Intervention de Bernadette Segol

Réunion du 8 octobre 2013 à 17h30
Commission des affaires européennes

Bernadette Segol, secrétaire générale de la Confédération européennes des syndicats :

Le nombre de questions que vous posez est impressionnant, c'est pourquoi je vais les évoquer d'abord en surface, afin que nous puissions ensuite échanger de façon plus approfondie.

C'est effectivement la première fois que nous sommes invités par votre commission et cette initiative répond tout à fait à notre souhait : nous voulons en effet participer le plus possible à l'établissement de liens avec les États. Il est important que notre message passe.

S'agissant de l'emploi, nous trouvons que la situation actuelle d'éloignement des travailleurs vis-à-vis de l'Union européenne est problématique. Cette situation d'éloignement est palpable même au sein du comité exécutif de la Confédération européenne des syndicats. Cela reflète les hésitations des travailleurs vis-à-vis de l'Union européenne. C'est dangereux. Nous sommes en effet favorables à une intégration européenne, facteur de croissance, d'emploi et de progrès social, mais des doutes se font jour. Il est donc important de les prendre en considération.

Pour ce qui concerne la réorientation de l'Europe vers la solidarité sociale, quel syndicat pourrait être contre ? Mais ce sujet est lié à la question : l'Union européenne a-t-elle des compétences en matière sociale ? La réponse est positive, mais la question sociale y est abordée par le biais de la question économique. L'impact de la gouvernance économique de l'Europe sur sa politique sociale, c'est cela la compétence sociale européenne … L'idée est de faire du social via l'économie. Or, nous réduisons le modèle social européen par ce biais.

Je voudrais faire passer un message. Certains États membres, notamment la Grande-Bretagne, cherchent des alliances avec l'idée de laisser l'Union européenne se débrouiller sur une gouvernance économique avec plus ou moins de protection sociale. Il faut être clair : quoi que nous fassions, il ne faut pas le concevoir comme un marché entre États membres et États non membres. Je suis inquiète : la diplomatie britannique est efficace et le Premier ministre, M. David Cameron, souhaiterait un référendum … Des tractations de couloir ont lieu actuellement et risquent de se faire au détriment d'un marché intérieur qui ne doit pas être qu'économique !

Il y a également des initiatives émanant des différents États membres qui estiment qu'on ne peut agir par des traités sur les questions sociales. Beaucoup d'entre eux sont méfiants quant à la possibilité de progresser sur l'harmonisation fiscale et sociale. La question à poser est la suivante : quelle solidarité pouvons-nous avoir entre pays européens ? Dans quelle mesure les États les plus forts sont-ils déterminés à dire que les solutions ne sont pas individuelles, mais passent par l'Union européenne ?

Nous devons faire valoir auprès de ces États le raisonnement suivant : les problèmes à court terme ou moyen terme vont vous toucher également. Pour faire progresser l'idée de solidarité économique, il ne faut pas la considérer sous un angle moral. Chacun comprendra que, pour un travailleur allemand par exemple, il est difficile d'admettre que son pays, qui a déjà consenti beaucoup d'efforts dans le passé, ne serait-ce qu'avec l'absorption de la RDA, doit maintenant soutenir les travailleurs grecs etc. … Il faut leur dire que les États les plus forts ont bénéficié de la monnaie unique qui leur a permis de vendre leurs marchandises dans des États plus faibles, et qu'ils seraient eux-mêmes affectés par répercussion si ces États plus faibles avaient trop de problèmes…

Nous avons toujours soutenu l'idée d'un plan d'investissements européens, en soulignant qu'à défaut nous n'arriverons pas à résoudre les problèmes économiques et d'emploi. On ne peut admettre l'idée d'un monde du travail auquel on dirait que l'on a sauvé les banques, mais qu'il est impossible de mobiliser des fonds pour l'investissement et pour l'emploi. Alors que l'on a quasiment multiplié par trois les dettes publiques pour sauver les banques dans certains États membres, il n'y aurait pas de possibilité de mobiliser des fonds pour l'emploi ? Ce serait vraiment très dur à expliquer…

Si la solidarité est complexe à mettre en oeuvre, la solidarité fiscale l'est particulièrement. Dès lors que la concurrence fiscale persistera entre les États membres ayant des régimes fiscaux avantageux, comme l'Irlande, les conditions d'une concurrence juste ne pourront jamais être réunies. Or cet objectif doit être poursuivi. La notion d'harmonisation est très compliquée à définir. Il ne s'agit pas que tous les États membres appliquent les mêmes lois sociales, ce qui n'est sans doute pas souhaitable, mais de faire en sorte de tendre vers une convergence vers le haut.

La communication sur la dimension sociale de l'Union économique et monétaire témoigne de la volonté du commissaire Laszlo Andor de faire avancer les choses en dépit de l'opposition de nombreux États membres. Il est clairement apparu que la majorité des commissaires européens ne sont pas favorables à la dimension sociale de l'Europe. Je dois souligner que le commissaire Michel Barnier n'est pas de ceux-là et il a notamment soutenu l'adoption des directives relatives à la modernisation des marchés publics. Quant au Président José Manuel Barroso, s'il a officiellement déclaré que l'Europe sociale était importante, il n'est pour le moment pas passé aux actes.

Nous avons demandé que des indicateurs sociaux soient pris en compte lors du semestre européen. Mais à quoi vont-ils servir ? Comment seront-ils déclinés et ne seront-ils pas formulés en termes trop généraux ? Quel pourra être leur poids dans la gouvernance économique et seront-ils susceptibles d'infléchir les recommandations des politiques économiques ? En un mot, quand on sait quel peut être l'impact direct des revenus, des inégalités, la pauvreté sur les conditions économiques, comment leur donner du « mordant » ?

Je soulignerai le rôle fondamental que les gouvernements et les Parlements nationaux ont à jouer dans le développement de l'Europe sociale. L'augmentation des inégalités va à l'encontre de la cohésion sociale européenne et plus fondamentalement de tout projet européen. Cela implique un changement des politiques économiques qui sera très difficile. Je voudrais ici rappeler qu'en 2012, la direction des affaires économiques et financières de la direction générale du marché intérieur a présenté un rapport sur le marché du travail. Outre que la coordination avec les services du commissaire Andor a été complétement absente, cela témoigne de la volonté de la direction générale du marché intérieur de s'approprier le sujet. Selon ce rapport, affaiblir la négociation collective et le salaire minimum permettraient de favoriser la croissance ! Malgré les tentatives de José Manuel Barroso de nuancer le propos, il est injustifié et inacceptable que cette direction se permette une intrusion dans le domaine des relations sociales qui n'est pas de sa compétence. Par la suite, le commissaire Olli Rehn a publié un corrigendum indiquant que le rapport n'avait pas été approuvé par la Commission. Cela ne l'a pas empêché d'écrire sur son blog, alors qu'il était en vacances en Espagne, que si les syndicats espagnols acceptaient des baisses de salaires, la compétitivité avec la France pourrait être améliorée ! Tout cela est révélateur de l'état d'esprit dominant visant à une convergence vers le bas qui est le contraire de ce qui a été à la base du projet européen. Voulons-nous aboutir à des conditions de travail semblables à celles du Bangladesh ? Pensez-vous que les peuples peuvent approuver un tel projet ? Un sursaut est nécessaire car l'Europe ne peut se passer du soutien de ses citoyens.

La « garantie jeunes » est une initiative intéressante mais il faut en nuancer la portée. Ainsi si huit milliards sont débloqués sur six ans, les États devront contribuer financièrement à sa mise en place. Si dans le même temps, les règles relatives à la maitrise de la dette publique et aux disciplines budgétaires sont maintenues, cette initiative risque de ne jamais voir le jour dans les pays qui n'en n'auront pas les moyens budgétaires. Il faut donc donner aux États l'espace budgétaire nécessaire à sa mise en oeuvre .

S'agissant du salaire minimum, la position de notre confédération est de défendre la notion de salaire décent, c'est-à-dire celle définie par le Conseil de l'Europe : 60 % du salaire moyen national. De plus en plus , apparaît la nécessité d'une législation en la matière. Nous avons sur ce point quelques hésitations dans la mesure où dans certains pays nordiques, les syndicats sont suffisamment forts pour imposer, par la voie de la négociation, une garantie de salaire minimum. De plus, en tant qu'organisation syndicale, nous préférons par principe les solutions négociées à celles imposées par la loi . Mais dans de nombreux pays, il n'apparaît pas possible de couvrir l'ensemble des travailleurs par la négociation collective. Il faut donc réfléchir aux conditions dans lesquels pourrait être instauré ce salaire décent et quelles formes il pourrait revêtir, en intégrant notamment les préoccupations des pays nordiques ayant un niveau de salaire supérieur. Il faudra faire preuve d'assez d'imagination et de flexibilité pour définir un système viable. Cependant, le salaire minimum n'est pas la panacée dans la mesure où les niveaux moyens de salaires dans certains pays sont proches du seuil de pauvreté. Il faut donc améliorer ce niveau et travailler sur la notion de plancher, tout en prenant en compte les préoccupations des pays dans lesquels un tel plancher existe déjà et est supérieur.

Les stabilisateurs automatiques sont importants en période de crise et le système européen d'assurance chômage constituera un stabilisateur automatique qui aura l'avantage de s'ajouter aux stabilisateurs nationaux. Cependant un tel dispositif implique des transferts financiers qui, en tout état de cause, prendront du temps. De plus, se pose la question de l'incidence d'un tel système sur les systèmes nationaux. Ainsi en Belgique, les prestations d'assurance chômage sont distribuées par le mouvement syndical. L'impact doit donc en être mesuré.

S'agissant de la responsabilité sociale des entreprises, nous y apportons notre soutien à condition que cela ne conduise pas à mettre de côté le dialogue social dans l'entreprise. Or c'est souvent ce qui s'est passé. Les chartes et le suivi sont souvent optionnels. Faut-il un encadrement législatif ? le plus important est que la responsabilité sociale des entreprises ne se développe pas dans le dos des organisations syndicales.

La directive relative au détachement des travailleurs a fait partie du paquet législatif définissant une Europe sociale. Je voudrais vous alerter sur une communication provenant de la Commission qui sans apporter d'éléments nouveaux, propose d'examiner de près la directive et envisage la fusion des contrats et leur simplification au nom de la lutte contre la bureaucratie. Une telle initiative, venant du commissaire Antonio Tajani, qui n'a pas la réputation d'être favorable à une régulation sociale, ne peut que nous alerter. Cette directive pose un problème majeur de concurrence loyale sur les salaires et en tant qu'élus , vous avez sans doute de nombreux exemples à citer. L'esprit de cette directive était clair et visait à l'égalité des travailleurs. Mais les décisions de la Cour de justice de l'Union européenne l'ont remis en cause. Une grande partie des difficultés tient aux contrôles de l'application de la directive et des responsabilités en chaine liées à la sous-traitance. Des consultations sont prévues avec Pervenche Bérès, présidente la commission de l'emploi et des affaires sociales au Parlement européen, pour trouver une solution. Il faudra voir dans quelle mesure nous aurons des points d'accords et pour notre part, nous ne sommes pas favorables à une solution issue du trilogue.

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