Intervention de Mario Draghi

Réunion du 26 juin 2013 à 9h30
Commission des affaires européennes

Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne :

Je vous remercie infiniment de m'avoir invité à prendre la parole devant votre illustre assemblée.

En tant que président de la Banque centrale européenne, c'est un grand honneur pour moi de m'exprimer devant les représentants d'une nation qui a tant fait pour promouvoir la cause de l'intégration européenne.

Il y a exactement trois cents ans, en 1713, l'abbé de Saint-Pierre présentait son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, l'une des premières visions d'une union entre les nations européennes.

Cette idée est devenue réalité, et nous le devons, pour une large part, à des générations de penseurs et de précurseurs français. Je pourrais citer Jean-Jacques Rousseau, Victor Hugo ou Aristide Briand. Le mérite en revient également aux bâtisseurs de l'Union européenne moderne que sont par exemple Robert Schuman, Jean Monnet, Jacques Delors. Je veux aussi saluer le rôle de mon prédécesseur Jean-Claude Trichet.

En d'autres termes, ce pays a joué un rôle capital dans la construction d'une Europe pacifique, ouverte et unie, celle que nous connaissons aujourd'hui.

Toutefois, comme vous le savez, l'Union européenne et la zone euro en particulier doivent trouver des réponses à des questions importantes concernant leur avenir. Elles ont besoin d'un nouveau consensus sur la manière d'aller de l'avant.

Je suis convaincu que la France jouera de nouveau un rôle essentiel dans ce processus.

Mes remarques introductives porteront sur trois thèmes : la politique monétaire de la BCE, la croissance et l'ajustement dans la zone euro, et les progrès accomplis dans la voie du renforcement de l'union économique et monétaire.

Je m'exprime ici aujourd'hui pour exposer le point de vue de la BCE, mais aussi pour écouter et pour apprendre. J'attends avec intérêt vos opinions ainsi que vos questions.

Je commence donc par évoquer l'action de la BCE dans le domaine de la politique monétaire.

Le mandat de la BCE consiste à maintenir la stabilité des prix, qui est essentielle pour conforter la croissance à long terme, préserver le pouvoir d'achat des citoyens de la zone euro et maintenir durablement un niveau d'emploi élevé. Afin d'accomplir notre mission, la BCE a fait beaucoup pour soutenir l'économie de la zone euro.

Premièrement, nous avons réduit notre principal taux d'intérêt pour le ramener au niveau historiquement bas de 0,5 %.

Deuxièmement, nous avons mis en oeuvre une série de mesures visant à ce que les banques puissent répercuter ces faibles taux d'intérêt sur le crédit au sein de l'économie réelle.

Dans le cadre de ces mesures, nous permettons aux banques d'emprunter auprès de la BCE toute la liquidité dont elles ont besoin, nous avons élargi la gamme des garanties qu'elles peuvent mobiliser pour accéder à cette liquidité, nous sommes intervenus sur les marchés obligataires pour remédier à leur dysfonctionnement, par exemple celui de la dette souveraine ou celui des obligations sécurisées, et nous avons lancé deux opérations de refinancement à plus long terme d'une durée de trois ans, qui ont permis d'injecter plus de 1 000 milliards d'euros dans le système bancaire de la zone euro.

Au total, notre bilan est passé d'un peu moins de 1 500 milliards d'euros avant la crise à plus de 3 000 milliards d'euros à son plus haut.

Notre action est ciblée essentiellement sur les banques, car les prêts bancaires constituent, dans la zone euro, le canal principal par lequel les entreprises et les ménages accèdent aux financements.

Environ les trois quarts du financement externe des entreprises sont fournis par le secteur bancaire, contre seulement un quart à peu près aux États-Unis. Dès lors, il est essentiel de soutenir le système bancaire pour conforter la croissance dans la zone euro – et pour remplir notre mandat, qui consiste à maintenir la stabilité des prix.

Plus récemment, la BCE a agi pour dissiper les craintes infondées concernant l'intégrité future de notre union monétaire. Ces craintes engendraient de graves turbulences sur les marchés financiers et empêchaient les pays qui en avaient le plus besoin de bénéficier de nos taux d'intérêt bas.

Nous avons observé dans ces pays un risque de rationnement généralisé du crédit. Les questions qui se posaient concernant la soutenabilité budgétaire et la défiance croissante des marchés commençaient à avoir un effet de contagion sur les secteurs bancaires nationaux. Cette évolution aurait eu de graves répercussions sur la croissance et l'emploi.

En effet, les investisseurs ont soudainement douté que la zone euro puisse continuer à exister dans la composition qu'elle avait alors. La perspective du non-remboursement en euros des créances détenues sur les gouvernements et sociétés privées de plusieurs pays gagnait du terrain.

Nous avons réagi en mettant en place le programme des opérations monétaires sur titres (OMT), qui prévoyait a priori des interventions illimitées sur les marchés de la dette souveraine. L'annonce du programme des OMT a permis de rétablir le bon fonctionnement du marché et de restaurer la confiance dans la zone euro.

C'est ainsi que, depuis cette annonce, les marchés obligataires sont plus stables, apportant la discipline sans avoir d'effets destructeurs. Les écarts de rendement souverain à long terme de l'Espagne, de l'Italie et de l'Irlande ont enregistré un recul compris entre 150 et 250 points de base, le repli ayant même atteint près de 500 points de base pour le Portugal.

Cette diminution a permis de réduire la fragmentation des marchés financiers au sein de la zone euro, comme en témoigne le meilleur indicateur dont nous disposons, à savoir le niveau des soldes TARGET (système de transfert express automatisé transeuropéen à règlement brut en temps réel), qui ont baissé de 285 milliards d'euros, soit 25 %, par rapport au point le plus haut atteint l'année dernière. La France, à l'instar des autres pays de la zone euro, a largement profité de cette stabilisation.

En bref, la BCE a été très active dans sa réponse à la crise. Nous avons mis en place une ligne de défense solide pour préserver la stabilité de notre union monétaire et, par conséquent, de notre monnaie. Et nous sommes prêts à agir de nouveau en cas de nécessité.

Toutefois, il est important d'avoir conscience que les résultats que peut obtenir la politique monétaire ne sont pas sans limites. Ce n'est pas dans l'étendue de notre mandat qu'il faut en chercher la raison. Fondamentalement, il recouvre les mêmes missions que celles qui sont confiées à d'autres institutions.

Cette situation est parfaitement illustrée par la pénurie actuelle de crédit affectant de nombreux ménages et petites et moyennes entreprises. La fourniture de crédit présuppose des financements, des capitaux et une évaluation positive du risque. La banque centrale peut contribuer à assurer les financements et à éliminer le risque macroéconomique. Mais elle ne peut fournir les capitaux ni influencer l'évaluation par les banques de la solvabilité des emprunteurs.

De même, la politique monétaire ne peut créer de la croissance au sein de l'économie réelle. Lorsque la croissance se tasse du fait d'une production insuffisante ou d'une érosion de la compétitivité des entreprises, la banque centrale n'a pas la capacité de résoudre le problème.

Pourtant, la zone euro a besoin d'une croissance durable.

À l'heure actuelle, plus de 19 millions de personnes sont au chômage dans la zone euro. Presque un quart des jeunes se trouvent actuellement sans emploi. Des niveaux de chômage aussi élevés sont une tragédie.

En outre, lorsque l'activité économique est faible, le nombre de contribuables diminue et les recettes fiscales baissent. Cette évolution pèse sur les finances publiques et, en fin de compte, sur notre modèle social.

Comment l'Europe peut-elle obtenir la croissance dont elle a besoin ?

Par le passé, certains pays de la zone euro ont recouru à l'endettement pour soutenir la croissance et financer leur modèle social. Mais cette orientation les place dans une situation difficile aujourd'hui. Ils doivent faire face à une dette publique élevée, alors que la croissance n'a cessé de diminuer.

Par exemple, dans ce pays, la dette publique est passée de quelque 20 % du PIB en 1980 à plus de 90 % à l'heure actuelle. Dans le même temps, la croissance annuelle du PIB s'est élevée en moyenne à 2,3 % dans les années 1980, à 1,9 % dans les années 1990 et à 1,8 % dans les années 2000 jusqu'à la crise. Depuis cette crise, elle est à peu près nulle.

Ce constat conduit à penser que les pays de la zone euro doivent adopter une nouvelle stratégie susceptible de créer de la croissance et des emplois, de soutenir les modèles sociaux, sans faire peser une charge de la dette insoutenable sur les générations futures.

À mon avis, il convient d'apporter deux réponses complémentaires.

La première consiste à faire en sorte que l'assainissement budgétaire, qui est nécessaire pour maîtriser les niveaux d'endettement, soit autant que possible propice à la croissance.

À titre d'exemple, une stratégie d'assainissement budgétaire moins largement fondée sur des relèvements de la fiscalité permettrait de conforter le revenu disponible des citoyens. Accorder la priorité à l'investissement en capital de préférence à certaines dépenses courantes favoriserait la mise en place des fondements de la croissance future.

Des réformes budgétaires structurelles, portant par exemple sur les systèmes de retraite, permettraient également de conforter la soutenabilité budgétaire, sans exercer à présent d'effets négatifs sur l'économie.

La deuxième réponse consiste à accroître la compétitivité et la capacité productive structurelle de nos économies.

Dans ce domaine, il convient de mettre en oeuvre des réformes ciblées sur la structure de l'économie. Il s'agit notamment de réduire les barrières à l'entrée pour les nouvelles entreprises et les jeunes, et de lever les obstacles entravant l'activité économique, tels que la complexité des lois fiscales et du droit du travail ou les réglementations qui sont source de distorsions.

Réformer le marché du travail est aussi essentiel pour créer le plus possible d'opportunités d'emploi.

Nous observons déjà des progrès en ce qui concerne le rééquilibrage de la zone euro. Les coûts unitaires de main-d'oeuvre baissent dans les pays où ils avaient enregistré une hausse excessive, les déficits des balances des paiements courants se réduisent dans les économies où les déséquilibres avaient été importants dans le passé, et la croissance des exportations s'accélère généralement dans les pays en difficulté.

Toutefois, dans bon nombre de pays de la zone euro, l'écart entre les salaires et la productivité demeure incompatible avec la compétitivité. Afin d'accroître l'emploi, il convient de réduire cet écart et de recourir aux nombreux leviers de la politique économique qui peuvent y contribuer. La réforme des systèmes d'emploi à deux niveaux protégeant les salariés pourvus d'un emploi stable et nuisant aux salariés précaires et aux demandeurs d'emploi est l'un de ces leviers.

N'oublions pas que ce sont souvent les jeunes qui pâtissent le plus du manque de réformes sur les marchés du travail, comme en témoigne le niveau très élevé du chômage qui les touche actuellement. À cet égard, je me félicite de l'initiative prise conjointement par les ministres français et allemand du travail pour apporter des solutions dans ce domaine.

Cette constatation met en évidence un aspect important des réformes : en restaurant la compétitivité et en créant des opportunités pour un plus grand nombre de personnes, elles profitent à la majorité, pas à quelques-uns. Elles sont l'expression de la solidarité entre les citoyens. La solidarité entre les pays est également importante, mais elle n'aurait aucun sens en l'absence de solidarité au sein des pays.

Quel peut être le rôle de la zone euro en tant que telle en faveur de la croissance et de la stabilité en Europe ?

Cette question est aujourd'hui au coeur de la réflexion des gouvernements. Ils s'interrogent sur les failles que contenait l'architecture originelle de l'Union économique et monétaire. Quelles responsabilités convient-il de partager au niveau européen et quels sont les enjeux devant rester du ressort national pour que cette union fonctionne ?

À mes yeux, ce débat doit être guidé par une seule préoccupation : comment protéger au mieux les intérêts fondamentaux des citoyens de la zone euro ? Et lorsque la réponse appelle des transferts de souveraineté, il faut y consentir sans hésitation.

L'union bancaire est un exemple patent.

L'union bancaire est essentielle pour trois raisons au moins. D'abord pour pérenniser les progrès accomplis dans la voie du retour vers l'intégration des marchés financiers. Ensuite pour stabiliser les conditions financières tant dans les pays clés que dans les pays de la périphérie de la zone euro. Enfin pour restaurer l'unicité de notre union monétaire.

Elle comporte deux éléments indispensables : un mécanisme de surveillance unique (MSU) robuste et un mécanisme de résolution unique (MRU) solide.

Un système robuste de surveillance commune est crucial pour renforcer la confiance dans la solidité des banques de la zone euro, qui a pâti des défaillances de la surveillance par le passé. Des progrès ont déjà été accomplis dans ce domaine, et les missions de supervision seront confiées à l'autorité de surveillance unique un an après l'adoption de la législation.

Mais pour que la surveillance commune soit crédible, elle doit être complétée par un dispositif permettant d'assurer la liquidation des banques défaillantes sans engendrer d'instabilité financière. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin d'un mécanisme de résolution unique. Et il est nécessaire de lui donner une puissante dimension européenne afin qu'il puisse s'occuper efficacement des grandes banques internationales.

Une union plus forte est toutefois indispensable au-delà de l'union bancaire. À terme, un rapprochement doit s'opérer entre les pays de la zone euro dans tous les domaines de la politique économique.

L'appel lancé récemment par le Président français et la Chancelière allemande en faveur d'une union économique plus étroite témoigne que ce message a bien été entendu. Mais il est important de mettre la forme en plein accord avec le fond. Je considère qu'une véritable union économique a une triple signification.

Premièrement, chaque pays veille à ce que son économie nationale fonctionne correctement, sans déséquilibres externes et sans chômage élevé. Une union économique forte passe par des économies nationales fortes.

Deuxièmement, elle implique certains transferts de souveraineté au niveau européen, les pays acceptant les décisions prises pour le bien de la zone euro dans son ensemble, même si, parfois, un ou plusieurs d'entre eux peuvent être en désaccord.

Troisièmement, les mêmes règles s'appliquent à l'ensemble des membres de l'union monétaire. Ce n'est pas seulement une question de justice entre les pays, il s'agit aussi d'une condition préalable à l'approfondissement de l'intégration. Une union fondée sur une solidarité mutuelle peut être envisagée seulement s'il est certain que chaque membre respecte les règles.

Pour toutes ces raisons, une union économique plus étroite présuppose un renforcement concomitant de l'union politique. Une extension des pouvoirs au niveau européen doit être contrebalancée par une plus grande légitimité démocratique. À cet égard, tant le Parlement européen que les parlements nationaux ont un rôle essentiel à jouer.

Comme Herman Van Rompuy l'a rappelé, les parlements nationaux sont devenus des institutions de l'Union européenne.

J'en viens à ma conclusion.

La zone euro a réalisé de grandes avancées ces dernières années, mais elle doit encore relever de nombreux défis. Pour ce faire, il appartient aux gouvernements nationaux et aux institutions européennes de travailler de concert.

La BCE fait tout ce qui est en son pouvoir pour stabiliser les marchés et soutenir l'économie. À présent, c'est aux gouvernements et aux parlements de tout mettre en oeuvre pour rehausser la croissance potentielle, renforcer la compétitivité et construire une union économique et monétaire plus forte et plus stable.

En 1871, Victor Hugo lançait, devant cette Assemblée, un appel en faveur de la création d'États-Unis d'Europe. La France peut, aujourd'hui, montrer la même ambition et contribuer à ce que la zone euro franchisse un nouveau cap.

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