traité, même si celui-ci est incomplètement mis en oeuvre, notamment certains dispositifs institutionnels, telle la clause de solidarité ou la coopération structurelle permanente. Au quotidien, on dispose donc d'instruments dont on peut se demander si les gens autour de la table ont envie de les utiliser et des outils prévus dans le traité qui ne sont pas encore mis en oeuvre.

En partant de la situation malienne, je vous dirai ce que je comprends de la perception de cette affaire et comment je l'ai vécue, moi, occupant ces fonctions depuis déjà trois ans et ayant vécu la progression de la prise en compte par l'Union européenne des problématiques sahéliennes. Je vous dirai ensuite quels sont les grands enjeux pour les mois à venir.

S'agissant du Mali, si votre question est de savoir si l'opération Serval, déclenchée par la France en une demi-journée, consultation du Parlement comprise, aurait pu être lancée par l'Union européenne avec participation et déploiement sur le terrain des États membres, la réponse est non. Faut-il en déduire que c'est un échec complet, la fin de l'Europe de la défense ? Non, non plus.

Pour déclencher une mission comme Serval dans un cadre européen, l'Union européenne rencontrerait plusieurs difficultés. D'abord, il y a une question de disponibilité des forces et la volonté de les engager. Le premier problème, dans l'Union européenne, c'est que les Européens ont de moins en moins de capacité de défense. Mon collègue de l'OTAN pourrait vous le dire aussi, les moyens européens y sont très faibles, mais cela se voit moins compte tenu de la présence d'autres partenaires assez importants. Avec la crise économique, des États membres qui pourraient avoir une culture de défense, comme la Grèce et l'Espagne, qui ont été de grands promoteurs de la PSDC, n'ont plus rien à mettre au pot, même dans des opérations légères comme EUTM. L'Espagne arrive quand même à mettre quarante formateurs.

Par ailleurs, l'Union européenne est un tel promoteur de paix entre nous que certains des vingt-sept États membres sont des pacifistes tous azimuts qui ne se demandent pas si la préservation de la paix chez nous pourrait nécessiter d'intervenir au-dehors pour nous protéger et éviter le développement du terrorisme. La paix étant devenu un élément culturel, beaucoup d'États membres n'ont tout simplement pas de moyens de défense nationaux et ne comprennent pas la nécessité de transposer au niveau européen une notion de souveraineté qu'ils n'ont même pas au niveau national. Et puis, il y a une question de choix, qu'ils soient dictés par la crise économique ou par des décisions politiques. Au total, les États qui auraient pu lancer l'opération Serval, comme l'a fait la France, avec l'appui logistique d'un certain nombre de pays européens, ne se comptent pas, aujourd'hui, sur les doigts d'une main dans l'Union à vingt-sept.

Ensuite, il y a une question de volonté de déclencher l'action, de se projeter à l'extérieur. Pour que la décision d'intervenir soit prise, il faut arriver à une analyse partagée que la cause est bonne. Vis-à-vis de la Libye, la réaction de l'Union européenne a été bien pire que pour le Mali, l'Union ayant décliné toute compétence dans cette crise qui s'est déclarée plus vite. Alors que la France, par la voix d'Alain Jupé, lors du conseil des affaires étrangères du 11 mars 2011, avait plaidé pour que l'Union européenne joue un rôle dans la résolution de la crise libyenne, vingt-six États membres ont dit non.

Si l'analyse politique d'une pertinence de l'action arrive à être partagée, encore faut-il trouver des partenaires capables d'intervenir. Or celui qui, culturellement, est le plus proche d'une certaine vision de politique étrangère, à savoir le Royaume-Uni, est aussi celui qui réfute, la plupart du temps, la pertinence d'un cadre européen pour les questions de sécurité. C'est ainsi qu'a pu exister ce paradoxe que la France et le Royaume-Uni sont intervenus en Libye alors que, au sein du COPS, mon « ennemi » qui s'opposait à toute action pour des raisons institutionnelles était le Royaume-Uni, pas l'Allemagne qui a laissé faire l'OTAN et aurait laissé faire l'Union européenne si la France et le Royaume-Uni avaient été d'accord. Celle-ci, pour des raisons historiques, a des difficultés considérables à agir et se réfugie volontiers derrière le Bundestag. Quant à savoir si l'Union européenne aurait eu la capacité de le faire elle-même, je ne pense pas que le problème soit d'ordre structurel. Honnêtement, cela serait possible.

Le Mali est-il un échec ? Je vais vous dire ma façon de voir les choses en rejoignant votre question sur la prévention des conflits et la notion d'approche globale. En étant abrupt, je trouve que, en matière de prévention des conflits, l'Union européenne est trop dans la posture quand il faudrait agir. S'il y a une vraie logique de prévention des conflits dans tout ce qui est fait, c'est toujours avec un petit retard à l'allumage que la réponse est apportée. L'Union européenne n'est pas plus à blâmer que quiconque : même quand un gouvernement national a toutes les raisons de considérer qu'il y a un risque et qu'il faut prévenir un conflit, les décisions politiques d'agir, qui peuvent être coûteuses, se prennent en général au pied du mur. Pour l'Union européenne, c'est la même chose multipliée par vingt-sept. Ce qui est à blâmer, c'est le réflexe naturel et politique, devant des moyens limités, d'hésiter à faire des choses.

Pour le Mali, durant trois ans, la France a essayé de persuader ses partenaires de l'existence d'un risque de trafic, d'importation d'une forme de terrorisme et de violence sur nos territoires. Progressivement, difficilement, nous sommes parvenus à vaincre les résistances. Une stratégie Sahel pour l'Union européenne, qui comportait différents volets, a été adoptée en février 2011, dans une situation où la paix prévalait encore, malgré quelques foyers de criminalité et de terrorisme. Dans le cadre de cette stratégie, un volet sécurité consistait à doter les pays de la région – Niger, Mauritanie, Mali – de capacités d'agir eux-mêmes. C'était le sens de la mission civile Eucap Sahel Niger de déployer dans les trois pays des formateurs gendarmes et policiers en vue de former les forces de sécurité de ces pays à mieux contrôler leur territoire et leurs frontières. Bien que cette mission comportât des militaires, elle a été qualifiée de civile pour ne pas faire peur, l'intensité de la crise n'étant pas telle, à l'époque, que l'envoi de militaires eut paru justifié. Or, au moment où cette mission était mise en place, le coup d'État est survenu au Mali. De ce fait, l'impossibilité de la déployer au Mali a agi comme motivation de prévention, et le déploiement en a été accéléré au Niger, non sans quelques difficultés.

Une étape supplémentaire a été franchie lorsqu'on s'est demandé quoi faire pour le Mali. Toujours dans un consensus à vingt-sept, la décision a été prise, dès lors qu'un gouvernement transitoire serait rétabli, de former sérieusement une armée malienne digne de ce nom, tant au niveau des combattants que de la structuration, pour la mettre au service du pouvoir politique, d'abord transitoire puis élu. C'est le sens de la mission EUTM-Mali. L'expérience de conflits antérieurs nous ayant enseigné que la capacité d'appropriation et de stabilité ultérieure est d'autant plus forte que les pays intéressés sont impliqués, la mission était construite sur une logique de reconquête de leur territoire par les Maliens, avec aussi l'assistance de la CEDEAO, que l'Union européenne a également aidée en finançant les per diem des armées à hauteur d'environ 50 millions d'euros. On n'a pu enclencher l'opération EUTM qu'en donnant la garantie à tout le monde qu'il s'agissait de former des Maliens, pas d'intervenir avec des Maliens au Nord. À ce moment, la situation laissait un peu de temps pour cette intervention.

C'est alors, dernière étape, que les islamistes ont déferlé vers le Sud. Du point de vue politique, la France a été critiquée pour avoir agi seule. Cela dit, ses moyens, ses capacités d'analyse politique et sa volonté font peut-être d'elle le seul État membre parmi les vingt-sept à pouvoir décider le matin d'enclencher une opération militaire l'après-midi. Nous avions bien dit à nos partenaires que c'était d'abord aux Africains d'agir, mais ils s'en sont révélés impuissants. À un moment, il faut faire un choix politique : soit les laisser faire et devoir tout reprendre de zéro, comme en Somalie, ou intervenir quand nous sommes moins exposés et que la situation nous est la moins défavorable. Le Président de la République a déclenché l'opération Serval, ce qui était une décision politiquement extrêmement lourde et difficile, car c'était une option que la France ne voulait pas mettre en avant. Mais il était tout à fait impossible de perdre trois mois à demander à nos partenaires ce qu'ils pensaient d'une intervention au Nord.

Il est assez positif que, après trois ans de développement d'une culture commune autour des aspects sahéliens, certains États européens aient apporté un soutien logistique à la France quand celle-ci a décidé d'intervenir face à la menace islamiste au Sud. La réponse des pays européens aurait pu être de tout arrêter. Au contraire, parce que le dossier était en place et la stratégie arrêtée, parce que les autres n'avaient pas envie de s'y mettre eux-mêmes tout en ayant conscience d'un problème, l'Union européenne a décidé d'accélérer toutes les actions possibles en appui. Mme Ashton a été extrêmement accommodante en convoquant une réunion des ministres des affaires étrangères, en accélérant le déploiement des financements en lien avec le commissaire Piebalgs pour la CEDEAO, en accélérant le montage de la mission EUTM avec un lancement maintenant envisagé pour le 12 février et un déploiement à la mi-mars. Cela a entraîné une contribution des États à cette mission, qui s'est rapidement mise en place, malgré quelques difficultés à trouver la protection de la force. Les Allemands ont proposé le rôle 2, c'est-à-dire tout l'aspect médical sur le terrain.

De mon point de vue, l'opération malienne ne peut pas être considérée comme un échec de l'Union européenne parce qu'il y a eu une importante préparation du terrain et que les Européens ont réagi en se servant sans hésiter des instruments dont ils pouvaient disposer. Pour la Libye, au contraire, l'Union européenne avait préféré se voiler la face, ce qui a été un vrai échec pour elle autant qu'un succès de l'OTAN. Nous sommes encore en train d'essayer de décider de mettre en place une mission d'aide aux Libyens pour surveiller leurs frontières, d'ailleurs accélérée dans le contexte sahélien.

Ces événements ont mis en évidence trois enjeux majeurs : la définition de l'approche globale, la révision du Service européen pour l'action extérieure et le Conseil européen de décembre 2013.

L'approche globale, tout en intégrant la logique de prévention des conflits, est un moyen d'expliquer que l'Union européenne a la compétence extraordinaire de mobiliser tous les moyens pour agir. Je n'ai pas évoqué le dossier de la Corne de l'Afrique, et pourtant l'Union européenne contribue largement au succès des opérations qui y sont développées. Avec plusieurs missions de PSDC qui s'articulent entre elles, nous sommes persuadés que l'aide à la formation de l'armée somalienne apportée par l'Union européenne et l'aide à la MISOM qui combat sur le terrain sont des éléments qui contribuent à la récupération de la situation par les autorités somaliennes. Au sein de l'Union européenne, deux visions de l'approche globale cohabitent. L'une a déjà été présentée par huit pays pilotés par le Danemark ; l'autre sera bientôt présentée par nous-mêmes, en lien avec les Espagnols et les Belges. Notre vision institue la PSDC comme élément majeur de l'approche globale, considérant que si le pays est failli, rien ne pourra y être entrepris. Le risque, dans le contexte de l'Union européenne tel que je vous l'ai décrit, c'est que les pays relativement faibles autour de la table privilégient plutôt l'aide humanitaire, l'aide au développement ou des appuis financiers divers, quitte à laisser le volet PSDC à d'autres – une autre organisation internationale, les Américains, quelques États membres de l'Union européenne ? Pour nous, c'est vraiment la politique de l'autruche, et l'enjeu de l'approche globale sera donc la définition qu'en donnera l'Union européenne.

Pour nous, cette définition ne doit pas être un moyen de s'exonérer d'agir sur le terrain. La communication que vont faire la Commission et le Service européen pour l'action extérieure sur ce sujet constituera une échéance importante, parce que Mme Ashton, dont le mandat se terminera en 2014, veut marquer son passage par la mise en place du SEAE et par la conceptualisation d'une forme d'approche globale dans l'Union européenne, c'est-à-dire cette espèce de pont dont je parlais au début, permettant de réconcilier l'ensemble des moyens.

Deuxième enjeu, la révision du SEAE est en cours. Là encore, il y a une difficulté. Pour certains, l'Union européenne ne faisant plus que des opérations militaires de faible ampleur, de type EUTM, il est inutile de conserver un état-major et mieux vaut se concentrer sur le civil. Pour d'autres, les structures de gestion de crise ne sont pas suffisamment en interaction avec les directions politiques géographiques, et il faudrait les éclater. La France se bat contre cette idée, qui rendrait désormais impossible toute opération de type Tchad ou RDC. En outre, perdre la compétence que représentent ces structures, dont certaines sont organisées comme des OHQ, au motif qu'on met un peu de sécurité partout pour faire plaisir, c'est l'assurance de se priver à jamais d'instruments.

Le troisième enjeu, le plus important, est le Conseil européen de décembre 2013, au cours duquel les chefs des États membres auront à répondre à des questions fondamentales en matière de sécurité et de promotion de celle-ci par rapport à d'autres priorités. La France a toujours soutenu ces questions au sein de l'Union européenne, mais elle ne peut pas le faire toute seule, d'autant que nous ne savons pas encore ce que sera le Livre blanc. En tout cas, l'opération malienne lui donne une voix encore plus forte pour défendre son point de vue, puisque, hier, au cours d'une réunion ministérielle à laquelle participait Pascal Canfin, cinquante pays ont remercié la France. Hier aussi, le Président de la République s'est exprimé sur cette question existentielle que doivent se poser les chefs d'État : « Ne laissez aucun doute sur la détermination de l'Europe à porter ces valeurs. Mais nous devons en tirer, là encore, les conséquences, avoir la lucidité indispensable pour élaborer une stratégie, pour conduire une véritable politique extérieure commune, pour avoir une défense européenne. La France y est prête – autrement dit, nous pouvons enclencher le mouvement en mettant au pot, mais on ne le fera pas tout seuls. Il est temps, là encore, d'en finir avec la dispersion des initiatives, de rassembler nos forces et nos moyens, de rapprocher nos industries, d'harmoniser aussi nos positions dans les instances internationales où l'Europe doit parler d'une voix, d'agir pour résoudre les conflits qui heurtent les consciences humaines. »

On voit bien ce que nous sommes prêts à faire et dans quel sens nous allons pousser nos partenaires en vue de l'échéance de décembre 2013. Reste à savoir si cela prendra la forme d'une contribution française explicite, d'un travail d'influence ou d'initiatives communes avec des partenaires. Il faut vraiment que les Européens décident si la sécurité est un sujet assez important pour figurer parmi les politiques dont ils parlent, et, dans l'affirmative, s'ils sont prêts à faire les investissements nécessaires pour se doter des capacités, s'ils sont prêts aussi, en cas d'incapacité individuelle, à faire des choses en commun, significatives en termes de souveraineté, s'ils sont prêts, encore, à promouvoir leurs propres industries. Le Conseil européen de décembre 2012 avait donné mandat à la Commission européenne, à l'Agence européenne de défense, au Service européen pour l'action extérieure pour travailler sur tous ces sujets en sortant d'une logique stricte de politique étrangère et en les abordant sous l'angle industriel notamment. En décembre 2013, les Européens auront rendez-vous pour montrer s'ils sont capables, dans le cadre de l'Union européenne, de prendre ensemble des décisions courageuses. C'est le problème qu'ils ont aujourd'hui, et que je vois, moi, sous le micro-aspect des questions de défense.

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