Intervention de Thomas Piketty

Réunion du 13 mars 2013 à 8h45
Commission des affaires européennes

Thomas Piketty :

Mon propos pourrait être résumé en quelques propositions : une monnaie unique ne peut pas fonctionner très longtemps avec dix-sept dettes publiques différentes ; il convient dès lors de mutualiser ces dettes et donc le vote du déficit, ce qui suppose plus qu'une conférence budgétaire consultative : un parlement budgétaire de la zone euro, s'appuyant sur les parlements nationaux et issu d'un changement de traité.

Jusqu'en 2009, les taux d'intérêt appliqués au remboursement de la dette étaient identiques dans tous les pays de la zone euro. Cela a contribué à faire naître l'impression que la dette publique était commune, conviction qui s'est subitement effondrée lorsque les marchés sont entrés dans une spirale de panique nourrie par des interrogations sur la capacité de chaque pays à faire face à sa dette. C'est à partir de 2009 que les taux ont commencé à diverger, les écarts ne cessant de se creuser les années suivantes. Cette situation perdure et l'on risque fort de ne pas en sortir. Il faut se rendre compte de l'ampleur du coût et de l'incertitude que cela représente pour les États, qui ont vu leur taux d'intérêt croître fortement : lorsque la dette publique atteint 100 % du PIB, selon qu'on la rembourse à un taux de 3, 4 ou 5 % comme l'Italie et l'Espagne ou qu'on bénéficie d'un taux de 0, 1 ou 2 % comme la France et l'Allemagne, cela fait une différence considérable dans un budget, cependant que ne pas connaître le taux d'intérêt à deux points près rend très difficile la conduite d'un effort d'assainissement budgétaire. En effet, il est délicat d'expliquer à l'opinion la nécessité de réaliser des économies portant sur quelques centaines millions d'euros – déjà très ardues à trouver – lorsque plusieurs dizaines de milliards d'euros dépendent de la charge d'intérêt de la dette et du taux qui lui est appliqué.

Le cas de l'Italie est emblématique à cet égard : alors que le pays se trouve en excédent budgétaire primaire de 2,5 points de PIB – ce qui signifie que les Italiens paient en impôts 2,5 points de PIB de plus qu'ils ne reçoivent en dépenses publiques –, le déficit secondaire atteint 2,5 points de PIB, car la charge de remboursement de la dette s'établit à 5 points de PIB. L'Italie possède une grande habitude de payer des intérêts élevés depuis quarante ans car elle a commis l'erreur d'avoir laissé monter sa dette mais, jusqu'à l'instauration de l'euro, il lui était possible de stimuler la machine économique en dévaluant sa monnaie. La solution n'avait rien d'agréable mais elle permettait de relancer l'activité en favorisant les exportations et en créant une inflation modérée – instrument utilisé par tous les pays au XXe siècle, à commencer par l'Allemagne, pour soulager le poids d'une dette excessive. La nouveauté de la situation actuelle réside dans la perte de souveraineté monétaire. L'option de la dévaluation de la monnaie ayant disparu, il ne subsiste, pour améliorer la compétitivité du pays, que la dévaluation interne, qui consiste à réduire les salaires et les prix à l'intérieur du pays, mais qui se révèle toujours douloureuse, car elle peut durer une dizaine d'années et provoquer une rupture avec l'opinion publique.

Pour compenser cette perte de souveraineté monétaire, il faut ouvrir la possibilité d'une mutualisation des dettes publiques, permettant de bénéficier d'un taux d'intérêt bas et, surtout, prévisible car il importe avant tout de pouvoir anticiper.

Comme les dettes publiques des États membres de l'UE sont d'une taille très modeste par rapport aux bilans des grandes banques internationales et aux masses financières qui s'échangent sur les marchés financiers, il suffit d'un léger dérèglement, d'une vague spéculative ou d'une appréciation négative portée sur la dette d'un pays par une poignée d'opérateurs pour que les taux d'intérêt s'envolent et qu'une économie soit plongée dans le désastre. Plusieurs dizaines de thèses de sciences politiques seraient nécessaires pour calculer la probabilité de défaut sur la dette de tous les pays du monde et les traders, incapables d'effectuer cette estimation, feignent d'y arriver en décidant arbitrairement que le différentiel de taux entre deux pays doit s'établir à trois points, et non à six ou à deux. Il s'agit, non d'un complot de leur part, mais d'un jeu de hasard et les dirigeants allemands – et parfois français – se trompent lorsqu'ils affirment que le bas niveau des taux d'intérêt est conforme à la justice et à la morale, et consacre leur bonne gestion des finances publiques. Ces taux ne résultent en réalité que de calculs de coin de table que les marchés financiers peuvent revoir du tout au tout en quelques mois. La France et l'Allemagne se trouvent actuellement du bon côté de la barrière, mais cela ne tient pas à la qualité des politiques conduites. En fait, les niveaux des taux d'intérêt et la construction de l'UEM dans son entier reposent sur du sable, ce qui comporte de nombreux dangers et empêche l'UE d'avancer sur des sujets importants.

Résoudre ce problème dans le cadre des institutions actuelles me paraît impossible. Si l'on veut mutualiser la dette publique au sein de la zone euro – du moins entre les pays qui le souhaitent –, il faut accepter que la quantité d'émission de cette dette commune ne puisse être arrêtée à l'échelle des États, ce qui implique le vote en commun du niveau de déficit, et donc la création d'un parlement. Plutôt que de créer une chambre dévolue à la zone euro à l'intérieur du Parlement européen – option qui impliquerait un trop grand contournement des parlements nationaux –, la solution avancée ici et là consiste à créer un parlement budgétaire de la zone euro, réunissant des députés des parlements nationaux au prorata de la population de chaque État. Elle s'inspire de l'article 13 du TSCG – qui prévoit « l'organisation et la promotion d'une conférence réunissant les représentants des commissions concernées du Parlement européen et les représentants des commissions concernées des parlements nationaux afin de débattre des politiques budgétaires » –, à ceci près que ce parlement disposerait d'un pouvoir de décision au lieu d'être une institution seulement consultative.

Que voterait ce parlement exactement ? Je ne prétends pas avoir de solution complète, et la construction européenne n'ayant pas d'équivalent dans l'Histoire, nous sommes réduits à inventer. Il est toutefois clair que ce parlement devrait au minimum fixer le niveau du déficit, chaque parlement national restant libre d'établir le montant des dépenses et des recettes budgétaires. Ensuite, il est possible d'envisager que des instruments fiscaux et budgétaires soient mis en commun, mais il s'agit d'une autre étape sur laquelle je ne me prononce pas à ce stade.

Conférer à un parlement de la zone euro le vote en commun du déficit entraînerait un changement profond et indispensable pour mettre en oeuvre certaines propositions, comme celle du fonds de rédemption de la dette publique, émise par le conseil des experts économiques de la chancellerie allemande en décembre 2011. Cette idée, très intéressante bien qu'imparfaite, a été reprise dans de nombreux rapports – dont celui du Parlement européen sur les eurobonds, rédigé par Mme Sylvie Goulard, qui qualifie de première urgence la constitution de ce fonds de rédemption. Elle repose sur la mise en commun de toutes les dettes publiques dépassant 60 % du PIB – le premier contributeur serait l'Italie, du fait du montant de sa dette, et le deuxième serait l'Allemagne en raison du niveau élevé de son PIB, puis viendraient la France et l'Espagne. Ce projet a été refusé par Mme Merkel, mais il a été soutenu par les sociaux-démocrates allemands et par les centristes au Parlement européen. Il comporte une lacune, que le rapport de Mme Sylvie Goulard ne comble pas : tout se passe comme si, une fois ces dettes mises en commun, cet ensemble devait être géré en « pilotage automatique » jusqu'à son extinction, prévue au bout de vingt-cinq ans. Chaque État rembourserait l'équivalent de la quantité de dette placée dans le fonds ; cet amortissement s'effectuerait à un taux d'intérêt commun lié à l'émission annuelle de dette rendue nécessaire par l'arrivée à échéance des titres en cours. Après vingt-cinq ans, chaque État n'aurait plus à supporter qu'une dette représentant 60 % de son PIB. Le schéma peut apparaître séduisant, mais il est impossible de décider du rythme de désendettement annuel des vingt-cinq prochaines années car trop de facteurs, dont la conjoncture économique, entrent en jeu.

L'idée de créer un fonds de rédemption est donc bonne, mais il reste à concevoir le volet politique de ce projet : qui décidera chaque année de l'intensité du désendettement et donc du déficit annuel de ce fonds ? C'est pour cela que la viabilité de cette proposition dépend de la création d'un parlement budgétaire de la zone euro. Le Conseil des chefs d'État et de gouvernement ne peut plus constituer l'unique organe de décision, réuni en permanence dans des sommets de la dernière chance qui aboutissent à des proclamations de sauvetage de l'UE en fin de nuit sans que les citoyens – voire les dirigeants eux-mêmes – sachent ce qui a été décidé. Cette Europe-là ressemble davantage à celle du Congrès de Vienne qu'à une union démocratique ! J'insiste sur ce point, car nous avons longtemps vécu dans l'illusion – présente lors du débat sur le traité constitutionnel de 2005 – que la création d'un parlement budgétaire ou d'une deuxième chambre du Parlement européen serait inutile puisque Parlement et Conseil aboutissaient déjà à une forme de bicaméralisme, le premier représentant les peuples et le second les États, à l'image de la Chambre des représentants et du Sénat américains. Or un organe seulement constitué de vingt-sept membres, et dans lequel deux d'entre eux – le chef d'État français et la chancelière allemande – pèsent bien davantage que les autres, ne ressemble pas à une chambre haute d'un parlement, dont les débats sont publics et débouchent sur un vote et sur des décisions connues de tous.

Vingt membres – ou plus – de chaque parlement national composeraient le parlement budgétaire de la zone euro et voteraient souverainement le déficit chaque année, des rectifications pouvant être décidées en cours d'exercice. Une telle architecture devrait également comprendre un ministre des finances de la zone euro qui, désigné par exemple par le parlement budgétaire et par les chefs d'État et de gouvernement, recevrait la mission de soumettre des propositions à ce parlement. Que chaque pays émette, de son côté, sa propre dette resterait envisageable, mais celle-ci ne bénéficierait d'aucune garantie collective et risquerait donc d'être lourde à supporter, situation que connaissent certains États fédérés aux États-Unis.

Comme les apports de chaque État dans le fonds commun de dette seront inégaux, les pays devront faire face à des obligations financières différentes, ce qui rendra le vote collectif dépendant des clivages nationaux. Ce défaut sera toutefois moindre qu'aujourd'hui, où les décisions prises par le Conseil des chefs d'État et de gouvernement sont la résultante de l'affrontement des intérêts de chacun. Des coalitions politiques transnationales pourront en effet émerger lors de votes sur la définition du rythme de désendettement. La démocratie parlementaire tranchera et un tel mécanisme, malgré ses imperfections, sera toujours préférable au système actuel car il sera mieux à même de faire converger les taux d'intérêt entre les grands pays de la zone euro, facilitant ainsi un assainissement budgétaire qui apparaît impossible dans la situation présente. Même si l'existence de la zone euro ne semble pas en jeu, les Italiens et les Espagnols étant très attachés à l'euro, ne pas s'engager dans cette voie nous ferait perdre beaucoup de temps dans la construction d'un système politique, économique et financier qui soit à la hauteur de notre modèle social, le meilleur du monde.

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