Intervention de Thomas Piketty

Réunion du 13 mars 2013 à 8h45
Commission des affaires européennes

Thomas Piketty :

Monsieur Caresche, pour ma part, je n'ai entendu aucune proposition française publique en faveur d'une mutualisation de la dette. On ne peut donc pas prétendre que les Allemands nous auraient opposé un refus sur ce point. Cela dit, parler de mutualisation de la dette sans savoir qui décide du niveau du déficit commun, c'est une gigantesque blague ! Le président de la Bundesbank a eu raison de répondre au Monde, en avril dernier : « On ne confie pas sa carte de crédit à quelqu'un si on n'a pas la possibilité de contrôler ses dépenses. » Prenons donc les Allemands au mot en faisant une proposition publique sur le mode de gouvernance qui permettrait de décider du montant du déficit ! Ils répondront tout aussi publiquement et, en tout état de cause, cet échange permettra de prendre date et, éventuellement, d'avancer.

Si les membres de la Commission des affaires européennes de l'Assemblée le pensent, il me semble important qu'ils écrivent noir sur blanc que seul un parlement souverain sera en mesure de se prononcer sur le niveau de la dette commune ou sur de mesures fiscales essentielles. Certes, votre Commission a appelé à la réunion d'une conférence budgétaire, mais celle-ci n'aurait qu'un caractère purement consultatif, ce qui n'est pas satisfaisant. Il faut affirmer que cette conférence ne peut constituer qu'un premier pas vers la création d'un parlement budgétaire souverain de la zone euro. Dire les choses permet au moins de donner un peu d'espoir – denrée qui se fait rare par les temps qui courent.

Dans cette perspective, monsieur le député, vous avez raison de constater que le Parlement européen pose un problème d'autant moins négligeable que les responsables politiques les plus favorables à l'Europe, qui y siègent, ont tendance à défendre les prérogatives de l'institution – ce qui peut entrer en contradiction avec leur désir de voir progresser l'union budgétaire. J'imagine très mal que l'on donne un jour au Parlement européen dans sa configuration actuelle le pouvoir de voter le niveau du déficit public des pays de la zone euro. Nous continuerons donc à tourner autour du pot tant que nous n'assumerons pas le fait que la création d'une chambre parlementaire budgétaire est nécessaire.

Après tout, cette solution n'est pas si originale : de nombreuses fédérations pratiquent déjà le bicaméralisme. Pour ce qui est de l'articulation entre les deux chambres, le dernier mot concernant le déficit devrait revenir au parlement budgétaire de la zone euro issu des parlements nationaux, même si l'on peut imaginer une sorte de navette sur le modèle français – le Parlement européen tel que nous le connaissons jouant le rôle du Sénat. L'actualité tend en effet à montrer qu'un droit de veto attribué aux deux chambres sur le modèle nord-américain pourrait poser certains problèmes. Cela dit, les comparaisons sont vaines, chaque construction politique fédérale de cette taille étant un cas unique. Le jeu reste donc très ouvert.

Aujourd'hui, l'urgence, c'est la crise de la dette. Le niveau des taux d'intérêt, souvent considéré comme une donnée abstraite, peut transformer la situation budgétaire d'un État. Ainsi, si le remboursement de leurs dettes n'est pas pris en compte, l'Italie et même la Grèce sont aujourd'hui en excédent primaire : leurs dépenses publiques sont inférieures à leurs rentrées fiscales. Néanmoins, les Italiens ont payé l'année dernière des impôts très élevés pour constater à la fin de l'année qu'en raison de l'énormité de la charge de la dette, leur pays restait en déficit. Les Européens félicitent Mario Monti pour sa politique mais ses concitoyens se demandent à quoi a servi leur argent en période de récession puisque le déficit ne diminue pas.

La charge des intérêts de la dette, contractée en grande partie au sein même de l'Union, crée la spirale des déficits. Certes, le niveau élevé des taux d'intérêts est partiellement justifié par la mauvaise gestion passée, mais nous ne sortirons de cette spirale par le haut qu'en unifiant nos capacités d'emprunt. Cette solution se traduirait cependant par une perte de souveraineté, et l'Assemblée nationale devrait abandonner une partie non négligeable de ses prérogatives. Le niveau du déficit serait voté par un parlement budgétaire de la zone euro composé de membres des parlements français, mais aussi allemands – ils seraient même les plus nombreux –, italiens ou espagnols.

La question de la fiscalité se pose avec moins d'urgence que celle de la crise de la dette. Si, à long terme, nous imaginons atteindre un très haut degré d'intégration fiscale, aujourd'hui nous ne pouvons procéder à des harmonisations qu'instrument fiscal par instrument fiscal, en respectant le principe de subsidiarité. Les évolutions peuvent cependant être assez rapides : qui aurait cru, il y a quelques années, aux progrès actuels de la taxe sur les transactions financières ? L'harmonisation en la matière me semble toutefois moins urgente que celle de l'impôt sur les sociétés, qui, faute d'assiette et même de taux communs, fera l'objet de contournements de plus en plus massifs.

Alors que l'explosion depuis vingt ou trente ans du niveau des revenus des ménages les plus aisés constitue une caractéristique des États-Unis par rapport à l'Europe, celle-ci s'est distinguée au cours de la même période par une progression extrêmement forte du patrimoine immobilier et financier des ménages. Si l'on calcule en nombre d'années de PIB, ce patrimoine a retrouvé un niveau que nous n'avions pas connu depuis la Belle Époque. Il est donc autrement plus élevé que la dette publique, pourtant très lourde. Le total du patrimoine immobilier et financier détenu par les ménages de l'Union, net de toute dette, dépasse les 50 000 milliards d'euros, soit vingt fois toutes les réserves de la Chine. Le monde riche est riche : il y a en Europe beaucoup plus de patrimoine que de dettes, et beaucoup plus de patrimoine que partout ailleurs dans le monde.

De telles bases fiscales ne peuvent qu'inciter les gouvernants, quelle que soit leur orientation politique, à taxer ce patrimoine. En Espagne, Mariano Rajoy a ainsi réintroduit l'impôt sur la fortune que la majorité socialiste précédente avait pourtant supprimé. En Italie, Mario Monti a institué une taxe sur les biens immobiliers à un taux huit fois plus élevé que celui applicable aux actifs financiers susceptibles de fuir le pays. Mener isolément une telle politique fiscale n'est pas très satisfaisant, cependant : les patrimoines les plus élevés étant majoritairement composés d'actifs financiers, la taxation limitée au seul patrimoine immobilier crée un impôt régressif – ce qui a même conduit certains hommes politiques italiens à proposer de rembourser les taxes perçues à ce titre.

Sans harmonisation européenne, la souveraineté fiscale reste très limitée. À terme, les questions fiscales sont donc essentielles. Mais, je le répète, il faut déterminer des priorités et procéder instrument par instrument.

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