Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés. Nous sommes tous conscients que l'Europe traverse une période critique. Depuis 2008, nous vivons une crise à la fois financière et budgétaire, privée et publique, internationale et domestique. Il s'agit d'une crise d'une ampleur et d'une complexité uniques dont la solution ne pourra qu'être d'une ampleur et d'une complexité inédites. D'ores et déjà, nous avons pris des décisions difficiles, mais il reste des défis à surmonter. Le plus important, de loin, est le redémarrage de la croissance. C'est au service de cet objectif qu'il faut envisager le commerce international et que je veux placer la politique commerciale de l'Union européenne.
Dans une économie mondialisée, les échanges internationaux représentent presque la moitié de la production mondiale. Le commerce et la manière de gérer ces échanges deviennent des éléments fondamentaux de la politique économique. Pour cela, l'Europe a besoin d'une stratégie. Il ne s'agit pas de se laisser ballotter par le flot des échanges, mais de se fixer un cap et une méthode pour en tirer le meilleur parti. Cela signifie que nous devons être capables d'analyser avec justesse le fonctionnement du commerce mondial et de définir quels sont nos intérêts, au-delà des clichés et des a priori. L'analyse doit s'articuler autour de trois points.
Premièrement, et contrairement à ce qu'on entend trop souvent, le commerce international peut être un formidable vecteur de croissance et d'emplois pour l'Europe. Il donne à nos entreprises l'accès à des marchés importants et en forte croissance. Quelque 30 millions de salariés européens de l'industrie et des services doivent leur poste aux échanges extra-européens. Ce chiffre a déjà augmenté de 10 millions depuis 1995 et devra augmenter encore si nous voulons retrouver la croissance. Dans les années à venir, 90 % de la croissance mondiale seront générés hors Europe.
Naturellement, la croissance sans précédent des économies émergentes nous oblige à faire face à une concurrence inédite. Nous devons répondre à ce défi sans toutefois perdre de vue que la meilleure réponse consiste à exploiter les occasions offertes par l'émergence de ces nouveaux marchés. Il serait naïf de croire que l'on peut simplement fermer la porte à ces nouvelles sources de concurrence et il serait regrettable de fermer les yeux sur ces opportunités. C'est pourquoi nous avons opté pour une politique d'engagement actif de nos partenaires émergents. Nous ne craignons pas la concurrence, mais des règles claires et justes doivent maximiser les chances de chacun. Dans le même temps, nous ne devons pas sous-estimer les bénéfices que nous pouvons tirer d'un plus grand engagement de nos partenaires traditionnels. Les États-Unis, le Japon et le Canada représentent 20 % de nos exportations et 40 % de nos investissements étrangers. Nous avons des intérêts communs dans la mondialisation. Le renforcement de nos relations nous permettra de disposer d'un levier de régulation de celle-ci.
Deuxièmement, il faut prendre en compte les modifications profondes intervenues dans le mode de production des biens. Les produits ne sont plus fabriqués intégralement dans une seule usine et dans un seul pays. Cela ne veut pas dire que nous n'avons plus rien à produire mais il faut s'insérer dans des chaînes de valeur globales, au sein desquelles nous coproduisons des biens et des services avec d'autres pays. Un excellent exemple en est la construction de l'Airbus A380 qui est assemblé à Toulouse mais fondé sur la collaboration de plus de quinze usines en Allemagne, Espagne, Royaume-Uni et Belgique. Cette réalité rend la fluidité des échanges encore plus importante. Deux tiers de nos importations sont constitués de matières premières, produits intermédiaires et composants utilisés dans le processus de production. Il faut importer pour exporter. Il faut éviter de poser des obstacles à l'accès à notre propre marché qui, loin de nous protéger, deviendraient un handicap pour notre compétitivité.
Troisièmement, d'aucuns prétendent que, dans la conjoncture actuelle, l'ouverture commerciale est un luxe que l'Europe ne peut plus se permettre. Les entreprises européennes seraient faibles et auraient tout à perdre dans la compétition internationale. Les faits ne vérifient pas cette analyse. Aujourd'hui, ce n'est pas la faiblesse des entreprises européennes qui est remarquable, c'est leur force. L'Europe est le premier exportateur et le premier importateur mondial. Elle est aussi le premier investisseur à l'étranger et la première destination des investissements étrangers. Plus remarquable encore, l'Europe a maintenu sa part de marché dans les exportations mondiales, hors énergie. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, celle-ci avoisine les 20 %, en dépit des transformations profondes de l'économie mondiale durant les quinze dernières années marquées par l'arrivée de la Chine, l'Inde et le Brésil. Dans le même temps, les Etats-Unis et le Japon perdaient des parts de marché. L'Europe, en tant que bloc commercial, n'a pas à craindre la mondialisation.
Naturellement, l'Europe n'est pas un tout homogène et les États membres ne réussissent pas tous de la même façon. Certains, comme la France, voient leurs performances se dégrader et leurs déficits commerciaux s'aggraver. Rappelons cependant que, pour les États membres dont la balance commerciale s'est dégradée au cours des dix dernières années, plus des deux tiers de cette dégradation s'expliquent par les échanges intra européens, dans le cadre parfaitement régulé de l'Union européenne et entre pays de niveau de développement équivalent. Ainsi, la France est légèrement excédentaire dans ses échanges extra européens et fortement déficitaire dans ses échanges intra européens. Cela ne signifie pas que le commerce international ne constitue pas un défi mais il ne faut pas se tromper de diagnostic.
Les problèmes de l'économie française ne peuvent pas s'expliquer seulement par la concurrence déloyale ou un degré d'ouverture trop élevé. Les pays qui réussissent en Europe opèrent dans les mêmes conditions. En France, mais aussi dans d'autres pays de l'Union européenne, il existe un problème plus général de compétitivité. La France est un pays riche doté d'entreprises multinationales performantes, d'écoles enviées dans le monde entier et d'instituts de recherche reconnus. Toutefois, comme le Conseil de l'Union européenne l'a relevé dans ses recommandations, il est urgent d'y entreprendre des réformes de fond dans plusieurs domaines, par exemple en revoyant le fonctionnement du marché du travail ou en procédant à l'ouverture des services ou du secteur de l'énergie. C'est d'ailleurs la voie qu'a indiquée le rapport Gallois et qu'a commencé à suivre le Gouvernement dans son pacte pour la croissance, la compétitivité et l'emploi. Le succès de la conférence sociale est de très bon augure à cet égard. C'est uniquement en traitant ces questions qu'une solution au défi de la compétitivité pourra être trouvée. Ne pas le faire en se contentant de pointer la concurrence étrangère et la prétendue naïveté de l'Union européenne seraient non seulement une erreur, mais une faute, et les conséquences pour la France et pour l'Europe en général seraient graves.
Pour autant, cela ne doit pas nous empêcher de faire le nécessaire au niveau européen pour tirer le plus grand parti des changements en cours à l'échelle mondiale. Nous devons poursuivre une stratégie commerciale intelligente et ciblée sur la base des éléments objectifs que je viens de rappeler, ainsi qu'une stratégie offensive et volontariste adaptée aux réalités, qui n'a rien d'idiot ni de naïf.
Notre politique commerciale doit être, tout d'abord, fondée sur le principe de réciprocité. Je soulignerai que nous avons déjà opéré un virage majeur vers plus de réciprocité lorsque nous avons lancé la négociation d'accords bilatéraux il y a six ans. Ce genre d'accord, par nature, est plus propice à l'établissement de concessions réciproques parce que l'objectif de base d'un accord de libre-échange est l'élimination totale et mutuelle des barrières aux échanges. L'objectif de départ de la négociation est celui d'une réciprocité pleine et entière. Toutefois, il nous faut promouvoir une conception positive de la réciprocité, une réciprocité qui vise à amener nos partenaires à notre niveau d'ouverture, et non pas à fermer nos marchés parce que les autres le font. Une telle attitude serait se tirer une balle dans le pied. Vis-à-vis des pays émergents, la réciprocité doit être réaliste et différenciée. Nous avons tout à gagner à engager avec les grands pays émergents avec qui nous commerçons des négociations en vue d'un accès aux marchés réciproque. En effet, ils sont aujourd'hui plus fermés que nous et ils ont des perspectives de croissance plus élevées. Mais ne nous leurrons pas : sachant qu'ils partent de beaucoup plus loin que nous, leurs efforts devront nécessairement être plus importants. Le point d'arrivée ne peut pas être tout à fait le même . Cela suppose que nous soyons prêts à accepter une dose limitée d'asymétrie entre les engagements de nos partenaires émergents et les nôtres.
Parce que la conjoncture nous oblige à prendre une posture plus offensive que par le passé, nous devons nous positionner sur ces marchés en croissance. Cela ne veut pas dire que nous devons renoncer à défendre nos intérêts. Ces derniers sont systématiquement intégrés dans notre approche des négociations commerciales à travers des transitions plus longues ou des clauses de sauvegarde qui évitent toute évolution incontrôlée des échanges. Cependant, nous pouvons rencontrer des sensibilités sectorielles, qui sont souvent le résultat d'un problème plus large qu'il convient de traiter avec d'autres instruments.
Si, au niveau des négociations commerciales multilatérales, les éléments clés du cycle de Doha sont bloqués et risquent de le rester pendant une période non négligeable, il y a, en revanche, une réelle possibilité d'avancer sur la question de la facilitation des échanges au cours de cette année. Nous allons travailler dur pour obtenir un accord lors de la conférence ministérielle de Bali, en décembre prochain. Nous avons fixé surtout un agenda de négociations bilatérales sans précédent, qui est probablement le plus ambitieux aujourd'hui parmi les grandes puissances commerciales. Si nous parvenons à les mener à bien, ces accords bilatéraux pourraient relever structurellement notre trajectoire de croissance à hauteur de 2 % du PIB soit 250 milliards d'euros pour l'ensemble de l'Europe. Ces accords de libre-échange couvriront non seulement les barrières commerciales traditionnelles comme les droits de douane, mais aussi tous les sujets clés et d'avenir pour nos entreprises, comme les services et l'investissement, les obstacles d'ordre réglementaire, les marchés publics et la protection de la propriété intellectuelle. Nous avons d'abord ciblé les pays émergents. Nous négocions notamment avec les pays de l'Asie du Sud-Est regroupés dans l'ASEAN et avec l'Inde. Un accord avec l'Inde nous permettrait, pour la première fois, d'engager un grand pays émergent dans un exercice sérieux de libéralisation des échanges sur une base réciproque. Sa portée systémique serait considérable, de même que les bénéfices tangibles qu'il apporterait aux opérateurs européens en leur donnant accès à un marché qui devrait devenir rapidement un des plus importants au monde. Nous négocions avec l'Inde depuis maintenant cinq longues années. Nous allons au-delà de ce qui s'est fait jusqu'ici et que nous poussons nos partenaires hors de leurs zones de négociations habituelles et finalement confortables. Si nous avions voulu conclure avec l'Inde sur la même base que le Japon l'a fait il y a quelques années, les négociations auraient abouti depuis longtemps. Collectivement, les pays de l'ASEAN sont un géant économique méconnu. Nous avons fait un très important pas en avant à la fin de l'année dernière en concluant les négociations avec Singapour. Cet accord servira de référence pour les négociations en cours avec les autres pays, comme le Vietnam et la Malaisie.
Nous n'avons pas, aujourd'hui, la perspective d'un tel accord avec la Chine, mais nous devrions engager, cette année, des négociations pour un accord sur l'investissement. Nous nous engageons avec la Chine sans naïveté ni illusion, mais sans acrimonie. La réalité est que l'Europe et la Chine sont devenues indispensables l'une à l'autre. Nous devons trouver le moyen de rééquilibrer notre relation tout en l'approfondissant. C'est dans l'intérêt de la Chine elle-même d'aller vers plus d'ouverture et ce sera un des enjeux du nouveau leadership mondial.
Nous devons également approfondir nos relations avec nos partenaires développés. Nous sommes maintenant très proches de la conclusion d'un accord de libre échange avec le Canada. Outre son importante valeur intrinsèque, cet accord doit aussi nous permettre de nous préparer à des accords avec deux économies encore plus importantes. En novembre, les États membres ont autorisé l'ouverture de négociations avec le Japon, quatrième économie mondiale qui reste une des plus fermées de l'OCDE. Cela signifie de nombreux défis à relever dans les négociations s'agissant particulièrement de l'élimination des barrières réglementaires aux échanges. Mais cela représente aussi un potentiel considérable. Les prochaines grandes négociations s'engageront avec les États-Unis. Un groupe de travail à haut niveau a été mis en place il y a un peu plus d'un an. J'espère achever ces travaux préparatoires avec mon homologue américain dans les prochaines semaines. Là encore, il ne s'agira pas d'une négociation facile. Les droits de douane entre nos deux économies sont déjà très bas. L'essentiel des enjeux porte donc sur des questions réglementaires. Le potentiel de convergence entre nos deux modèles doit nous apporter des bénéfices mutuels, sans pour autant remettre en cause nos choix fondamentaux de société. Là encore, il n'y a pas de doute possible sur le potentiel d'un tel accord. Notre relation représente déjà 15 millions d'emplois, 2 milliards d'euros de commerce par jour et plus de 2 000 milliards d'euros d'investissements croisés.
Cette stratégie d'engagement ambitieuse avec nos partenaires émergents et développés ne serait rien si nous n'étions pas capables de la faire appliquer. Nous mettons donc un accent particulier sur la mise en oeuvre des accords, le respect de la règle de droit et le combat contre les pratiques commerciales déloyales : c'est une priorité clé pour l'Europe. Cela passe par de multiples instruments, et notamment le règlement des différends dans le cadre de l'OMC, domaine dans lequel l'Union est aussi active et plus efficace qu'aucun de ses partenaires, États-unis compris. Nous avons ainsi sensiblement le même nombre de contentieux que ceux-ci au cours des deux dernières années – cinq pour l'Union européenne, six pour les États-Unis –, mais nous avons obtenu plus de succès en obtenant gain de cause ou, mieux encore, en réglant les problèmes sans avoir besoin d'aller jusqu'au bout de la procédure. Au cours de l'année écoulée, nous avons gagné dans un contentieux très important avec la Chine sur un dossier concernant les matières premières et nous avons engagé une procédure sur les terres rares. Nous avons avancé dans le conflit impliquant EADS et Boeing avec les États-Unis et nous avons agi contre les restrictions commerciales injustifiables de l'Argentine. Toutefois, charité bien ordonnée commençant par soi-même, nous ne serons crédibles pour combattre le protectionnisme dans le monde que si nous savons nous-mêmes résister aux tentations de protectionnisme. Cela dit, nous n'hésitons pas à utiliser les instruments antidumping et antisubventions quand c'est nécessaire et justifié. L'ouverture récente d'une enquête sur les exportations de panneaux solaires chinois en est la meilleure preuve. Il est important que nous utilisions ces instruments à bon escient, quand les conditions pour le faire sont pleinement remplies. Personne n'a intérêt à une gestion politique des instruments de défense commerciale, qui ne ferait que les affaiblir. J'ai l'intention de faire des propositions pour mettre à jour cet arsenal dont la dernière révision date d'il y a quinze ans. Depuis, le monde a évolué. Toutefois, je le ferai sans changer les équilibres fondamentaux qui les sous-tendent.
Notre stratégie commerciale est probablement la plus ambitieuse qui ait été développée jusqu'ici et la plus couronnée de succès. J'ai appris que la ministre du commerce extérieur Mme Nicole Bricq a développé une stratégie pour le commerce extérieur de la France qui concentrera les efforts de l'administration sur un certain nombre de pays des secteurs où la demande est forte et où l'offre française est reconnue. Je suis heureux de constater que les accords que nous avons déjà mis en oeuvre couvrent le quart des exportations françaises vers les pays ciblés par Mme la ministre. Si nous mettons en oeuvre l'agenda que je viens de vous présenter, ce sont trois quarts des exportations françaises vers ces pays prioritaires qui seront couverts par les accords de libre-échange et bénéficieront de conditions extrêmement avantageuses d'entrée sur les marchés de nos partenaires. Pour mener à bien cette politique, il nous faudra cependant l'appui de tous les États membres. Les difficultés sont nombreuses et c'est normal. Ainsi certains intérêts sectoriels spécifiques nous poussent trop souvent à changer de cap, voire à faire marche arrière. Mais aller de l'avant n'est pas une option pour l'Europe dans la conjoncture actuelle. Nous ne tirerons pleinement parti du nouvel ordre du monde qu'en le modelant à notre avantage, pas en lui tournant le dos.